Soixante-septième nuit, histoire d'Amine

Un article de Caverne des 1001 nuits.

Dinarzade souhaitait passionnément d’entendre l’histoire d’Amine ; c’est pourquoi, s’étant réveillée longtemps avant le jour, elle dit à la sultane :

Ma chère sœur, si vous ne dormez pas, apprenez-moi, je vous en conjure, pourquoi l’aimable Amine avait le sein tout couvert de cicatrices.

— J’y consens, répondit Scheherazade, et pour ne pas perdre le temps, vous saurez qu’Amine, s’adressant au calife, commença son histoire dans ces termes :

HISTOIRE D’AMINE

« Commandeur des croyants, dit-elle, pour ne pas répéter les choses dont votre majesté a déjà été instruite par l’histoire de ma sœur, je vous dirai que ma mère ayant pris une maison pour passer son veuvage en son particulier, me donna en mariage, avec le bien que mon père m’avait laissé, à un des plus riches héritiers de cette ville.

« La première année de notre mariage n’était pas écoulée que je demeurai veuve et en possession de tout le bien de mon mari, qui montait à quatre-vingt-dix mille sequins. Le revenu seul de cette somme suffisait de reste pour me faire passer ma vie fort honnêtement. Cependant, dès que les premiers six mois de mon deuil furent passés, je me fis faire dix habits différents d’une si grande magnificence qu’ils revenaient à mille sequins chacun, et je commençai au bout de l’année à les porter.

« Un jour que j’étais seule, occupée à mes affaires domestiques, on me vint dire qu’une dame demandait à me parler. J’ordonnai qu’on la fît entrer. C’était une personne fort avancée en âge. Elle me salua en baisant la terre, et me dit en demeurant sur ses genoux :

« Ma bonne dame, je vous supplie d’excuser la liberté que je prends de vous venir importuner : la confiance que j’ai en votre charité me donne cette hardiesse. Je vous dirai, mon honorable dame, que j’ai une fille orpheline qui doit se marier aujourd’hui, qu’elle et moi sommes étrangères, et que nous n’avons pas la moindre connaissance en cette ville : cela nous donne de la confusion, car nous voudrions faire connaître à la famille nombreuse avec laquelle nous allons faire alliance que nous ne sommes pas des inconnues et que nous avons quelque crédit. C’est pourquoi, ma charitable dame, si vous avez pour agréable d’honorer ces noces de votre présence, nous vous aurons d’autant plus d’obligation que les dames de notre pays connaîtront que nous ne sommes pas regardées ici comme des misérables, quand elles apprendront qu’une personne de votre rang n’aura pas dédaigné de nous faire un si grand honneur. Mais, hélas ! si vous rejetez ma prière, quelle mortification pour nous ! nous ne savons à qui nous adresser. »

« Ce discours, que la pauvre dame entremêla de larmes, me toucha de compassion.

« Ma bonne mère, lui dis-je, ne vous affligez pas : je veux bien vous faire le plaisir que vous me demandez. Dites-moi où il faut que j’aille ; je ne veux que le temps de m’habiller un peu proprement. »

La vieille dame, transportée de joie a cette réponse, fut plus prompte à me baiser les pieds que je ne le fus à l’en empêcher.

« Ma charitable dame, reprit-elle en se relevant, Dieu vous récompensera de la bonté que vous avez pour vos servantes, et comblera votre cœur de satisfaction de même que vous en comblez le nôtre. Il n’est pas encore besoin que vous preniez cette peine ; il suffira que vous veniez avec moi sur le soir, à l’heure que je viendrai vous prendre. Adieu, madame, ajouta-t-elle ; jusqu’à l’honneur de vous revoir. »

« Aussitôt qu’elle m’eut quittée, je pris celui de mes habits qui me plaisait davantage, avec un collier de grosses perles, des bracelets, des bagues et des pendants d’oreilles de diamants les plus fins et les plus brillants. J’eus un pressentiment de ce qui me devait arriver.

« La nuit commençait à paraître lorsque la vieille dame arriva chez moi d’un air qui marquait beaucoup de joie. Elle me baisa la main et me dit :

« Ma chère dame, les parentes de mon gendre, qui sont les premières dames de la ville, sont assemblées. Vous viendrez quand il vous plaira : me voilà prête à vous servir de guide. »

Nous partîmes aussitôt ; elle marcha devant moi, et je la suivis avec un grand nombre de mes femmes esclaves proprement habillées. Nous nous arrêtâmes dans une rue fort large, nouvellement balayée et arrosée, à une grande porte éclairée par un fanal, dont la lumière me fit lire cette inscription qui était au-dessus de la porte, en lettres d’or : c’est ici la demeure éternelle des plaisirs et de la joie. La vieille dame frappa, et l’on ouvrit à l’instant.

