L'archétype de l'intellectuel français

Un article de Caverne des 1001 nuits.

Sommaire

[modifier] Introduction

L'intellectuel Stéphane Zagdanski[1] vient de publier un livre polémique La mort dans l'œil, critique du cinéma comme vision, domination, falsification, éradication, fascination, manipulation, dévastation, usurpation (sic) dans lequel il critique de manière agressive et simpliste le cinéma dans son ensemble, art mineur selon lui et qu'il compare de manière générale à la littérature dans son ensemble (peut-être parce que lui-même est écrivain et s'est astreint selon ses propres dires à se forger un style) et quelques unes de ses icônes, notamment Jean-Luc Godard.

Dans un entretien avec ce dernier sur une radio nationale, il expose son approche, un bel exemple de pensée tautologique. Au travers de son discours, il est possible d'admirer l'archétype de l'intellectuel français dans toute sa splendeur et finalement à quel point sa démarche si française peut se révéler d'une incroyable perversion par des détournements systématiques de tous les raisonnements naturels qu'elle illustre.

[modifier] Le choix du thème

Pour un intellectuel français ayant des visées polémiques, il est souvent important de choisir avec attention un thème d'étude dans lequel peut s'exprimer une vision critique et, comme nous allons le voir, morale.

Parler du cinéma dans sa globalité est comme parler de la littérature dans sa globalité : cela ne veut rien dire en soi. Au niveau formel, de telles discussions n'engagent que des représentations personnelles, des opinions et des a priori, mais aucune véritable substance, matière à un débat. En ce sens, et dans une comparaison générale du cinéma avec la littérature, le débat se porte autour de concepts creux. Lorsque le thème est creux et par conséquent non réellement définissable, nous entrons dans le débat de principes et les jugements de valeurs, terrain de prédilection de la morale.

Notre intellectuel archétypal commence son raisonnement par un rapprochement assez tiré par les cheveux : il indique que le cinéma considère Eisenstein comme un grand cinéaste malgré le fait qu'il ait fait du cinéma de propagande pour un régime sanguinaire, et que telle appréciation de valeur ne pourrait être vue dans la grande littérature où un tel engagement ne pourrait être compatible avec la renommée. Et de citer le cas de Molière qui selon lui « ne pourrait pas être aussi réputé s'il avait écrit des éloges de Louis XIV » (sic). Le discours se noie dans des références étranges et pieuses à Platon, Nietzsche, Kafka, Foucault ou Derrida pour tenter de se positionner par rapport aux grands philosophes, les références étant citées hors de leur contexte et sans véritable poids argumenté. On sent un auteur en quête de personnalité.

La thèse que ce dernier défend est très contestable, même dans le domaine littéraire, car de grands auteurs « réputés » comme Voltaire, Rousseau, Céline, le Marquis de Sade, Lautréamont, Rimbaud, etc., nous ont laissé un œuvre littéraire qui gagne probablement à être dissocié de leur personnalité humaine, et cela pas uniquement dans le cadre de leurs relations avec un pouvoir politique en place. Ce fut peut-être aussi le cas de Wagner qui nous a légué des opéras exceptionnels tout en étant probablement une personne assez égotique et antisémite. Quoiqu'il en soit, nous n'étions pas là pour juger de ces créateurs au regard de la morale d'aujourd'hui.

Nous sommes, dans cette comparaison entre les arts, entrés subrepticement en plein territoire illogique, en plein irrationnel. L'intellectuel projette son art sur un art ressemblant et tire des conclusions de deux mondes différents dont il a confondu les représentations. En cela, le discours ressemble à une argumentation.

Ce genre de comparaison de deux arts entre eux, si on l'analyse plus finement, exhibe une série incroyable de non-sens : à la fois, on compare un cinéaste du XXème siècle et le climat artistique qui régnait dans un des plus états totalitaires ayant jamais existé, et de l'autre un acteur, auteur de pièces de théâtres, ayant vécu au XVIIème siècle le dur métier d'artiste itinérant sous un régime de droit divin. Que compare-t-on au juste dans cette proposition sinon deux jugement de valeurs subjectifs d'un intellectuel français sur des artistes de deux époques différentes, relativement à leur positionnement personnel (la relation au pouvoir en place à l'époque), l'un étant censé représenter la littérature et l'autre le cinéma ?

