Petite histoire de la littérature névrotique française
Un article de Caverne des 1001 nuits.
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Introduction
Cet article tente d'exposer une tendance structurelle très française de la littérature, tendance que l'on pourrait qualifier de « littérature névrotique ». Non que la littérature névrotique soit l'apanage de la France - elle semble aussi relativement présente dans un certain nombre d'autres pays d'Europe - mais elle rencontre souvent des sommets archétypaux au sein de la littérature française.
Qu'est-ce que la littérature névrotique ?
Le terme de littérature névrotique est relativement difficile à définir précisément. Pourtant, il est important de se risquer à l'exercice afin de ne pas confondre les genres et de savoir reconnaître ce qui, au sein de la littérature, peut être qualifié de névrotique et ce qui ne l'est pas.
Cette tentative sera ccompagnée de deux pré-requis. Le premier est d'envisager que la littérature témoigne de l'expression d'un inconscient collectif, d'une culture, ou le moyen de forger et de transmettre cet inconscient collectif. Le second est que la qualification de « névrotique » est prise dans son sens descriptif, dans un sens presque naturaliste ; elle tente d'établir une qualification basée sur une certaine vision du caractère névrotique des œuvres.
Voilà qui nous porte à définir le caractère névrotique en lui-même dans la littérature. Ce caractère est le plus souvent l'illustration de la névrose de l'auteur ou la complaisance envers les névroses des personnages. Cela se traduit en littérature par les caractéristiques suivantes :
- une hyper-intellectualisation des sentiments,
- des représentations savamment teintées des angoisses de l'inconscient collectif ou de ses propres angoisses non représentatives mais présentées comme telles,
- des personnages aux accents névrotiques considérés comme de facto se trouvant du côté du vrai,
- un jugement moral sur les personnes non névrotiques,
- un centrage excessif sur les problèmes d'un individu ou d'un petit groupe d'individus[1]
- une attaque explicite ou implicite des structures sociales et une complaisance envers les thèmes névrotiques classiques, entrevus comme moyen de rébellion (essentiellement ce qui est censé faire peur à la société comme la mort, le sexe et la violence).
Il faut préciser que la plupart de ces éléments doivent être présents pour qu'il y ait littérature névrotique, une littérature que l'on pourrait considérer comme une littérature de l'angoisse, pessimiste et très tendancieuse en ce qu'elle offre un caractère cohérent et complet d'un tableau désespéré de la société et des personnages qui y évoluent.
Certaines œuvres ayant ces caractéristiques peuvent toutefois ne pas être qualifiées de littérature névrotique si elles proposent une vision suffisamment forte, par exemple au travers de l'ironie, pour établir une distance entre le récit et le personnage.
Le romantisme
Nous pourrions probablement commencer cette petite histoire bien avant le romantisme. Pourtant, il me semble, mais c'est peut-être une des conséquences de mon inculture dans certaines phases de la littérature française, que le vrai coup d'envoi d'une littérature névrotique se situe durant la période romantique.
A ce moment en effet, le développement en littérature de l'analyse des sentiments pousse un certain nombre d'auteurs à décrire les souffrances internes de personnages, dans un monde qu'ils ont du mal à comprendre. Les artistes pour la première fois peut-être tendent à se représenter eux-mêmes face aux affres de la création. Le romantisme n'est pas qu'affaire de thème mais aussi de technique littéraire, en rupture complète avec le classicisme. Durant cette période, les bases de la littérature névrotique du XXème siècle se créent, le contexte s'établit. Non que, pour moi, la littérature romantique soit tout le temps névrotique, mais elle définit un canevas au sein duquel, plus tard, les tendances névrotiques des auteurs marqués par les deux guerres mondiales auront tout le loisir de s'exprimer.
Ainsi, avec Les souffrances du jeune Werther, Gœthe lance un mouvement romantique dont l'acmé s'illustrera dans le premier XIXème siècle mais dont les influences se feront sentir jusqu'à la fin du XIXème. Le romantisme met l'ego surdimensionné au centre de toutes les préoccupations. cette littérature de l'analyse de l'ego, analyse très intellectuelle et mise en scène de façon souvent mièvre, fait culminer les aspirations névrotiques de beaucoup d'auteurs romantiques. Pour la première fois dans l'histoire de la littérature voit-on se dessiner un courant fertile du point de vue théorique, mais flirtant souvant avec une niaiserie incroyable.
