Soixante-troisième nuit, histoire de Zobéide

Un article de Caverne des 1001 nuits.

Ma chère sœur, s’écria Dinarzade sur la fin de la nuit, si vous ne dormez pas, dites-nous, je vous en conjure, l’histoire de Zobéide, car cette dame la raconta sans doute au calife.

— Elle n’y manqua pas, répondit Scheherazade. Dès que le prince l’eut rassurée par le discours qu’il venait de faire, elle lui donna de cette sorte la satisfaction qu’il lui demandait :

HISTOIRE DE ZOBÉIDE

« Commandeur des croyants, dit-elle, l’histoire que j’ai à raconter à votre majesté est une des plus surprenantes dont on ait jamais ouï parler. Les deux chiennes noires et moi sommes trois sœurs nées d’une même mère et d’un même père, et je vous dirai par quel accident étrange elles ont été changées en chiennes.

« Les deux dames qui demeurent avec moi et qui sont ici présentes sont aussi mes sœurs de même père, mais d’une autre mère. Celle qui a le sein couvert de cicatrices se nomme Amine, l’autre s’appelle Safie, et moi Zobéide.

« Après la mort de notre père, le bien qu’il nous avait laissé fut partagé entre nous également, et lorsque ces deux dernières sœurs eurent touché leur portion, elles se séparèrent et allèrent demeurer en particulier avec leur mère. Mes deux autres sœurs et moi restâmes avec la nôtre qui vivait encore, et qui depuis en mourant nous laissa à chacune mille sequins.

« Lorsque nous eûmes touché ce qui nous appartenait, mes deux aînés, car je suis la cadette, se marièrent, suivirent leurs maris et me laissèrent seule. Peu de temps après leur mariage, le mari de la première vendit tout ce qu’il avait de biens et de meubles, et avec l’argent qu’il en put faire et celui de ma sœur, ils passèrent tous deux en Afrique. Là, le mari dépensa en bonne chère et en débauche tout son bien et celui que ma sœur lui avait apporté. Ensuite se voyant réduit à la dernière misère, il trouva un prétexte pour la répudier, et la chassa.

« Elle revint à Bagdad, non sans avoir souffert des maux incroyables dans un si long voyage. Elle vint se réfugier chez moi dans un état si digne de pitié qu’elle en aurait inspiré aux cœurs les plus durs. Je la reçus avec l’affection qu’elle pouvait attendre de moi. Je lui demandai pourquoi je la voyais dans une si malheureuse situation : elle m’apprit en pleurant la mauvaise conduite de son mari et l’indigne traitement qu’il lui avait fait. Je fus touchée de son malheur et j’en pleurai avec elle. Je la fis ensuite entrer au bain, je lui donnai de mes propres habits et lui dis :

« Ma sœur, vous êtes mon aînée et je vous regarde comme ma mère. Pendant votre absence, Dieu a béni le peu de bien qui m’est tombé en partage, et l’emploi que j’en fais à nourrir et à élever des vers à soie. Comptez que je n’ai rien qui ne soit à vous et dont vous ne puissiez disposer comme moi-même. »

« Nous demeurâmes toutes deux et vécûmes ensemble pendant plusieurs mois en bonne intelligence. Comme nous nous entretenions souvent de notre troisième sœur et que nous étions surprises de ne pas apprendre de ses nouvelles, elle arriva en aussi mauvais état que notre aînée. Son mari l’avait traitée de la même sorte ; je la reçus avec la même amitié.

« Quelque temps après, mes deux sœurs, sous prétexte qu’elles m’étaient à charge, me dirent qu’elles étaient dans le dessein de se remarier. Je leur répondis, que si elles n’avaient pas d’autres raisons que celle de m’être à charge, elles pouvaient continuer de demeurer avec moi en toute sûreté ; que mon bien suffisait pour nous entretenir toutes trois d’une manière conforme à notre condition.

Mais, ajoutai-je, je crains plutôt que vous n’ayez véritablement envie de vous remarier. Si cela était, je vous avoue que j’en serais fort étonnée. Après l’expérience que vous avez du peu de satisfaction qu’on a dans le mariage, y pouvez-vous penser une seconde fois ? Vous savez combien il est rare de trouver un mari parfaitement honnête homme. Croyez-moi, continuons de vivre ensemble le plus agréablement qu’il nous sera possible.

« Tout ce que je leur dis fut inutile. Elles avaient pris la résolution de se remarier, elles l’exécutèrent. Mais elles revinrent me trouver au bout de quelques mois et me faire mille excuses de n’avoir pas suivi mon conseil.