Tout apparaît donc comme parfaitement discutable :

  • le fait que ces deux artistes soient représentatifs respectivement de leur art (un auteur de théâtre pour la littérature et un réalisateur génial de films de propagande des années 1930 pour le cinéma),
  • le fait que ces artistes vivaient à des époques différentes dans lesquelles la représentation et le rôle même de l'art était différents,
  • le fait que les relations que tissaient ces artistes avec le pouvoir n'avaient pas la même nature du strict point de vue historique, en raison des régimes politiques dans lesquels ils vivaient,
  • le fait qu'ils soient jugés sur leur résistance ou pas au pouvoir au travers de leur art, perspective très sujette à caution dans la mesure où, sans Louis XIV, Molière aurait peut-être pu ne pas faire de théâtre et sans Staline, Eisenstein aurait pu ne pas devenir un réalisateur génial,
  • la morale insensée qui sous-tend le fait de trouver schématiquement bonne la démarche de Molière de résister et mauvaise celle de Eisenstein de ployer sous le joug de l'autorité et de dénaturer son art par un message de propagande,
  • la scandaleuse généralisation d'un jugement de valeur sur deux individus incomparables à un jugement de valeurs global sur deux arts pris dans leur globalité (littérature et cinéma) : la littérature, c'est le bien contrairement au cinéma qui est le mal parce qu'il fait passer à la postérité des gens comme Eisenstein,
  • l'incroyable application de cette généralisation du jugement de valeurs sur les arts à d'autres personnes de ces deux mondes artistiques, toutes époques confondues, cela pour arriver à la conclusion que la littérature est le meilleur des arts.

[modifier] L'intellectuel moraliste

Nous sommes donc dans un combat purement émotif, narcissique et aux allures morales, dans lequel des pans entiers de l'inconscient collectif français ressortent de manière flagrante. L'intellectuel français définit le bien et le mal suivant sa propre culture et dans une logique manichéenne, héritée de notre tradition judéo-chrétienne. Qui plus est, il le fait sans le savoir, en prétendant le contraire et en oubliant les règles de base de la logique et de la subjectivité. Il semblerait que l'intellectuel sus-cité soit en pleine phase névrotique de perte de contrôle de la pensée, de projection de ses propres tourments sur le monde qui entoure.

La première chose fondamentale oubliée par notre intellectuel est la notion de subjectivité. Ce dernier nous explique qu'il a fait comme choix de vivre par et à travers la littérature « de manière physiologique » (sic). Il sort de son discours une quantité de références littéraires qui semblent peupler son quotidien. Il indique qu'il ne croît pas à l'amitié. Et il écrit un livre pamphlet sur le cinéma en tentant de convaincre que seul son travail a un réel intérêt et que le cinéma est le grand démon. Il y aurait de quoi le plaindre.

[modifier] Pourquoi l'intellectuel français est-il souvent archétypal ?

Pourtant, il n'est pas sans intérêt d'examiner les erreurs logiques dans certains de ses raisonnements dans la mesure où ils semblent représentatifs d'une frange hyper intellectualisée de personnes engagées souvent dans les arts ou la philosophie.

Par leur biais, une propagation de fausses logiques et de faux raisonnements imprègne doucement le public comme certains journalistes. Loin de me baser sur ce seul article pour démontrer la représentativité de la pensée de cet intellectuel dans le cadre archétypal de la pensée contestataire française, j'invite les lecteurs à balayer les articles de ce site traitant de Nietzsche, Sartre ou Foucault.

Nous allons donc, en faisant une référence facile à Derrida, déconstruire le raisonnement de notre intellectuel archétypal.

[modifier] La manipulation de la logique

La logique, dans le raisonnement sur Eisenstein et Molière, est bafouée à plusieurs niveaux :

  • des éléments singuliers humains sont pris comme représentatifs d'un groupe (Molière pour la littérature et Eisenstein pour le cinéma) : c'est la base de la manipulation que de raisonner sur les cas particuliers ;
  • des éléments singuliers sont comparés hors de leur contexte historique ; cette comparaison ne fait référence à aucun système de valeurs explicite mais elle utilise la loi selon laquelle "résister à l'autorité est bien" et "obéir est mal" ; cette comparaison omet aussi le caractère subjectif de l'attrait de celui qui l'émet pour un art ou un autre, et se veut objective ;
  • dans ce raisonnement, une loi générale est constituée à partir d'éléments singuliers et sans recherche de contre-exemples faciles ; nous commençons à toucher à la dangerosité du raisonnement lorsque la loi naît ; la loi ainsi constituée pourrait s'énoncer ainsi : le cinéma est un art dont il faut se méfier car il est capable, à l'inverse de la littérature, d'introniser en tant que génies de fieffés salauds ;
  • cette loi ainsi constituée peut-être appliquée dans sa contraposée et nous touchons là le summum de l'absurde et la criticité du raisonnement : Godard est intronisé comme génie, ce doit donc être un salaud, je suis légitimé à lui vomir dessus.

Il y a donc, dans ces procédés, outre le fait qu'ils appartiennent aux techniques de manipulation dont l'auteur accuse le cinéma, un renversement de la logique de conceptualisation. Pour conceptualiser, il faut d'abord vérifier une loi sur tous les éléments d'un ensemble avant de dire que la loi est vraie pour l'ensemble. On peut alors "conceptualiser" ou assimiler de manière licite les éléments de l'ensemble (dans certaines conditions) à l'ensemble lui-même.