« On me conduisit au fond de la cour dans une grande salle, où je fus reçue par une jeune dame d’une beauté sans pareille. Elle vint au-devant de moi, et après m’avoir embrassée et fait asseoir près d’elle sur un sofa où il y avait un trône d’un bois précieux rehaussé de diamants :

« Madame, me dit-elle, on vous a fait venir ici pour assister à des noces ; mais j’espère que ces noces seront autres que celles que vous vous imaginez. J’ai un frère qui est le mieux fait et le plus accompli de tous les hommes : il est si charmé du portrait qu’il a entendu faire de votre beauté, que son sort dépend de vous et qu’il sera très malheureux si vous n’avez pitié de lui. Il sait le rang que vous tenez dans le monde, et je puis vous assurer que le sien n’est pas indigne de votre alliance. Si mes prières, madame, peuvent quelque chose sur vous, je les joins aux siennes et vous supplie de ne pas rejeter l’offre qu’il vous fait de vous recevoir pour femme. »

« Depuis la mort de mon mari je n’avais pas encore eu la pensée de me remarier, mais je n’eus pas la force de refuser une si belle personne. D’abord que j’eus consenti à la chose par un silence accompagné d’une rougeur qui parut sur mon visage, la jeune dame frappa des mains : un cabinet s’ouvrit aussitôt, et il en sortit un jeune homme d’un air si majestueux et qui avait tant de grâce, que je m’estimai heureuse d’avoir fait une si belle conquête. Il prit place auprès de moi, et je connus par l’entretien que nous eûmes que son mérite était encore au-dessus de ce que sa sœur m’en avait dit.

« Lorsqu’elle vit que nous étions contents l’un de l’autre, elle frappa des mains une seconde fois, et un cadi entra, qui dressa notre contrat de mariage, le signa et le fit signer aussi par quatre témoins qu’il avait amenés avec lui. La seule chose que mon nouvel époux exigea de moi, fut que je ne me ferais point voir ni ne parlerais à aucun homme qu’à lui, et il me jura qu’à cette condition j’aurais tout sujet d’être contente de lui. Notre mariage fut conclu et achevé de cette manière : ainsi je fus la principale actrice des noces auxquelles j’avais été invitée seulement.

« Un mois après notre mariage, ayant besoin de quelque étoffe, je demandai à mon mari la permission de sortir pour faire cette emplette. Il me l’accorda, et je pris pour m’accompagner la vieille dame dont j’ai déjà parlé, qui était de la maison, et deux de mes femmes esclaves.

« Quand nous fûmes dans la rue des marchands, la vieille dame me dit :

« Ma bonne maîtresse, puisque vous cherchez une étoffe de soie, il faut que je vous mène chez un jeune marchand que je connais ici : il en a de toutes sortes, et sans vous fatiguer de courir de boutique en boutique, je puis vous assurer que vous trouverez chez lui ce que vous ne trouveriez pas ailleurs. »

Je me laissai conduire, et nous entrâmes dans la boutique d’un jeune marchand assez bien fait. Je m’assis et lui fis dire par la vieille dame de me montrer les plus belles étoffes de soie qu’il eût. La vieille voulait que je lui fisse la demande moi-même ; mais je lui dis qu’une des conditions de mon mariage était de ne parler à aucun homme qu’à mon mari, et que je ne devais pas y contrevenir.

« Le marchand me montra plusieurs étoffes, dont l’une m’ayant agréé plus que les autres, je lui fis demander combien il l’estimait. Il répondit à la vieille :

« Je ne la lui vendrai ni pour or ni pour argent ; mais je lui en ferai un présent si elle veut bien me permettre de la baiser à la joue. »

J’ordonnai à la vieille de lui dire qu’il était bien hardi de me faire cette proposition. Mais, au lieu de m’obéir, elle me représenta que ce que le marchand demandait n’était pas une chose fort importante ; qu’il ne s’agissait point de parler, mais seulement de présenter la joue, et que ce serait une affaire bientôt faite. J’avais tant d’envie d’avoir l’étoffe, que je fus assez simple pour suivre ce conseil. La vieille dame et mes femmes se mirent devant afin qu’on ne me vît pas, et je me dévoilai ; mais, au lieu de me baiser, le marchand me mordit jusqu’au sang.

« La douleur et la surprise furent telles que j’en tombai évanouie, et je demeurai assez longtemps en cet état pour donner au marchand celui de fermer sa boutique et de prendre la fuite. Lorsque je fus revenue à moi, je me sentis la joue tout ensanglantée : la vieille dame et mes femmes avaient eu soin de la couvrir d’abord de mon voile, afin que le monde qui accourut ne s’aperçût de rien et crût que ce n’était qu’une faiblesse qui m’avait prise. »

Scheherazade, en achevant ces dernières paroles, aperçut le jour et se tut. Le sultan trouva ce qu’il venait d’entendre assez extraordinaire, et se leva fort curieux d’en apprendre la suite.


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