Histoire XVI

Un article de Caverne des 1001 nuits.

Monsieur Ventoralgan avait trop attendu ce moment. Il ne parvenait qu'à peine à imaginer tout le plaisir sur le point de déferler. Il faut dire qu'il s'agissait d'une coquette somme. Mais le jeu en valait la chandelle. Le couronnement en somme. Oui, c'était bien cela.
Il prit sa mallette avec ses instruments et ses papiers habituels, le diplôme qu'il n'aurait pas fallu oublier et descendit les escaliers d'un pas guilleret.
Bien que son but se trouvât de l'autre côté de la ville, il résolut de marcher afin de profiter pleinement de ce jour de gloire. L'acquisition du clou de sa collection ! Enfin, il réalisait combien cet achat était nécessaire, car il commençait d'être exclu de certains cercles de médecins qui ne juraient plus que par cela. C'est pourquoi il se devait de le posséder pour pouvoir retrouver son identité et redevenir l'homme vaillant et combatif d'avant. Quand il y pensait, ceux qui pouvait s'en passer n'étaient vraiment que des moins que rien. Lui-même pendant longtemps en avait désiré un mais il n'en avait pas les moyens. C'est pourquoi ce jour allait être dignement fêté. Et tous les prétendus amis qui avaient pris de la distance au fur et à mesure de leurs acquisitions. Il fallait surtout ne pas perdre la carte qu'on lui donnerait, cette carte magnifique qui lui ré-ouvrirait tant de portes. Et puis sa femme n'aurait qu'à bien se tenir en reconnaissant enfin l'homme réveillé en lui.
Il avait forcé le pas et se retenait pour ne pas courir. Il sentait ses pectoraux saillir et se croyait capable d'accomplir n'importe quelle prouesse physique. Il était redevenu le docteur Ventoralgan avec un grand V. Docteur, si vous voulez bien vous donner la peine d'entrer. Bien sûr, docteur. Tout à fait, docteur. S'il vous plaît, docteur. Comme bon vous semblera, docteur. Il était invincible. Et dès ce soir, lorsqu'il montrerait sa carte aux membres du club, des petits sifflements d'admiration fuseraient. Il prononcerait un discours propre à calmer les amis les plus distants. Désormais, les êtres inférieurs viendraient le consulter pour savoir comment il était possible de rentrer au club. Mais il avait déjà maintes fois imaginé comment il s'y prendrait pour les mener sur des fausses pistes, pour échanger des bribes de renseignements contre des denrées de toute autre qualité. Et alors, c'était le jeu, non ? Ne s'était-il abaissé lui aussi, dégradé, humilié ? N'avait-il pas passé des mois à inviter des membres du club dans le seul but d'apprendre le moyen d'y entrer ? N'avait-il pas fait des courbettes aux plus méphitiques seulement pour récolter des renseignements la plupart du temps faux ? Oui, il était arrivé jusque dans ces bas-fonds de l'humanité, à ne plus prendre en compte sa propre personne, à faire semblant d'admirer les plus imbéciles, oui, mais maintenant c'était fini ! Il avait fini par les avoir. Tous. A l'usure. Il était le meilleur. Enfin, il était temps que le monde le reconnaisse pour qu'à son tour, il profite de ceux qui voulaient y arriver. Et il les sucerait, vous pouvez le croire. Combien de fois il avait rêvé des vengeances qu'il exercerait à son tour sur les non-initiés. Et ils le payeraient cher. Quant à ceux qui s'entêtaient à vouloir ignorer la voie, il contribuerait à les terroriser et participerait aux expéditions punitives qui étaient de temps en temps organisées.
Il arrivait. Enfin. Son cœur battait la chamade.
Il poussa la porte. Il embrassa du regard tous les organes de bois poli : spectaculaires, parfaits, magnifiquement représentés. Il choisit un poumon de bois parmi les plus chers et l'artiste qui les fabriquait lui signa une carte qu'elle plastifia immédiatement.
Après de nombreux emballages en feuilles d'oignon de l'œuvre magistrale ; après qu'il a reconnu toutes les singularités esthétiques du poumon, qu'il s'est rapidement posé la question de savoir comment de tels chef d'œuvre peuvent être si merveilleusement sculptés dans un assemblage de bois précieux ; après que son diplôme a été authentifié ; après que le chèque d'une somme incroyable a été signé ; après qu'il a décidé d'aller directement dans l'appartement de sa femme pour la convaincre de revenir habiter avec lui ; après qu'il est parti du magasin en sautillant, elle retourne dans la pièce du fond où un cadavre gise, le ventre ouvert sur une table de dissection, un cœur mis en évidence sur une pointe, ses outils patientant à côté du stock de bois précieux.


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