Quarante-huitième nuit

Un article de Caverne des 1001 nuits.

Dinarzade, quand il en fut temps, adressa ces paroles à la sultane :

Ma chère sœur, si vous ne dormez pas, je vous prie de nous raconter la fin de l’histoire de l’envié et de l’envieux.

— Très-volontiers, répondit Scheherazade. Voici comment le second calender la poursuivit :

« Le bon derviche, dit-il, étant donc monté sur le trône de son beau-père, un jour qu’il était au milieu de sa cour dans une marche, il aperçut l’envieux parmi la foule du monde qui était sur son passage. Il fit approcher un des vizirs qui l’accompagnaient, et lui dit tout bas :

« Allez et amenez-moi cet homme que voilà, et prenez bien garde de l’épouvanter. »

Le vizir obéit, et quand l’envieux fut en présence du sultan, le sultan lui dit :

« Mon ami, je suis ravi de vous voir. »

Et alors, s’adressant à un officier :

« Qu’on lui compte, dit-il, tout à l’heure, mille pièces d’or de mon trésor. De plus, qu’on lui livre vingt charges de marchandises les plus précieuses de mes magasins, et qu’une garde suffisante le conduise et l’escorte jusque chez lui. »

Après avoir chargé l’officier de cette commission, il dit adieu à l’envieux et continua sa marche.

« Lorsque j’eus achevé de conter cette histoire au génie assassin de la princesse de l’île d’Ébène, je lui en fis l’application.

« Ô génie ! lui dis-je vous voyez que ce sultan bienfaisant ne se contenta pas d’oublier qu’il n’avait pas tenu à l’envieux qu’il n’eût perdu la vie ; il le traita encore et le renvoya avec toute la bonté que je viens de vous dire. »

Enfin j’employai toute mon éloquence à le prier d’imiter un si bel exemple et de me pardonner ; mais il ne me fut pas possible de le fléchir.

« Tout ce que je puis faire pour toi, me dit-il, c’est de ne te pas ôter la vie ; ne te flatte pas que je te renvoie sain et sauf ; il faut que je te fasse sentir ce que je puis par mes enchantements. »

À ces mots, il se saisit de moi avec violence, et, m’emportant au travers de la voûte du palais souterrain qui s’entr’ouvrit pour lui faire un passage, il m’enleva si haut que la terre ne me parut qu’un petit nuage blanc. De cette hauteur, il se lança vers la terre comme la foudre, et prit pied sur la cime d’une montagne.

« Là, il amassa une poignée de terre, prononça ou plutôt marmotta dessus certaines paroles auxquelles je ne compris rien, et la jetant sur moi : « Quitte, me dit-il, la figure d’homme, et prends celle de singe. » Il disparut aussitôt, et je demeurai seul, changé en singe, accablé de douleur, dans un pays incon-nu, ne sachant si j’étais près ou éloigné des états du roi mon pè-re.

« Je descendis du haut de la montagne, j’entrai dans un plat pays, dont je ne trouvai l’extrémité qu’au bout d’un mois, que j’arrivai au bord de la mer. Elle était alors dans un grand calme, et j’aperçus un vaisseau à une demi-lieue de terre. Pour ne pas perdre une si belle occasion, je rompis une grosse branche d’arbre, je la tirai après moi dans la mer et me mis dessus, jambe deçà, jambe delà, avec un bâton à chaque main pour me servir de rames.

« Je voguai dans tel étal et m’avançai vers le vaisseau. Quand je fus assez près pour être reconnu, je donnai un spectacle fort extraordinaire aux matelots et aux passagers qui parurent sur le tillac. Ils me regardaient tous avec une grande admi-ration. Cependant j’arrivai à bord, et, me prenant à un cordage, je grimpai jusque sur le tillac ; mais comme je ne pouvais parler, je me trouvai dans un terrible embarras. En effet, le danger que je courus alors ne fut pas moins grand que celui d’avoir été à la discrétion du génie.

