Histoire XXIV

Un article de Caverne des 1001 nuits.

Cela faisait longtemps que les gens parlaient de la SCQSFQC. Cette société n'était pas réellement secrète. Disons plutôt que personne ne semblait vraiment savoir quelle était la manière d'y entrer. Les rumeurs allaient bon train. Le Président, lui-même, avait de source sûre appartenu à la SCQSFQC. Partout la suspicion régnait. En effet, des gens qui se cachent doivent forcément avoir quelque chose à cacher. Il est certain que, d'une manière ou d'une autre, ils manipulaient le pouvoir. Qui pouvait affirmer que son voisin, voire même son conjoint, ne faisait pas partie de cette société ? Leur mode de recrutement était inconnu, et nombre de gens importants se demandaient pourquoi personne ne les contactait.
Des dossiers paraissaient dans les journaux : le pouvoir de la SCQSFQC, ou encore SCQSFQC, humanistes ou espions ? Les journalistes, qui ne pouvait admettre leur ignorance, y allaient de commentaires déplaisants et d'interprétations douteuses. Selon certaines sources, cette société constituait un danger pour la démocratie ; pour d'autres, c'était une aubaine pour l'économie. Des émissions très sérieuses avaient été organisées en vue de récolter des témoignages qui auraient éclairé le problème. Malgré tout, rien n'y fit. On eut beau chercher, dénoncer ses voisins dont le comportement était plus qu'étrange, chercher dans les bibliothèques et les archives la trace historique de la création de la société. On ne trouva rien. Certains voulurent même provoquer la société semi-secrète en annonçant que toute l'affaire n'était que montage et manipulation de l'opinion ; qu'aucune SCQSFQC n'existait dans ce bas monde.
Néanmoins, cette société existait belle et bien. On s'en aperçut par hasard, alors que la chasse à l'homme rare avait perdu de son intérêt médiatique. Cette apparition miraculeuse d'un des membres de la SCQSFQC, qui avait été attaqué par une bande de voleurs et avait perdu son portefeuille dans la bagarre, fut une aubaine pour tous les esprits affamés de faits et non de réflexion. La carte fatidique figurait en bonne place dans les papiers de la victime. Les agresseurs furent invités par toutes les chaînes et on s'arracha leur butin aux enchères durant des scènes qui touchèrent à l'hystérie. Ils avaient sauvé le pays de l'inconnu et apparaissaient comme les nouveaux dieux de l'écran. On organisa même un genre de kermesse retransmise dans tous les foyers afin de divulguer au public le contenu du précieux portefeuille. Etant donné l'ordre de l'Etat de laisser se dérouler librement l'information, personne jusqu'au dernier moment ne sut ce que contenait la pièce à conviction, beaucoup étant pris de vertige au vu des risques courus en toute méconnaissance de cause.
Comme beaucoup à ce moment là, j'étais devant l'écran à maudire les petites ordures qui m'avaient envoyé à l'hôpital pour me voler trois malheureux billets, et une carte sans grande importance. Il est vrai que je n'aurais pas dû la porter sur moi, mais j'avais emporté par erreur le portefeuille qui restait habituellement chez moi.
Lorsque la SCQSFQC m'avait accueilli dans ses rangs, cela m'était apparu comme un événement sans grande importance. Il n'y avait ni carte, ni patte blanche, ni profil particulier. Seulement ce petit test. Mais cela ne me coûtait rien car c'était mon occupation favorite. C'est donc naturellement que j'avais été admis dans le cercle. J'y avais rencontré le chef - car il y a toujours un chef - que les autres vénéraient de leurs courbettes. J'avais cru comprendre qu'il détenait le record du test, et qu'il paraissait de bon ton de l'appeler «monsieur». Cela ne m'amusait guère et je m'arrangeais pour ne pas adresser la parole à cet homme suffisant.
Je me rendis bientôt compte que la surface calme du lac de la SCQSFQC cachait en fait une marmite en ébullition. En apparence tout harmonie et accord, le terrain était miné de petites envies personnelles : certains travaillaient pour augmenter leur score au test, espérant grimper dans la hiérarchie ; d'autres critiquaient leurs compatriotes en vue de monter plus vite qu'eux et de neutraliser leur ascension. J'appris l'existence d'un classement secret dans lequel un nombre important de paramètres entraient en jeu. On m'avertit que chaque poste de responsabilité abritait un homme à la conscience pointue de cette évaluation officieuse. La chose ma paraissait ridicule surtout pour une société comme la nôtre qui ne se réunissait que pour une unique, et presque dérisoire, raison.
Néanmoins, au fur et à mesure que les mois passaient, le tableau me paraissait de moins en moins drôle. Certains prenaient les choses tellement au sérieux que des drames survenaient et que l'on venait aux mains ! En temps que dernier rentré, je me croyais à l'abri de toutes ces luttes fratricides. Cependant, des rumeurs circulèrent sur l'état incroyablement haut de ma cote. La population de la SCQSFQC commençait de me regarder de travers, moi qui n'avait jamais émis un seul jugement sur un de mes compatriotes. Un jour, une délégation de membres vint me voir afin de me menacer et de m'intimer de ne pas me faire remarquer plus que je n'étais en train de le faire ou les avertissements deviendraient physiques. Je me levai et les priai de quitter le bureau, scandalisé.
Le lendemain, le chef me convoqua dans son bureau. Il me parla d'obligations, de hiérarchie, de convenances, de respect. J'avais envie de vomir. Je lui répondis que des êtres intelligents faisaient fi des barrières hiérarchiques qui stérilisaient les échanges.
Ma carte fut exhibée devant le pays qui, les yeux écarquillés, contempla sa propre face : celle d'un membre de la Société De Ceux Qui Savent Faire Quelque Chose.



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