Les lois d'échelle en sciences humaines

Un article de Caverne des 1001 nuits.

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There is a real world;
its properties are not merely social constructions;
facts and evidence do matter.
Alan Sokal

Les sciences humaines comme l'histoire ou la sociologie travaillent souvent sur des groupes d'individus ou au niveau d'une société tout entière. Afin de faire passer un certain message, résultant de l'analyse de comportements au niveau d'un groupe plus ou moins nombreux, les outils semblent encore et toujours manquer pour corréler l'action d'un individu lambda avec l'action du groupe dans lequel il participe.

Héritée des réflexions mathématiques de Benoît Mandelbrot, le concept de loi d'échelle pourrait apporter beaucoup dans les sciences humaines, et cela dans deux axes principaux : - au niveau philosophique tout d'abord, car ce concept introduit une réflexion sur l'adéquation entre l'objet étudié et la représentation de cet objet, - au niveau pratique ensuite, car la notion de corrélation dimensionnelle pourrait apporter beaucoup à la compréhension des imbrications des comportements individuels et des comportements de groupe.

Sommaire

[modifier] Echelle et concept

[modifier] Avertissement

Nous tenterons, dans la suite de l'article, d'éviter les écueils de l'introduction brutale de concepts issus des sciences dans le domaine des sciences humaines. Ainsi, nous voudrions prendre des distances sur, par exemple, l'incroyable succès de la théorie du chaos dans les sciences humaines dans les années 70. Il faut noter que, derrière cette récupération par les sciences humaines de concepts venant des sciences, de véritables buts scientifiques étaient souvent absents. Il n'était alors souvent question que de trouver des arguments qui fassent taire les scientifiques en piochant dans leur domaine, et par conséquent de donner à des travaux discutables une légitimité qu'ils n'avaient pas, du moins au niveau scientifique. La théorie du chaos était pain béni pour tous ces chercheurs qui cherchaient depuis longtemps une occasion de se venger des sciences dures : la science traditionnelle exhibait un chaos intérieur et montrait que l'illusion de maîtrise du monde que renvoyait les scientifiques était fausse.

On pourrait disserter longtemps sur les écrits fantasmagoriques de cette époque où les concepts venant des sciences dures, souvent complètement incompris, ont servi de bases aux élucubrations les plus abracadabrantes, à tel point qu'Alan Sokal, professeur de physique à l'université de New York mit un jour les deux pieds dans le plat en publiant un canular qui eut le succès retentissant que l'on sait.

Polémique mise à part, on pourra se demander si les sciences humaines se sont correctement relevées de cette affaire et si la tentative pourtant intéressante de s'inspirer de concepts scientifiques pour bâtir des modèles n'aurait pas pu être mieux menée, surtout dans la mesure où les chercheurs n'auraient pas tenté à tous prix de régler leurs comptes avec leur homologues des sciences dites dures.

Nous ferons, dans le reste de cet article, comme si l'idée d'user de concepts scientifiques dans le monde des sciences humaines était une bonne idée a priori. Notre souci sera de ne pas tenter de détourner le sens d'un concept que l'on utilisera, ni de tenter de lui faire dire ce qu'il ne dit pas, ni même de l'utiliser comme caution à des points de vue très discutables voire totalement subjectifs.

L'introduction de ce raisonnement par analogie dans les sciences humaines est donc fait dans une optique scientifique, et dans la volonté de poser des questions, voire de poser les éternelles questions des sciences humaines mais d'une autre façon, de tenter, si l'on veut, de prendre les choses par un autre angle.

[modifier] Echelle et concept

Le fait d'entrevoir un des problèmes fondamentaux de l'étude des groupes au travers de la notion d'échelle apporte un éclairage nouveau sur la question même de la logique de groupe.

En effet, au niveau logique, il paraît normal pour tout le monde que les outils pour étudier le microscopique ne soient pas les mêmes outils qui nous servent dans la vie courante. Ainsi, pour être trivial, on ne regarde pas les microbes avec des jumelles. Le concept même de “jumelles” dans un cadre microscopique n'a pas de sens.

