Histoire XXVII

Un article de Caverne des 1001 nuits.

Cela s'est passé il y a pas longtemps. Comme c'est la routine depuis près de vingt ans, on m'avait appelé pour superviser l'enregistrement et la radiodiffusion du concert du deux janvier de la nouvelle année. Nous sommes arrivés avec mes gars aux alentours de quatorze heures parce que, même si ça paye pas de mine, l'installation des micros, l'orientation et les essais, ça prend un bout de temps si on veut pas faire du travail de cochon.

On a sorti tout le matériel. C'est à ce moment qu'on a appris que le concert serait transmis en différé. Je ne sais pas pourquoi mais ce genre de nouvelle me rassure tout le temps. Pourtant il n'y pas de raison, parce qu'une erreur d'enregistrement s'entend aussi bien en direct qu'en différé. Mais je sais que les gars du studio ont réussi à effacer ou compenser certains défauts d'acoustique directement sur la bande ! Ce qu'on peut faire aujourd'hui ! C'est à peine croyable ! Mais attention, les défauts de prise de son, jusqu'à présent - je touche du bois - , c'est pour les autres. Moi ça ne m'est jamais arrivé. D'ailleurs certaines fois, quand j'entends certaines bêtises de mes collègues qui sortent des albums chez des grandes marques, cela me fait de la peine. C'est dommage. Parce qu'avec quelques recettes pas très compliquées, on peut faire du bon boulot. C'est sûr que c'est comme tout : il faut s'y connaître un peu, ne pas passer directement de la machine de terrassement à l'enregistrement de la musique. Et puis surtout, il faut avoir un minimum d'oreille. Et si le minimum est un maximum, ce n'est pas dérangeant. Et il faut apprécier ce que l'on fait, ce qu'on écoute. Moi, j'arrive même à entendre quand les ingénieurs du son ou les techniciens font des enregistrements sans y croire. C'est bizarre comme le son est terne, même si l'interprétation est bonne. Bon, c'est vrai que le matériel y est pour beaucoup, mais les machines ne peuvent pas tout faire, surtout pas remplacer une bonne oreille. Par exemple, moi, je garde toujours les programmes de ce que j'enregistre. En plus, je connais pas mal de dames qui placent les spectateurs, d'abbés dans les églises, et j'essaye de travailler dans une bonne ambiance. Moi, j'accepte tout le monde pourvu qu'il soit honnête. Tenez d'ailleurs, si le cœur vous en dit un jour, je serai très content de vous accueillir sur le lieu de l'enregistrement pour vous expliquer plus en détail les petites ficelles que j'ai acquis depuis vingt ans.

Pour en revenir à ce que je disais tout à l'heure, ça s'est passé il y a pas longtemps. On était à la cathédrale de S*** pour un enregistrement d'un concert d'orgue. Faut vous dire que moi, j'aime bien l'orgue. L'orgue est un instrument fantastique ! Avez-vous déjà été devant tous ces claviers et ce pédalier ? Et dire qu'il faut jouer en touchant à tout à la fois, y compris aux jeux ! Oh, tous ces jeux ! Tous ces sons merveilleux qui peuvent se combiner pour faire une véritable symphonie juste pour un orgue. Un français qui jouait à Notre-Dame l'a fait mais je ne rappelle plus de son nom. Certains de mes collègues font la fine bouche : la musique classique, oui ; mais l'orgue, le clavecin et la musique contemporaine, non. Ils peuvent se le permettre parce qu'il y a du boulot. Mais c'est un raisonnement absurde. Parce que c'est trop ceci ou pas assez cela ! C'est pas pensable ! Et ces gens-là se disent mélomanes alors qu'on voit bien à leur figure qu'ils n'apprécient rien de ce qu'ils font. Je vous l'ai dit, on l'entend encore plus avec un peu d'habitude. Moi, je crois plutôt, en ce qui concerne l'orgue, qu'ils ont un peu peur des églises et des gens qui les fréquentent. Vous savez, pour moi, Dieu, ça va, ça vient. Je crois pas à un destin grandiose une fois que je serai mort. Et le péché originel, j'en parle même pas... C'est des bobards tout ça ! Enfin, ça fait qu'il y a des églises où on peut jouer de la musique et c'est déjà une grande chose. Moi, j'aurais bien aimé être musicien, c'est sûrement pour ça que je me suis retrouvé derrière les micros. Musicien oui, mais pas organiste. Parce que eux, c'est bizarre mais ils sont toujours un peu spéciaux, un peu étranges. Souvent ça se voit déjà à leur tête. Je dis pas que c'est une règle, mais je l'ai remarqué. C'est peut-être pour cela que mes peugnats de collègues préfèrent travailler dans les salles de concert à parader devant le public pendant l'entracte.

