Histoire XXVIII

Un article de Caverne des 1001 nuits.

Lundi 20 Novembre

Prison de Sheisseburg

Mon ami,

Tu es décidément le seul à bien vouloir reconnaître que j'existe. C'est très dur d'être bafoué à ce point par sa propre famille. De plus, tu es le seul qui restera.

Voilà. Tout a été joué. Et j'ai perdu. Car c'est bien d'un jeu qu'il faut parler : le désagréable jeu de la vie. Oui, je sais ce que tu penses : de nouveau, il m'écrit qu'il est innocent, qu'il est une victime de la justice. En un sens, comme je l'ai appris en prison, nous sommes tous des coupables, et que les faits aient été vrais ou faux, réels ou imaginaires importe peu.

Tu parles de mon long silence. C'est exact, j'ai eu de gros problèmes à accepter ce qui s'est passé. Normal, non ? Enfin si tu restes le dernier à m'écrire, c'est que quelque part, un doute subsiste dans ton esprit.

Je compte les jours là où je vis, comme on le fait après la disparition d'une personne chère. J'ai revu des milliers de fois l'épisode de l'incident dans mon esprit ; j'ai argumenté en rêve tant de fois tous les détails. Mais que peut-on faire contre des témoins de bonne foi ? Je crois que, finalement, je vois les choses de manière plus synthétique maintenant. J'ai eu le temps d'y penser. Avant le jugement, c'est trop dur. Et les dépositions qui s'enchaînent aux interrogatoires. Je n'y voyais pas clair. Excuse-moi d'avance de te replonger dans des moments qui ont dû être aussi relativement durs pour toi, mais j'aimerais te raconter le conte magique de ma vie. Le seul.

Comme tu le sais, j'aimais beaucoup la musique. J'aurais tout fait pour conserver le privilège d'en jouir quelques heures par jour. En un sens, certains de mes amis d'avant avaient raison quand ils disaient que j'aurais pu être aveugle, non que ce sort soit le moins du monde enviable, mais parce que je leur donnais l'impression de n'accorder de valeurs qu'aux seuls sons. En effet, les images me plaisaient moins. D'ailleurs, si j'ai tenu ces quelques mois en prison, c'est avant tout parce que ma tête est remplie de morceaux de musique que je connais en détails et que je suis en mesure de me repasser des heures durant sans support matériel.

Un fameux soir, je me suis rendu au concert, tu te souviens je t'avais appelé pour que nous y allions ensemble, mais tu avais prévu quelque chose d'autre. Le filet se mettait en place. J'y suis donc allé seul. Je me souviens parfaitement du programme : la quatrième symphonie de Brahms. Nous avions droit après l'entracte à une symphonie de Mahler. Un spectacle exceptionnel. Dans une grande salle de la ville, avec un fabuleux orchestre. Ah ! Que d'adjectifs pourrait-on employer pour décrire cette merveilleuse première partie. Mais ce n'est pas mon fort, tu le sais.

L'entracte.

L'entracte. Ce fameux entracte. Les gens applaudissent. Jusque là, rien de bien étrange. Mais, lorsque mon voisin de gauche laisse tomber ses bras sur les accoudoirs et ouvre une bouche d'où perle le sang,, je m'aperçois qu'une balle de pistolet est venue lui traverser la tête juste à la verticale. Mon regard tourne aussitôt vers le bacon d'au dessus où j'entrevois une figure de femme qui, les yeux brillants, regarde dans ma direction avant de disparaître. Avant toute chose, laisse moi te décrire ce qui m'arrive en détail à partir de cet instant. Le temps paraît presque s'arrêter si bien que les gens battent des mains au ralenti. Je me précipite vers le couloir qui mène à l'escalier, la rétine brûlée par l'image de celle que j'ai vue. Je bouscule les gens. Arrive à l'escalier. Le monte en ne croisant personne. J'arrive en haut du balcon supérieur, descend quelques marches et elle me fait face. J'en échappe mon manteau que, par erreur, j'avais monté avec moi. Si seulement je l'avais laissé en bas !

Alors que je reviens à moi, les gens commencent à crier en bas en découvrant mon voisin un peu hagard. Je m'accroupis et ramasse un pistolet muni d'un silencieux. On dirait une arme d'enfant. Je me penche et aussitôt des gens crient en me voyant. Tu connais la suite : émeute dans le théâtre. Je voudrais bien lâcher cette foutue arme, mais les gens s'enfuient avant que j'ai pu leur dire qu'elle ne m'appartenait pas. La femme meurtrière était, elle, depuis longtemps sous d'autres cieux.

Pendant ces quelques secondes où je l'ai vue, j'ai senti une chose étrange, comme si la vue m'était revenue brutalement, comme si je m'éveillai d'un long rêve. Les gens que je croisai par la suite me semblaient plus vrais, moins fantomatiques. Je me rappelais d'eux, de leur visage, de leur vêtements, de leur démarche. C'était une impression terrifiante. Tu me demanderais maintenant de te décrire le juge qui m'a condamné, je le pourrais avec une précision incroyable. Le seul problème est que la femme assassin a été, elle, effacé de ma mémoire en tant qu'image. Ses traits se sont évanouis aussitôt après qu'elle s'est enfuie. Et surtout, les gens autour ont tous témoigné contre moi. Personne ne se souvient de ma présence au balcon du bas, et plusieurs personnes sont prêtes à jurer qu'elles occupaient ma place ! De plus, au second balcon, les personnes qui avaient pour voisine la meurtrière ne se souviennent que de moi, de mon manteau et même du moment où, soi-disant, je me suis installé au balcon ! Insensé. Oui, c'est vrai. tu connais déjà cette histoire. Je te passerai cette fois le couplet de l'erreur judiciaire. Je crois que cela n'a plus beaucoup d'importance.

Merci pour tous les colis, car sans eux le temps m'aurais paru plus long encore.

Cette charmante femme a réussi à me localiser et m'a fait parvenir des lettres à la prison. Elle a juré de me faire évader ce soir, et je la crois ! Tu sera le seul à le savoir si tant est que les choses marchent comme elle les a prévues. Et point de barreaux sciés, de draps noués, de sortie par les poubelles. Non !

Tu vas me prendre pour un fou, mais s'il te plaît, dès que tu recevras cette lettre, cherche à me voir à la prison de Sheisseburg. Je n'existerai plus ! Dans quelques heures, je n'existerai plus ! Comme elle. Personne de la prison ne m'aura jamais vu, les juges ne se souviendront de moi. Et le procès auquel tu es allé n'aura probablement jamais existé ! Tu seras le seul épargné par cette amnésie du temps, parce que tu es mon ami. Le seul qui m'ait soutenu à part elle. Le seul qui conservera des convocations à un procès qui n'aura jamais eu lieu.

Je te souhaite une très bonne chance. Je ne crois pas que mon statut me permette de te revoir un jour. Du moins pas dans ce monde.

Ton ami,

Wilfried.



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