Histoire XIII

Un article de Caverne des 1001 nuits.

Le frère Anatole, des Maldives, n'était pas un moine comme les autres. Nous qui l'avons souvent vu déambuler pensivement dans le village pouvons l'affirmer. Deux choses semblaient compter pour lui : Dieu et la cuisine. De plus, chacun de ces deux attributs modelait son apparence extérieure de bénédictin qui compense en mangeant. Il était souvent jovial, toujours cuisinier, et parfois prêtre se plaisait-il à nous dire. Moi qui avait eu des a priori anticléricaux dans ma jeunesse, je remarquai chaque fois combien mes opinions extrémistes s'étaient édulcorées, érodées avec les années passées non loin du monastère.
Nous cherchons tous quelque chose dans la vie, mais le but est souvent négligé au profit d'un quotidien flou. Le but du frère Anatole était de confectionner de nouvelles recettes, à base de tout ce qui était mangeable. Il blasphémait parfois, en privé, en affirmant que tout humain bien préparé eut été probablement succulent. Il concluait en disant que cette vision de l'amour du prochain allait peut-être un peu trop loin.
Sa bedaine démesurément rebondie était une sorte de soleil pour nous qui vivions dans la routine. Les années avaient fait de lui un chef cuisinier de premier ordre. Ainsi, il avait même eut l'occasion de donner une leçon de cuisine à l'un des chefs de la ville qui l'avait défié et qui au demeurant était tenancier d'une auberge savoureuse. Il avait, disait-on, le palais le plus fin de toute la région et lorsqu'il se promenait dans le village, seul - les autres moines ne sortaient pas souvent -, à l'heure où ses repas étaient dégustés par ses frères, il cheminait, analysant toute odeur, imaginant des combinaisons savantes et folles. Il était à ce point féru de cuisine qu'il avait proposé à l'abbé d'organiser une sorte de kermesse, dans laquelle un concours de cuisine aurait pris tout naturellement sa place. C'était pour lui une des seules occasions de pouvoir se mesurer aux femmes des paysans et à l'art avec lequel elles préparaient les plats hérités de leurs ancêtres. Pourtant, la kermesse n'eut jamais lieu. L'abbé, mais il faut le comprendre, alla même jusqu'à réclamer d'Anatole un allégement des repas. Lui et quelques autres moines avaient atteint le poids critique au delà duquel ils ne pouvaient plus aimer efficacement Dieu tant ils passaient leur temps entre la selle et l'infirmerie à aider leur organisme dans la dure tâche de la digestion par l'absorption de pilules multicolores.
L'abbé accusa Anatole de les avoir engraissés comme les oies dont on tire le foie gras. Pour se faire pardonner par ses frères de les avoir détourné du Seigneur, Anatole revint à ses cuisines et chercha longtemps. Il avait promis de résoudre leurs problèmes de poids et de les faire revenir sur la voie de la prière. Finies les ballades au village. On ne le voyait plus. Des rumeurs dirent qu'il était gravement malade. Pourtant, personne ne savait.
Un jour, on revit Anatole dans le village. Il avait considérablement maigri. Il était blême. Il raconta que sa cuisine était désormais plus conventionnelle que celle d'avant, et qu'il s'en voulait beaucoup de la dispersion d'esprit que sa conduite avait provoquée dans le monastère. Puis il affirma qu'il avait compris - ses yeux lançaient des éclairs - que Dieu existait même dans la cuisine.
Peu après, une nouvelle période de silence émana du monastère au point que les commerçants du village, qui y livraient parfois quelques denrées, commencèrent à s'inquiéter. On fit venir les gendarmes, et la population du village, en attente devant les bâtiments clos, entendit les vocalises du porte-voix. Rien ne se passait. Les lieux paraissaient déserts. Un écho profond y résonnait mais aucun bruit humain. La foule affolée suivit le cortège de gendarmes, en silence, d'abord à travers l'église, à travers le cloître, puis jusqu'aux appartements, les lieux précédents n'étant peuplés que de Christ en croix.
Arrivés dans le réfectoire, on les trouva. Raides. Souriants. Partis. Leur assiette à moitié pleine.
Saint Anatole des Maldives était assis à côté de sa marmite de sauce, les yeux ouverts marqués par les images de ses frères ivres de joie, transportés, faisant face à la porte du Paradis.


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