La logique ici exposée fait le contraire : elle crée une loi fondée sur des cas singuliers pris hors de tout contexte pour en déduire une loi extrêmement générale qui de facto s'applique à toutes les parties concernées. Cette méconnaissance fondamentale de la logique montre, d'une certaine façon, de graves lacunes scientifiques voire même philosophiques dans certaines formations de type littéraire. A travers le fait que les intellectuels issus de ces formations infusent leur pensée dans la société, on peut assister à une dégradation structurelle de la qualité logique des raisonnements dans les médias bien sûr, mais aussi chez la plupart des intellectuels.

[modifier] Le mythe français de l'artiste

La position de l'art dans la culture française est probablement moins saine que dans d'autres cultures dans la mesure où l'art est en quelque sorte déifié, et ses adeptes adoptent le plus souvent des Comportements d'extrémistes religieux. Il y a, en France, cette image archétypale d'un artiste intellectuel, incompris (on sent l'influence du romantisme), qui s'élève par son art au dessus de la masse des autres hommes, uniquement parce qu'il crée. L'art n'est pas un phénomène humain, la création n'est pas le propre de l'homme : l'art est un don donné à certains élus se prenant comme tels dans une société qui les légitime en tant que tels. La grande conséquence de cette vision est que, contrairement à la conception de l'art dans d'autres sociétés, notamment les sociétés africaines, l'art n'est pas tissé dans la société, il ne s'exprime pas de manière spontanée, il est à côté de la société, au dessus.

Le fait que l'art français soit dans une large mesure un art d'Etat, très fortement subventionné, évoluant dans de véritables protectorat artistiques où un grand nombre d'artistes peuvent exprimer leur mégalomanie irrépressible, n'est peut-être pas étranger à ce phénomène. L'artiste est un être structurellement différent, en France. Dès lors, les artistes vivant dans un monde parallèle au monde du public se sont inventé leur propres poncifs : ils sont forcément rebelles, de gauche voire d'extrême gauche, ils vouent un culte à l'art et leur dévotion peut apparaître comme étant une façon de vouer un culte à leurs propres travaux. Les artistes isolés du monde sont devenus narcissiques presque mécaniquement. Or, ce narcissisme influe dans leur appréhension du monde et dans les jugements qu'ils portent sur ce dernier sans véritablement le connaître.

Pourtant, l'artiste a toujours besoin de reconnaissance, reconnaissance théoriquement donnée par le public. Mais en raison de cette césure entre l'artiste et la société, l'artiste se retrouve souvent isolé du public et demeure incompris. Le besoin de reconnaissance de l'artiste se transforme donc souvent en mouvements névrotiques de rejet et de refus, de repli sur soi et de condamnation systématique de tout ce qui ne peut comprendre ou vénérer son génie.

La puissance publique est presque la seule à tenter de combler ce besoin de reconnaissance au travers de prises en charge financières d'événements artistiques multiples à l'intérêt artistique très limité et au public rare et peu convaincu (conséquence de la multitude de festivals et de la baisse de la qualité artistique). Paradoxalement, elle médiatise beaucoup ces artistes subventionnés, construisant chaque fois un peu plus un mur entre l'artiste archétypal représenté par les médias et le public. L'artiste a sa place institutionnelle en France, place normalisée et encadrée, et c'est ce qui lui a fait perdre une partie de son identité.

[modifier] Conclusion

L'intellectuel archétypal français hérite de facettes de l'artiste français mythique, la dimension institutionnelle étant moins grande. Capable de construire un message aux apparences d'argumentations, il peut apparaître comme inquiétant dans la mesure où il fait une confiance aveugle dans les textes écrits par d'autres, ses modèles, notamment en philosophie où la compréhension des textes est souvent approximative. On ne voit chez l'intellectuel archétypal qu'un tissu de certitudes fondé sur le dieu «combat contre le système», mais très rarement des doutes, ou de remise en question de sa personnalité. Or, l'absence de doute et le culte religieux de l'art sont aussi des endoctrinements rendant l'homme plus bête qu'il ne l'est. Ce n'est pas parce qu'on est contre que l'on a raison.

Pour finir sur notre instance de départ de l'intellectuel archétypal, au lieu d'écrire un livre pour agresser une nouvelle fois de manière illogique et pompeuse, une nouvelle cible, il aurait pu avoir un ami qui lui aurait dit : « si tu n'aimes pas le cinéma, prends donc un bouquin au lieu d'en écrire un ».

[modifier] Notes

  1. A lire sur le net un entretien avec lui sur lequel beaucoup de choses seraient à dire.