« Vous êtes notre cadette, me dirent-elles, mais vous êtes plus sage que nous. Si vous voulez bien nous recevoir encore dans votre maison et nous regarder comme vos esclaves, il ne nous arrivera plus de faire une si grande faute.

— Mes chères sœurs, leur répondis-je, je n’ai point changé à votre égard depuis notre dernière séparation : revenez, et jouissez avec moi de ce que j’ai. Je les embrassai, et nous demeurâmes ensemble comme auparavant.

Il y avait un an que nous vivions dans une union parfaite, et voyant que Dieu avait béni mon petit fonds, je formai le dessein de faire un voyage par mer et de hasarder quelque chose dans le commerce. Pour cet effet, je me rendis avec mes deux sœurs à Balsora, où j’achetai un vaisseau tout équipé, que je chargeai de marchandises que j’avais fait venir de Bagdad. Nous mîmes à la voile avec un vent favorable et nous sortîmes bientôt du golfe Persique. Quand nous fûmes en pleine mer, nous prîmes la route des Indes, et après vingt jours de navigation nous vîmes terre. C’était une montagne fort haute, au pied de laquelle nous aperçûmes une ville de grande apparence. Comme nous avions le vent frais, nous arrivâmes de bonne heure au port, et nous y jetâmes l’ancre.

« Je n’eus pas la patience d’attendre que mes sœurs fussent en état de m’accompagner : je me fis débarquer seule et j’allai droit à la ville. J’y vis une garde nombreuse de gens assis et d’autres qui étaient debout avec un bâton à la main. Mais ils avaient tous l’air si hideux que j’en fus effrayée. Remarquant toutefois qu’ils étaient immobiles et qu’ils ne remuaient pas même les yeux, je me rassurai, et m’étant approchée d’eux, je reconnus qu’ils étaient pétrifiés.

« J’entrai dans la ville et passai par plusieurs rues où il y avait des hommes d’espace en espace dans toutes sortes d’attitudes, mais ils étaient tous sans mouvement et pétrifiés. Au quartier des marchands, je trouvai la plupart des boutiques fermées, et j’aperçus dans celles qui étaient ouvertes des personnes aussi pétrifiées. Je jetai la vue sur les cheminées, et n’en voyant pas sortir la fumée, cela me fit juger que tout ce qui était dans les maisons, de même que ce qui était dehors, était changé en pierre.

« Étant arrivée dans une vaste place au milieu de la ville, je découvris une grande porte couverte de plaques d’or et dont les deux battants étaient ouverts. Une portière d’étoffe de soie paraissait devant, et l’on voyait une lampe suspendue au-dessus de la porte. Après avoir considéré le bâtiment, je ne doutai pas que ce ne fût le palais du prince qui régnait en ce pays-là. Mais, fort étonnée de n’avoir rencontré aucun être vivant, j’allai jusque-là dans l’espérance d’en trouver quelqu’un. Je levai la portière, et ce qui augmenta ma surprise, je ne vis sous le vestibule que quelques portiers ou gardes pétrifiés, les uns debout et les autres assis ou à demi couchés.

« Je traversai une grande cour où il y avait beaucoup de monde. Les uns semblaient aller et les autres venir, et néanmoins ils ne bougeaient de leur place, parce qu’ils étaient pétrifiés comme ceux que j’avais déjà vus. Je passai dans une seconde cour, et de celle-là dans une troisième ; mais ce n’était partout qu’une solitude, et il y régnait un silence affreux.

« M’étant avancée dans une quatrième cour, j’y vis en face un très beau bâtiment dont les fenêtres étaient fermées d’un treillis d’or massif. Je jugeai que c’était l’appartement de la reine. J’y entrai. Il y avait dans une salle plusieurs eunuques noirs pétrifiés. Je passai ensuite dans une chambre très richement meublée, où j’aperçus une dame aussi changée en pierre. Je connus que c’était la reine à une couronne d’or qu’elle avait sur la tête et à un collier de perles très rondes et plus grosses que des noisettes. Je les examinai de près ; il me parut qu’on ne pouvait rien voir de plus beau.

« J’admirai quelque temps les richesses et la magnificence de cette chambre, et surtout le tapis de pied, les coussins et le sofa, garni d’une étoffe des Indes à fond d’or, avec des figures d’hommes et d’animaux en argent d’un travail admirable. »

Scheherazade aurait continué de parler ; mais la clarté du jour vint mettre fin à sa narration. Le sultan fut charmé de ce récit. Il faut, dit-il en se levant, que je sache à quoi aboutira cette pétrification d’hommes étonnante.


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