Pourtant le romantisme n'est pas que niaiserie et ego. Comme technique, il permet à de grands auteurs de s'exprimer en remettant en question toutes les conventions classiques mais aussi en jouant de manière ironique des conventions romantiques, aussitôt reproduites jusqu'à l'écœurement. Ainsi, la littérature romantique lorgne-t-elle souvent vers le fantastique et vers la spiritualité ; elle replace l'homme dans une perspective fantastique pour mieux s'intéresser à ses réactions psychologiques. Il y a donc parfois une volonté de porter l'homme plus loin et souvent de le connaître mieux, et par conséquent de se connaître mieux soi, en tant qu'écrivain.
Pourtant, même au sein de cette démarche pouvant tomber dans l'excès névrotique le plus profond, les ambitions de la littérature romantique se cantonnent à l'analyse de personnages singuliers et offrent peu de grandes fresques sociales (à part Hugo qui est techniquement romantique, mais bien au dessu de l'étiquetage romantique dans le choix de ses thèmes et la puissance de son écriture). Le cadre de la littérature romantique est donc encore ouvert vers l'homme, vers la niaiserie aussi quelque part, mais vers une meilleure connaissance de l'homme pour progresser. Nous pourrions qualifier ce type de littérature de littérature névrotique positive.
Quand Flaubert publie L'éducation sentimentale en 1869, il commence à trouver des limites au mouvement romantique et critique un certain nombre de postures complaisantes de jeunes gens de son temps, charriés par les événements historiques dans lesquels ils ne s'impliquent pas. Loin d'être complaisant avec ses personnages (mais je ne crois pas que ce fut le style de Flaubert), il met en lumière avec énergie et cruauté que le romantisme glisse progressivement dans un attentisme et une contemplation stérile de ses propres sentiments, stérilisant les actes et remplaçant la volonté d'action par des paroles. Car en parallèle de sa vision écrivent des poètes comme Baudelaire qui, tous géniaux qu'ils sont, s'enlisent progressivement dans un romantisme basé sur le spleen et dégagé de ses maigres racines mythologiques et spirituelles. Peut-être tenons-nous là, pour la première fois, une littérature névrotique négative. Cette littérature crée ses propres icônes : le poète incompris et seul, la bohème ou la vie hors d'un cadre social défini, la déification de l'art, la représentation morale du monde selon une morale inverse à celle communément admise (très religieuse à cette époque). Pour la première fois, les auteurs nous prennent à parti, nous demandent une complaisance par rapport à leur spleen qu'ils dépeignent comme invéitables à la fois en raison de leur nature, mais aussi du cadre social qui les empêche de s'exprimer. Cette posture de l'artiste aura un retentissement très grand dans le monde des arts au point de forger un véritable archétype d'artiste auquel encore beaucoup de jeunes artistes actuels rêvent de se fondre.
Cette phase de la littérature est très intéressante dans la mesure où elle va conduire à l'émergence d'un autre courant important représenté par Zola, le naturalisme.
Le naturalisme
Proche du réalisme, ce courant n'a pas pour vocation de s'apitoyer sur l'homme, encore que la lecture de romans de Zola puisse laisser entrevoir les réelles difficultés d'une société en train d'entrer dans l'industrialisation. On pourrait même le voir comme un recadrage du romantisme sur les réalités plutôt que sur l'examen consciencieux et détaillé de ses sentiments de tristesse. Il y a plus une volonté chez Zola de transparence, de défense de la vérité de la réalité qu'un repli structurel sur soi et une vision négative du monde.
Il n'est pas question pour lui de juger, mais de décrire, de montrer des personnages qui, quelque part, n'ont pas le choix, et de faire surgir les questions relatives à ce non choix. La notion de destin est très présente dans l'œuvre de Zola, plus comme une fatalité basée sur les classes sociales que comme un message profondément négatif. D'une certaine façon, cette vision naturaliste est aussi un moyen de remettre en question la vision romantique et les aspirations très spirituelles de l'homme et de ses aspirations à devenir supérieur à ce qu'il n'est. C'est une description des laissés-pour-compte de la société et des problématiques plus humaines, plus proches des véritables termes dans lesquelles elles se posent, plutôt qu'une démarche artistique réservée au monde de l'art, comme l'était un peu le romantisme.