Nous pouvons par analogie parler de l'homme seul et de l'homme en groupe. Etudier un homme seul implique souvent une étude de ses motivations, de sa psychologie, de son passé, de sa personnalité, etc., autant d'outils qui dans le cas du groupe ont du mal à se révéler efficaces. Or, il semblerait que le fait que l'objet étudié change d'échelle n'implique pas toujours, dans les sciences humaines, un changement de dialectique. Ainsi, on parlera de l'opinion d'un groupe tout en sachant que le concept d'“opinion”, s'il est intuitif pour une personne isolée sondée, est difficile à cerner dans le cas d'un groupe.

L'utilisation du sondage a pour but de résoudre ce souci de logique. Le sondage d'opinion par exemple établit une répartition en pourcentages des opinions des personnes, en classant ces dernières notamment par classes d'âge, par type de métier, etc. Pourtant, il est nécessaire de constater que si le sondage offre un panorama de l'opinion, il tente d'établir une approximation qui est parfois d'une simplicité extrême et qui réside sur une certaine vision des groupes dans lesquels les individus doivent entrer. Les statistiques permettant d'écraser les singularités par compensation, les photos de l'opinion peuvent être dans certains cas relativement précises, tandis qu'elles sont dans d'autres complètement erronées. Les deux types de résultats étant obtenus avec les mêmes méthodes, il serait bon de se poser des questions formelles sur la justesse d'un tel procédé, en particulier dans le cas de sondages censés représenter un nombre de personnes différent.

Le concept d'opinion pourrait donc bien dépendre de l'échelle à laquelle on le regarde. Il est alors tout naturel que plus on se rapproche de l'individu, plus on envisage comme indécidable la mesure de son opinion, d'où l'intervention de la théorie du chaos : plus l'échelle était faible et plus le bruit devenait important. Il se pourrait néanmoins que l'on raisonne à l'envers en partant de l'individu et d'une loi basée sur une approximation de son comportement pour extrapoler cette loi en la faisant varier suivant l'échelle. Ainsi, le comportement microscopique pourrait être corrélé avec le comportement macroscopique suivant un certain nombre d'hypothèses.

Philosophiquement, la notion de loi d'échelle nous montre donc que les concepts pourraient avoir un sens relatif suivant l'échelle, que ce que nous nommons par les mêmes mots peuvent n'être pas assimilables. Notons que tout cela s'applique dans des systèmes relativement réguliers dans la mesure où un objet fractal est régulier. Si la loi de l'échelle n est totalement différente avec la loi de l'échelle n+1, alors le problème est encore plus complexe. Il s'avère que cet article propose de complexifier le modèle d'analyse, ou d'envisager de le faire, mais en restant dans des espaces «réguliers».

[modifier] Autour du groupe

[modifier] Les logiques de groupes en sciences humaines

Si le travail sur les notions de groupes humains semble avoir été une préoccupation dans les recherches psychologiques des années 50 et 60 (notamment parce que le drame nazi voulait être expliqué), la notion d'étude des logiques de groupes suivant leur structure et leur taille, a fortiori la notion même de loi d'échelle en psychologie, et de manière plus large en sciences humaines, semble être un peu absente des débats actuels et des axes de recherche[1]. Plus qu'une étude du comportement de l'homme au sein d'un groupe, les axes d'intérêt depuis quelques décennies semblent se porter plus sur la relation de l'homme avec les entités formelles de la société ou avec des concepts tels que le pouvoir[2] plutôt que sur une approche duale psychologie/sociologie, approche pouvant bénéficier de la réflexion sur le concept de loi d'échelle.

[modifier] Présentation de la loi d'échelle

Benoît Mandelbrot, mathématicien français né en Pologne dans les années 20, introduisit la notion d'objet fractal en mathématique, un objet mathématique qui a la propriété (étant entendu que ma description est très simpliste) de posséder un invariant d'échelle corrélé à un nombre nommé la dimension fractale. L'invariant d'échelle s'illustre dans des propriétés (souvent géométriques) de l'objet (mesure ou forme par exemple) et font que la propriété concernée évolue de manière prévisible suivant l'échelle à laquelle on regarde l'objet. On pourra par exemple envisager de regarder un objet fractal à l'échelle du micron ou du mètre en établissant des corrélations entre les deux échelles suivant une loi dépendant de l'échelle. ceci veut dire que la corrélation existe, mais qu'elle n'est pas forcément linéaire par rapport à l'échelle, qu'elle peut induire une déformation prévisible de l'objet à grande ou petite échelle, mais une déformation qui dépend de l'échelle.