Toujours est-il que cela n'a pas tellement d'importance. Donc, il n'y a pas longtemps, j'étais avec les gars à disposer des micros d'ambiance quand l'organiste est arrivé. Lui aussi avait un air bizarre. Nous avons trouvé qu'il venait tôt. Il nous a proposé de faire des essais et j'ai tout de suite dit oui, parce que c'est agréable d'avoir le temps de faire les réglages. En plus si l'organiste n'est pas pressé, on peut lui demander de rejouer des choses ou même de jouer des choses que l'on connaît. Moi, depuis vingt ans que je suis dans le métier, j'en ai écouté des trucs ! Alors, en rentrant chez moi, je regarde le programme et je note ce que j'ai entendu : de une étoile à cinq étoiles. Et après, quand j'ai un peu d'argent, je m'achète des disques avec dessus les morceaux que je préfère. Alors, quand l'organiste a demandé ce qu'on voulait qu'il joue, j'ai tout de suite pensé à une sonate en trio de Bach. Je lui ai dit que ce devait être la dernière en mentant de dire que je ne savais pas combien il y en avait. Je sais très bien qu'il y en a six, je les achetées en disque. Ce qui m'ennuie souvent avec tous ces disques, c'est les petites erreurs d'enregistrement qu'on peut entendre. Il faut que je m'y fasse, c'est dur. J'essaie d'écouter seulement la musique, mais c'est parfois difficile. Je dois dire que je préfère la sixième parce que je l'ai enregistré une fois à Notre-Dame. Un souvenir merveilleux. Donc, ce fameux jour, l'organiste a bien voulu me la jouer pour moi pour que je voie comment ça rendait. C'était terrible. Quand tous les essais ont été terminés, nous sommes allés prendre un café dans un bar pas loin en attendant que l'heure tourne. J'aime bien ces moments d'attente avant le concert ; je sens la pression monter sur les épaules de l'organiste. Car si nous faisons des bêtises dans l'enregistrement, on peut toujours accuser la retransmission. Mais si lui joue mal, c'est le public qui l'estime à sa juste valeur.

Tout était prêt. Le concert démarrait.

Les deux premiers morceaux étaient pas mal, mais je savais que, rentré chez moi, ils n'auraient pas droit à plus de deux croix.

Au troisième morceau, le public a eu un frisson. Puis des gens se sont retournés en chuchotant. Une personne est venue voir l'abbé en lui marmonnant quelque chose à l'oreille. L'orgue jouait de plus en plus fort. Je m'inquiétais pour les crêtes malgré que j'avais laissé une borne marge. L'abbé se demandait visiblement si le programme annoncé était joué. Il est venu vers moi et m'a demandé. Je lui ai dit que je ne savais pas mais que l'organiste jouait peut-être du Listz ou du Guillou. Il était effrayé par les fausses notes qui prenaient de l'ampleur et de la puissance. Il me demanda d'aller voir ce qui se passait. J'ai regardé le public. Ils avaient l'air inquiet. Le programme indiquait un morceau de Buxtehude. Oui, c'était pas ça. Je me suis dirigé vers l'escalier qui conduisait à l'orgue. La porte était fermée. Je l'ai dit à l'abbé qui cherchait un moyen pour empêcher de faire fuir ses ouailles. Je suis aller voir mes gars pour leur dire de surtout ne pas arrêter d'enregistrer. C'était assez dément. Jamais je n'avais vu une utilisation pareille de l'orgue ! Ce n'était pas non plus du Listz, ni du Guillou. Mais c'est vrai, je ne suis pas un spécialiste. Mais là, tous les mouvements que je tentais étaient empêchés par la musique que je devais écouter à tout prix. Quel mec génial était enfermé dans les hauteurs de l'orgue ? Incroyable. Je retournai en courant voir les gars en leur disant de n'interrompre l'enregistrement pour rien au monde. Heureusement que c'était du différé ! Je riais intérieurement à l'impression que cette musique aurait fait en direct à la place du programme original ! L'organiste improvisait probablement, et c'était génial. Un possédé ! Bon sang, pourvu que personne n'ouvre cette damnée porte ! Ils s'y étaient mis à plusieurs. Pas de bruit, s'il vous plaît ! Mais les gens se levaient, regardaient autour sans savoir quoi faire, puis se dirigeaient vers la sortie. L'abbé tenta de les retenir mais le bruit de l'orgue furieux couvrait toutes ses paroles. Laissez-le jouer ! La bande va être gâchée par le bruit de fond. L'abbé hurlait maintenant pour faire cesser de jouer l'organiste, et quelques personnes amusées restaient pour entendre la fin qui ne venait pas.

Maintenant que j'y repense, ce moment a passé à une vitesse folle. Les claviers ont joué pendant près de quatre heures sans discontinuer jusqu'au moment où les pompiers ont sorti l'organiste manu militari de son repère pour l'emmener en camisole de force vers l'hôpital psychiatrique le plus proche. Il hurlait, gesticulait. Mais je ne me souviens plus de ce qu'il disait.

Evidemment les producteurs ont décidé de ne pas diffuser le concert, et avant qu'ils n'archivent ou ne détruisent la bande, j'ai eu le temps de la remplacer par une autre bande : celle des essais ! L'original, c'est moi qui l'ai gardé. J'en ai fait des copies. Je le connais par cœur. C'est tellement superbe, génial, tout ce qu'on voudra, que je n'ai plus envie d'écouter autre chose. Les autres morceaux de musique me paraissent plats. Mais je sais que je ne suis pas objectif. Ce que je recherche maintenant, c'est un organiste

assez courageux pour tenter de faire une énorme dictée musicale pour mettre toute cette musique en partition. Parce que moi, je ne connais rien à la technique de la musique. Je sais qu'un organiste l'a fait une fois, mais c'est un travail colossal. Je voudrais que dans ce qui me reste de temps à vivre, ce travail soit achevé pour que d'autres puissent en profiter un jour. Pourvu que l'enregistrement ne disparaisse pas avec moi.



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