Il est amusant de constater que les thèmes abordés par Zola pourraient conduire à penser qu'en s'intéressant aux problèmes de la société, il verse dans le misérabilisme et dans la peinture des âmes névrotiques de la société (chez les riches comme ches les pauvres, la névrose étant très justement répartie). Il n'en est rien, et ceci est à noter, car cette période établit une vraie pause au sein de la littérature névrotique romantique.
L'artiste lui aussi voit son rôle changer : il peut servir à quelque chose, au moins à dénoncer, au mopins à accuser. C'est tout le contraire du romantisme qui avait établi cette image qui est aujourd'hui archétypale de l'artiste en tant qu'il est supérieur au reste de la population, du fait de ses aspirations et du fait du caractère sacro-saint de ses créations. L'artiste est postulé comme un être différent durant la fin du romantisme, comme un être qui a devant lui des possibilités d'épanouissement par l'art qui dépassent de très loin les préoccupations de la plèbe. D'un certain côté, c'est cette image caricaturale du romantisme qui est restée dans nos sociétés et dont le message s'est progressivement appauvri pour devenir repli sur soi et rejet du reste du monde. Cette évolution, au regard de l'histoire de l'art, paraît presque naturelle.
Le premier XXème siècle
Au début du XXème siècle, la littérature, très influencée par ce qui se passe dans d'autres domaines de l'art va s'ouvir au monde dans une optique de réflexion grandissante et fertile. Si la fin du XIXème fait état d'une société qui se cherche d'une maniètre post-romantique, la littérature du début du XXème s'engage dans des voies nouvelles, au niveau de la forme mais aussi du contenu. Les artistes d'alors font une nouvelle révolution dans laquelle ils creusent un sillon qui va progressivement les éloigner de leur public : la musique devient atonale avec Arnold Schönberg, la peinture devient tout d'abord très stylisée avec Marcel Duchamp puis lorgne vers la provocation, vers l'art pour l'art[2]. La littérature, elle, va une fois de plus communiquer avec les autres courants artistiques en s'ouvrant à une liberté qui oscille entre une évolution au sein de la tradition, et une critique généralisée et non doctrinaire d'un grand nombre de traits sociaux et de problématiques de l'époque.
Il faut aussi noter qu'à cette époque, les débats en sciences sont particulièrement féconds et que le monde scientifique est en train de connaître des bouleversements incroyables dans le mode de représentation du monde. On connaît les premières très grandes querelles au sujet des fondations des mathématiques, les sciences physiques explosent, notamment la chimie et la physique des particules. Husserl secoue le monde de la philosophie avec sa phénoménologie tandis que Freud bouleverse le monde de la psychologie. Jamais auparavant, l'ébullition intellectuelle ne semble si intense, jusqu'à ce que la Première Guerre Mondiale vienne mettre un terme à cet ensemble de rêves.
Le second XXème siècle
Le traumatisme de la Grande Guerre est si terrible que certains historiens n'hésitent pas à supposer que les conséquences psychologiques associées à cette première «guerre industrielle» ne soient encore visibles aujourd'hui. Tout est soudain remis en question dans l'homme. Au sortir de la première guerre, la révolution russe de 1917 apparaît comme le seul endroit rationnel où la décision d'arrêter la guerre a été prise. En France, soudain et avec effroi, le gouvernement, les syndicats et les responsables politiques de tout bord sont vus comme ayant encouragé et plébiscité une guerre absurde et une véritable boucherie pour des principes en lesquels finalement, au bout de quatre longues années d'atrocités, personne ne semble plus croire, notamment le nationalisme territorial.
Pourtant, ce nationalisme va renaître d'une façon plus violente encore dans la montée des régimes totalitaires surtout dans le camp des vaincus. Du côté des vainqueurs du Traité de Versailles, c'est le choc profond, un genre de stupeur. Nous avons gagné certes mais à quel prix ? Et qu'avons-nous gagné d'ailleurs dans ce conflit qui a décimé des générations d'hommes de tous les plus petits villages de France ?