La découverte (ou la construction[3]) d'objets mathématiques de ce genre est très importante dans la mesure où l'on peut par exemple exhiber des objets géométriques plus complexes que des objets à une dimension (droite) et moins «dimensionnés» qu'un plan par exemple. Cette nouvelle catégories d'objets peut permettre de bâtir des modèles mathématiques de systèmes a priori chaotiques et pourtant obéissant à des règles internes dépendant de la dimension à laquelle l'objet est observé.

Le pas de pensée est très important, car :

  • l'observation de l'objet devient relative à l'échelle observée,
  • les différentes observations à différentes échelles sont corrélées par des lois mathématiques dans lesquelles un invariant d'échelle apparaît (la dimension fractale).

[modifier] L'état de l'art

Introduire cette notion dans les analyses des sciences humaines pour l'étude des groupes humains implique de poser, sinon des questions nouvelles, du moins les questions autrement :

  • faut-il analyser un problème à l'échelle de l'individu concerné (la psychologie ou la psychanalyse seraient appropriées) ;
  • faut-il envisager le problème à l'échelle du groupe humain, d'un des microcosmes dans lequel évolue l'individu (on choisira plutôt la sociologie ou l'ethnologie) ;
  • doit-on tenter des approches mixtes comme la psychologie de groupe, ou la sociologie des microcosmes ; l'individualité ou le charisme exceptionnel de certaines personnes doit-il être pris en compte comme paramètre indispensable ;
  • doit-on envisager le problème plus globalement en positionnant ce dernier au sein de la société dans sa globalité (auquel cas la sociologie ou le droit paraissent indiqués mais avec un risque évident de dérive sur des interprétations politiques ou un jugement moral sur les choses) ;
  • peut-on se servir de l'histoire pour offrir un point de comparaison à la situation (et donc s'engouffrer sur les problèmes de philosophie de l'histoire et de leçons de l'histoire) ;
  • doit-on analyser un phénomène au regard de la morale, de la religion ou même d'un cadre spirituel dans lequel l'homme seul ou dans son microcosme devrait s'inscrire ;
  • quels mots doit-on employer quand un concept se révèle être dépendant de l'échelle auquel on le regarde ?

Chaque discipline des sciences humaines offre des solutions plus ou moins complètes à l'analyse d'un problème suivant les échelles. Très souvent, suivant le point de vue et l'engagement des auteurs, suivant leurs compétences techniques, les diagnostics apparaissent comme divergents et l'analyse même des problèmes est souvent divergente. Si l'on se place du côté des solutions proposées, il va de soi que tout et le contraire de tout peut être discuté et argumenté.

On pourrait voir deux problèmes formels derrière cet état de faits :

  • les diagnostics sont divergents pour des raisons de non validité d'application des résultats d'une science humaine à une échelle à laquelle il n'est pas démontré qu'elle s'applique - c'est l'aspect vertical du problème d'user d'un concept qui ne s'applique plus à l'échelle à laquelle on l'utilise[4] ;
  • les solutions sont incohérentes car elles résultent de l'application souvent erronée de théories en sciences humaines hors de leur échelle de prédilection ; les solutions sont donc issues de généralisations partiales et incomplètes d'où leur incohérence entre elles - c'est l'aspect horizontal du problème.

[modifier] Une approche par lois d'échelle

Le premier travail serait donc de faire un bilan des résultats obtenus en sciences humaines en fonction de leur échelle d'application[5].

Le deuxième travail serait relatif au recensement et à l'examen des questions de généralisation (passage d'une échelle microscopique à une échelle macroscopique).

Le troisième travail serait d'envisager les relations qui peuvent s'établir entre les résultats trouvés à différentes échelles.

Il n'est d'ailleurs pas certain que ces corrélations soient flagrantes, ni même que l'on exhibe des règles aussi simples que celles des dimensions fractales des objets de Mandelbrot, si la complexité du réel se trouve hors d'une certaine régularité. Mais, si cette troisième étape est extrêmement difficile, elle est vitale car elle pose une question essentielle : sommes-nous en mesure de généraliser lors du franchissement d'une échelle ? Et si oui, dans quelles conditions ?