« Les marchands, superstitieux et scrupuleux, crurent que je porterais malheur à leur navigation si l’on me recevait. C’est pourquoi l’un dit :

« Je vais l’assommer d’un coup de maillet. »

Un autre :

« Je veux lui passer une flèche au travers du corps. »

Un autre :

« Il faut le jeter à la mer. »

Quelqu’un n’aurait pas manqué de faire ce qu’il disait, si, me rangeant du côté du capitaine, je ne m’étais pas prosterné à ses pieds ; mais le prenant par son habit, dans la posture de suppliant, il fut tellement touché de cette action et des larmes qu’il vit couler de mes yeux, qu’il me prit sous sa protection, en menaçant de faire repentir celui qui me ferait le moindre mal. Il me fit même mille caresses. De mon côté, au défaut de la parole, je lui donnai par mes gestes toutes les marques de reconnaissance qu’il me fut possible.

« Le vent qui succéda au calme ne fut pas fort, mais il fut durable : il ne changea point durant cinquante jours, et il nous fit heureusement aborder au port d’une belle ville très peuplée et d’un grand commerce, où nous jetâmes l’ancre. Elle était d’autant plus considérable, que c’était la capitale d’un puissant état.

« Notre vaisseau fut bientôt environné d’une infinité de petits bateaux remplis de gens qui venaient pour féliciter leurs amis sur leur arrivée ou s’informer de ceux qu’ils avaient vus au pays d’où ils arrivaient ou simplement par la curiosité de voir un vaisseau qui venait de loin.

« Il arriva entre autres quelques officiers qui demandèrent à parler de la part du sultan aux marchands de notre bord. Les marchands se présentèrent à eux, et l’un des officiers prenant la parole, leur dit :

« Le sultan notre maître nous a chargés de vous témoigner qu’il a bien de la joie de votre arrivée, et de vous prier de prendre la peine d’écrire, sur le rouleau de papier que voici, chacun quelques lignes de votre écriture.

« Pour vous apprendre quel est son dessein, vous saurez qu’il avait un premier vizir qui, avec une très grande capacité dans le maniement des affaires, écrivait dans la dernière perfection. Ce ministre est mort depuis peu de jours. Le sultan en est fort affligé, et comme il ne regardait jamais les écritures de sa main sans admiration, il a fait un serment solennel de ne donner sa place qu’à un homme qui écrira aussi bien qu’il écrivait. Beaucoup de gens ont présenté de leurs écritures, mais jusqu’à présent il ne s’est trouvé personne dans l’étendue de cet empire qui ait été jugé digne d’occuper la place du vizir. »

« Ceux des marchands qui crurent assez bien écrire pour prétendre à cette haute dignité, écrivirent l’un après l’autre ce qu’ils voulurent. Lorsqu’ils eurent achevé, je m’avançai et enlevai le rouleau de la main de relui qui le tenait. Tout le monde, et particulièrement les marchands qui venaient d’écrire, s’imaginant que je voulais le déchirer ou le jeter à la mer, firent de grands cris ; mais ils se rassurèrent quand ils virent que je tenais le rouleau fort proprement et que je faisais signe de vouloir écrire à mon tour. Cela fit changer leur crainte en admiration. Néanmoins, comme ils n’avaient jamais vu de singe qui sût écrire, et qu’ils ne pouvaient se persuader que je fusse plus habile que les autres, ils voulaient m’arracher le rouleau des mains ; mais le capitaine prit encore mon parti.

« Laissez-le faire, dit-il, qu’il écrive. S’il ne fait que barbouiller le papier, je vous promets que je le punirai sur le champ. Si au contraire il écrit bien, comme je l’espère, car je n’ai vu de ma vie un singe plus adroit et plus ingénieux, ni qui comprit mieux toutes choses, je déclare que je le reconnaîtrai pour mon fils. J’en avais un qui n’avait pas, à beaucoup près, tant d’esprit que lui. »

« Voyant que personne ne s’opposait plus à mon dessein, je pris la plume et ne la quittai qu’après avoir écrit six sortes d’écritures usitées chez les Arabes, et chaque essai d’écriture contenait un distique ou un quatrain impromptu à la louange du sultan. Mon écriture n’effaçait pas seulement celle des marchands, j’ose dire qu’on n’en avait point vu de si belle jusqu’alors en ce pays-là. Quand j’eus achevé, les officiers prirent le rouleau et le portèrent au sultan. »

Scheherazade en était là lorsqu’elle aperçut le jour.

Sire, dit-elle à Schahriar, si j’avais le temps de continuer, je raconterais à votre majesté des choses encore plus surprenantes que celles que je viens de raconter.

Le sultan, qui s’était proposé d’entendre toute cette histoire, se leva sans dire ce qu’il pensait.


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