Le traumatisme français (tout comme le traumatisme allemand, même si les mécaniques qui se déroulent en Allemagne durant l'entre-deux-guerres sont fondamentalement différents) bouleverse le paysage intellectuel du pays. La défiance se fait de manière générale pour l'ensemble des composantes représentatives de la société, excepté probablement le Parti Communiste qui représente un «non» à la guerre. La littérature commence, selon moi, à accuser le choc de ce traumatisme profond et collectif. D'une certaine façon, elle se replie sur son passé, se rattachant aux valeurs révolutionnaires vues comme positives - et donc ayant des sympathies pour le monde communiste malgré les premiers rapports sur ce qu'est le régime soviétique dans sa réalité - et se sentant proche d'une détresse romantique, d'un spleen romantique, d'une dépression un peu chronique. Il y a retour en arrière de l'inconscient collectif, retour sur des valeurs de sauvegarde, volonté d'oublier, et création d'un véritable tabou sur 14-18.
En un sens, la société agit psychanalytiquement comme une personne traumatisée qui entre dans une phase de régression et qui se rapproche de ses traumatismes antérieurs. La littérature n'échappe pas à ce phénomène de protection intellectuelle et mentale : elle se sent à la fois attirée par le communisme comme seul espoir crédible, construit le tabou sur la Grande Guerre pour échapper à la logique de la recherche des responsabilités (elles aussi incrustées dans un passé collectif fait de xénophobie et de nationalisme) et régresse vers un passé traumatique composé d'images révolutionnaires et de spleen.
Dès lors, les années 30 sont occupées, en France, par un désintérêt pour la politique, un dégoût du système en place, provoqué par la méfiance issue de la Grande Guerre et un intérêt croissant pour ce qui est une certaine construction sociale de l'avenir, perspective dans laquelle la maîtrise du destin de l'homme, proposé par le système communiste, apparaît comme la nouveauté. En 1936, Hitler est déjà une menace majeure pour l'Europe, et rares sont les politiciens à s'en préoccuper. Les français prennent leurs premiers congés payés et les gouvernements défilent à grande vitesse. L'inaction française durant l'annexion par Hitler des Sudètes en 1938 témoigne de cette pesanteur, de ce manque de foi qui est le témoignage d'un vrai désarroi au sein de la population et des intellectuels. Le premier volume de la trilogie romanesque de Sartre, Les chemins de la liberté dépeint de manière juste l'état d'esprit de l'époque[3]. La Deuxième Guerre Mondiale éclate et la France se fait annexer progressivement par le régime nazi sans véritable volonté de résister.
Quelque part, entre les deux guerres, la littérature accuse ce choc profond en se plaçant dans une position de révolte. La poésie se libère avec Apollinaire et le courant surréaliste se place dans des préoccupations de voir autre chose, de découvrir un monde nouveau, sans se retourner pour regarder derrière. Le destin du surréalisme en tant que mouvement est d'ailleurs emblématique de cette période charnière, le Premier Manifeste de Breton étant un manifeste artistique tandis que le second est un manifeste politique. Entre les deux guerres, le discours se durcit et se noircit, on regarde l'homme tel qu'il est comme Mauriac, Gide ou Romain le font, un homme noirci par la guerre, une société qui se cherche tout en refusant les vieilles contraintes et moralités qu'elles soient bourgeoises ou religieuses. Cependant, l'esprit de tabou n'est contrecarré que par l'engagement politique apparaissant comme de plus en plus inévitable. La littérature tente de retrouver la foi en l'homme toute en tentant de digérer les désillusions de la Grande Guerre, conséquence du plus grand massacre organisé de tous les temps.
La Deuxième Guerre Mondiale et l'après-guerre
Au sortir de la Deuxième Guerre Mondiale, rien dans l'esprit français n'a véritablement changé. La digestion de la Grande Guerre n'est pas encore terminée que la découverte des camps de concentration, les procès de la collaboration et de Nuremberg vont durant longtemps ajouter de nouveaux tabous devant l'horreur inexplicable dont Hitler a été l'architecte. La création de l'état d'Israël en 1947 a aussi un effet pernicieux : celui de permettre à une population décimée de quitter les terres sur lesquelles ils ont été décimés, de ne pas permettre le face à face avec leurs bourreaux, d'abstraire la culpabilité des allemands nazis[4].
L'après-guerre démarre donc dans un contexte de tabou, dans lequel la résistance est massivement représentée comme une résistance communiste et non comme une résistance des français de tous bords. La collaboration paraît généralisée en France parmi tous ceux qui n'avaient pas de sympathies communistes[5]. Les crimes nazis sont l'extermination des juifs et laissent peu de place à l'extermination de minorités ethniques comme les tziganes ou de minorités sexuelles comme les homosexuels.