Sommes-nous, par exemple, en mesure de corréler les traits psychologiques d'un type d'individu (le typage jungien pourrait servir de grille de lecture psychologique , comme première approximation) et le comportement d'un groupe dans lequel est cet individu ? Si oui, selon quelles modalités, selon quelles proportions, quelles probabilités, quelles statistiques, quel profil psychologique ? Dans le cas contraire, cela signifie que la généralisation d'une loi humaine démontrée pour une échelle donnée à une échelle supérieure est inapplicable.

L'enjeu est donc crucial : pouvoir, au travers de ce canevas, juger si l'acte spontané de généralisation d'une loi à toutes les échelles est licite ou non, s'il est acceptable ou non intellectuellement en tant qu'approximation. Ce modèle par les lois d'échelles permet de se poser les questions en terme de pertinence de raisonnement, ce qui est fondamental dans une recherche d'une approche non dogmatique et ouverte de la pensée.

On pourrait prendre comme exemple la notion d'inconscient collectif de Jung. Ce dernier établit un lien très fort entre deux échelles très lointaines : la psychologie de l'individu et les idées latentes et non exprimées de la société qui moulent les psychologies des nouveaux individus. Au delà du fait que cette corrélation est un véritable «court-circuit dimensionnel», Jung tente de corréler des comportements individuels avec une image structurante de la société construite pendant les phases d'enfance. Il tente même de déconstruire cet inconscient collectif, de le stratifier, pour en isoler les principales composantes. Un bon sujet d'études des lois d'échelles en psychanalyse serait probablement le travail sur l'inconscient collectif et les lois individuelles valables à la fois à l'échelle de l'individu et à l'échelle de l'inconscient collectif. Il ne serait pas étonnant d'y trouver des échelles intermédiaires et de voir, dans les travaux de Jung, pourtant très novateurs, des approximations discutables.

[modifier] Le Graal

On pourrait rétorquer à cette approche qu'elle constituerait un Graal très dangereux, un Graal parce qu'enfin une certaine modélisation des différents comportements de groupe pourraient être corrélés à l'échelle à laquelle on regarde le groupe, et un réel danger car qui connaît les fonctionnements de ce modèle pourrait être en mesure d'établir des logique de pouvoir à toute les échelles. Nous pourrions être dans le domaine de la prédiction, du danger de la manipulation de masse.

De manière parallèle, ce Graal est aussi recherché en physique avec les tentatives d'unifier les forces fondamentales de l'univers, et par conséquent d'unifier les grandes théories incompatibles de la physique.

De part et d'autres de la limite entre les sciences dures et les sciences humaines, on constate le même mouvement : tenter d'unifier, même en approximant beaucoup, des phénomènes se produisant à des échelles différentes. Les mathématiques actuelles ne sont peut-être pas encore en mesure de fournir des outils ad hoc, cependant, il faut réaliser que les outils disponibles n'ont pas tous été testés et qu'il serait intéressant de se pencher sur leur étude sans céder à la mode, ni à la tentation de donner une crédibilité scientifique à ce qui n'en a pas en le parant de mots scientifiques complexes détournés de leur sens premier.

[modifier] Conclusion

Certes, l'homme ne se met probablement pas en équations, et certains verront dans cet article une volonté absurde et dangereuse d'arriver à ce but. Mais cette constatation, que je partage, ne cache-t-elle pas que certains comportements humains à certaines échelles peuvent être récurrents et peuvent dépendre de l'échelle à laquelle ils se produisent ? Si tout n'est pas modélisable, cela ne signifie pas que rien ne le soit et qu'il faille se satisfaire d'une myriades d'études morcelées sans chercher à penser les sciences dans leur globalité comme allant vers des modèles unifiés mais variables suivant les échelles.

[modifier] Notes

  1. Cf. les logiques de groupe.
  2. Cf. pouvoir et persona.
  3. Cf. les travaux de Russel sur la grande querelle sur les fondements des mathématiques du début du XXème siècle.
  4. C'est un des problèmes fondamentaux de la loi d'échelle implicite : bien qu'une théorie en sciences humaines s'applique à une échelle donnée, l'esprit humain tend à généraliser ces résultats à une autre échelle, ce qui mène souvent à d'incroyables contresens.
  5. Une démarche somme toute très scientifique qui s'apparente aux domaine de définition des fonctions mathématiques.