Au traumatisme de 14-18 s'ajoutent les traumatismes de cette nouvelle guerre ; aux tabous laissés par la première, s'ajoutent les tabous créés par la seconde. Sur cet inconscient collectif doublement traumatisé croissent des esprits littéraires et philosophiques ne voyant que l'engagement politique vers le communisme comme espoir.
La littérature de la deuxième moitié du XXème
Bien entendu, le tableau brossé ici est outrageusement schématique et il faudrait une encyclopédie pour traiter le sujet en détails, sachant que toute interprétation peut s'apparenter à une conjecture de ma part. Bien entendu, au sortir de la Deuxième Guerre Mondiale, des esprits libres naissent, aussi vigilants par rapport à l'endoctrinement communiste que vigilants par rapport aux séquelles traumatiques de leur histoire. Il n'en demeure pas moins que les années 60 structurent une pensée philosophique française qui s'appuie sur ces tabous et sur la nécessité de cet engagement. Quelque part, le combat mené par ces philosophes est à la fois de comprendre (et dans certains domaines comme le structuralisme, on peut considérer que de grandes choses furent apportées, même si, comme toutes les théories, certains points sont discutables) mais aussi dagir, et souvent dagir contre. Il y a, à cet époque, une position un peu caricaturale de la position de la littéature française de l'entre-deux-guerres, un esprit de sérieux en plus.
Pourtant, les arts littéraires, musicaux et picturaux, entrent dans une nouvelle phase. Après la reconstruction des années 50, l'époque pressent qu'il y a tout à faire, que l'industrie peut être utilisée à d'autres fins que de construire massivement des armes et qu'il est temps de vivre. Cette période est au niveau littéraire, pictural, cinématographique, musical un foisonnement d'idées exceptionnel et un vivier créatif majeur[6]. Comme durant le premier romantisme, la littérature s'ouvre au fantastique, relit les classiques de la science-fiction des années 50, intègre des préoccupations spirituelles voire magiques dans ses textes. L'homme découvre et il veut aller plus haut, au point qu'on pourrait voir dans les années 60 un renouveau éclair de l'esprit de découverte romantique.
Dans une certaine mesure, les philosophes comme Sartre semblent représenter l'arrière garde morale de cette période et vanter des engagements qui n'ont que peu de sens dans un monde coupé en deux par le mur de Berlin et la Guerre Froide. Si Sartre concerne une frange des étudiants en lettres, il semble qu'il ne concerne pas plus la plupart d'entre eux que les principes catholiques, depuis quelques années, en pleine décomposition au sein de la population française. Le jazz déferle à Paris et les prémisses de 1968 s'annoncent, afin de faire fi du passé, de profiter de la vie et de faire tomber les derniers tabous sociaux sur la sexualité et la liberté.
Mai 68 et ses conséquences
Mai 68 est une période complexe que je n'ai pas la prétention de couvrir en quelques mots de manière définitive. Je crois qu'en substance, mai 68 est un double mouvement : un mouvement de libération de type révolution avec des gains dont il faudrait estimer la juste valeur, et un retour de balancier immédiat concernant un genre de chasse aux sorcières des personnes dites «libérées» contre les personnes dites «suspectes», ce en quoi les méthodes se rapprochent des méthodes staliniennes de jugement en place publique et de pression psychologique de la masse bien pensante sur les autres. En un sens, l'après 68 est un monde doctrinaire basé sur une morale inverse de la morale catholique prédominante avant 68.
Car, connaître un mai 68 après une phase de grands chambardements littéraires et de grandes difficultés à aborder le passé, après une phase de traumatismes historiques dont la guerre d'Algérie sera un épisode de plus, provoqua selon moi une rupture dont il sera très difficile de se remettre. Pourquoi ?
Parce que regarder vers le futur est un moyen de ne pas regarder vers le passé, et quelque part, la littérature ne peut se permettre longtemps ce genre de masques (elle ne l'avait d'ailleurs pas fait en ces termes dans les années trente parce que l'idée de société n'avait pas à ce point été dévoyée). La littérature est dans l'époque, qu'elle le veuille ou non, surtout en France. La littérature est un média poreux, d'où sa propension à représenter de manière assez juste l'esprit d'une époque. Casser la société en 68 revient à casser rapidement le monde des années 60 et de la fertilité née dans les années 50. Pour la littérature, c'est un vrai coup dur qui provoque des phénomènes de rattrapage.
Les conséquences pour la littérature sont une radicalisation de la littérature. Les années 70, une fois la liberté de 68 épuisée, sont le théâtre de profonds bouleversements sociaux et littéraires. Les intellectuels sont sommés de s'engager, de se positionner. La littérature devient sérieuse, du moins plus sérieuse qu'avant. Il paraît impossible d'être écrivain ou poète sans mener des combats, sans être engagé. Les autres arts aussi souffrent de cette période qui se met à appliquer des recettes et à inventer à une vitesse hallucinante ses propres poncifs, ses propres formes imposées. Le cinéma des années 70 redit souvent le cinéma des années 60, en pire. La littérature de science-fiction essentiellement américaine meurt peu à peu, tout comme se radicalise le polar placé dans des contextes politiques ou meurtriers de plus en plus sérieux. Au fur et à mesure des années 70 et notamment après le grand choc pétrolier de 73, la société se replie sur des poncifs de soixante-huitards : la liberté est schématisée, à commencer par la liberté sexuelle, le bien et le mal sont schématisés, l'engagement politique est schématisé et la morale de 68 règne en maître sur la vie artistique et intellectuelle. Tout devient pompeux, parfois de manière décalée et drôle, kitsch, mais trop souvent de manière sérieuse. Feu le nouveau roman, feu les grands films de Godard. On ne joue plus. La société et la littérature, écho de cette société, on construit un esprit bien pensant.
D'une certaine façon, c'est à ce moment que les penseurs les plus rigides et les plus froids, les plus doctrinaires vont reprendre le dessus. Ils vont en quelque sorte définir le cadre dans lmequel il est bien de penser et d'analyser ou critiquer : ils vont définir les objets contre lesquels s'insurger[7]. Non que leurs écrits soient absolument dénués d'intérêt mais ils colportent une vision accusatrice et moralisante dans laquelle l'intellectuel doit s'inscrire. Héritiers de Sartre par certains côtés, le putsch de 68 a réussi, non au niveau de l'Etat et de la libération des mœurs mais au niveau de la morale. Car 68 est un putsch moral. L'art en devient conventionnel, sérieux, prétentieux, plus froid qu'avant.
Il faut d'ailleurs noter que le changement est si radical qu'il faudra attendre près de vingt ans en littérature pour que les enfants des acteurs de 68 commencent à exprimer leur malaise profond, causé par une éducation totalement déstructurée[8]. Des générations de personnes, fils des soixante-huitards et dont l'âge moyen est aujourd'hui de trente à quarante ans présente des syndromes de dépression chroniques et peinent à trouver une vraie place dans la société ou à éduquer leurs enfants. L'identité est pour ces gens-là un problème crucial : que croire, qu'être, ou se positionner ?
Les années 80 verrouillent cette morale et créent une pensée unique à caractère totalitaire. A la grande différence des années 60 où la pensée unique était surtout faite d'une morale catholique héritée et touchait peu l'art (ce dernier parvenait à se développer à côté de la morale, comme souvent dans l'histoire de la littérature et de l'art, par petites transgressions successives), les années 80 inventent une morale de la gauche bien pensante qui touche tous les domaines de la société l'art y compris. Il faut être un artiste engagé, révolté[9]. Et la littérature doit faire l'écho de cette doctrine sociale et socialiste, dure inhumaine mais prodiguant des bonnes intentions à la pelle. On parle d'intellectuel de gauche puis d'intellectuel sous-entendu de gauche, car comment pourrait-on être un intellectuel de droite ? C'est le temps de la crise, de la rigueur et les pensées sont sombres dans l'art comme dans la littérature, sombres un peu artificiellement, comme si la littérature accusait cette culpabilité d'avoir ouvert des voies nouvelles vingt ans avant sous un régime de droite ! La littérature devient progressivement une littérature névrotique pour laquelle l'image de l'engagement politique communiste demeure l'ultime bouée de sauvetage. La philosophie se fait nihiliste, la pensée unique règne, la morale n'a jamais été aussi forte en France depuis des décennies.
Les années 90 nous montrent un pessimisme plus sombre encore, malgré ou à cause de la décomposition du bloc soviétique. D'un seul coup, la dernière idéologie s'effondre laissant les auteurs en perte complète de repères. Il est trop tôt pour faire le procès du communisme en France, à l'époque comme maintenant, dans cette France toujours meurtrie par la Grande Guerre. Du coup, la littérature se fait l'écho de cette chute libre : la religion, c'est mal, mais le communisme, c'est mal tout comme la politique, la société, etc. Tout est pourri. Le monde ici comme ailleurs, parce que les gens sont tous cons, etc. L'individu raconté par la littérature devient donc l'auteur et uniquement lui : il est souvent seul, a des problèmes relationnels et sexuels, est un rebelle qui n'est pas effrayé par une certaine violence au sens propre ou au sens figuré. La littérature légitime ce nihilisme ambiant, l'enseigne, le transmet. En accord avec les médias, la représentation devient noire. Il faut chercher des responsables pour lutter contre eux : les courants altermondialistes naissant désignent le monstre nommé mondialisation (parabole sur le «c'est pas nous, c'est l'autre»).
Nous sommes au comble de la névrose durant ces vingt années. La névrose fait vendre, est nécessaire à la littérature, elle paraît consubstantielle à la littérature. Dans l'art d'une manière générale, il faut être névrotique, parce que la névrose est le nouveau mode de pensée, la nouvelle norme[10]. La complaisance vis à vis de soi est justifiée, la solitude encouragée, la haine de la société tolérée, le suicide légitimé, etc. Avoir de la profondeur humainement, c'est être névrotique.
Perspectives
Nous sommes actuellement dans ce monde franco-français qui n'a finalement jamais beaucoup regardé ailleurs ce qui se passait, qui est toujours resté en vase clos sur ses petits problèmes intérieurs. La littérature française a des défis devant elle, elle qui, quand on lit les autres auteurs européens aurait à rougir du fait qu'autant de navets littéraires puissent être publiés et primés dans notre beau pays. Certes, le public doit aimer ça, mais force est de constater que la qualité littéraire française a beaucoup diminué ces trente dernières années (et pas seulement à cause de la disparition des courants créatifs formels). La littérature française est devenue petite et mesquine, fermée sur le monde et sur soi, moralisatrice et accusatrice, au mieux prétentieuse.
Quand du sang neuf nous parviendra de l'Europe de l'est, du sud ou du nord, plus que nous n'en avons aujourd'hui, nous verrons que l'exception culturelle française ne vaut plus grand chose, ni au niveau pictural, ni théâtral, ni littéraire, ni cinématographique. Finalement, le français étant une tête un peu dure, peut-être lui faudra-t-il une vraie européanisation culturelle pour réaliser la petitesse de ses œuvres. Et le faire agir enfin pour sortir de la pensée unique.
Notes
- ↑ En ce sens, on pourrait étudier le problème de la relation névrotique par rapport à la société.
- ↑ Avec, pour Duchamp, une véritable ironie qui elle aussi sera, au bout du temps, diluée dans des démarches beaucoup plus sérieuses et intellectuelles par la suite, éliminant une grande part de la provocation.
- ↑ Sur les deux autres volets de la trilogie, je crois qu'il serait nécessaire de nuancer cette analyse de la justesse du propos.
- ↑ D'une certaine façon, et au vu du contexte actuel, on peut émettre l'hypothèse qu'il se crée une zone d'ombre à ce moment dans l'histoire des juifs étant donné que la confrontation historique avec les collaborateurs du régime nazi non impliqués dans le procès de Nuremberg ne se produit pas. Quelques années après, les historiens juifs parleront de l'holocauste, terme ayant une connotation religieuse interprété dans le cadre d'une histoire des juifs. Cette analyse externe et a posteriori d'une histoire proche dans le temps mais lointaine dans l'espace crée un nouveau tabou sur le régime nazi dont on ne peut expliquer aujourd'hui véritablement comment il fut possible et s'il serait encore possible à cette échelle de nos jours.
- ↑ Il faudra attendre des décennies pour que la résistance de droite soit reconnue en France, sachant que cette reconnaissance est héritée des travaux d'historiens américains sur la Deuxième Guerre Mondiale.
- ↑ On citera le nouveau roman, comme exemple.
- ↑ Cf. Foucault Surveiller et punir.
- ↑ Cf. Les particules élémentaires de Houellebecq.
- ↑ Cf. L'archétype de l'intellectuel français.
- ↑ Cf. La génèse de la société névrotique et beaucoup d'autres articles sur ce cite.
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