Histoire XXX

Un article de Caverne des 1001 nuits.

(Différences entre les versions)

Version actuelle

Il était sapé comme un pape ! Ses grosses mains l'embarrassaient tant qu'il ne savait pas où les mettre. C'était un rendez-vous tellement important. Et il avait si peu l'habitude de ce genre de choses. Il lui faudrait présenter de manière ferme et décontracté ses objectifs et montrer qu'il était prêt à travailler dur. Comme d'habitude. Il savait que le seul moyen de s'en sortir était le travail. Mais si cette fois lui paraissait la plus difficile, elle pouvait être la dernière.

Quelle était la personne qu'il allait découvrir ? Comment l'aborder ? Il ferma les yeux en songeant que toute préparation lui donnerait un air faux. Il valait mieux faire confiance à l'instinct. Jamais, il n'avait été vraiment embarrassé plus de quelques secondes face à quelqu'un. Et il avait croisé plus d'une étrange personne.

Il pensait à sa femme et à ses enfants. Si tout marchait comme il le rêvait, faisant les cent pas dans ce couloir d'un bâtiment d'une ville qu'il ne connaissait pas, c'en était fini pour eux des soucis d'argent. Ils ne manqueraient plus de rien.

Il trépignait. Consultait sa montre toutes les trente secondes. Après tout, il n'avait rien à perdre ; rien qu'un avenir à gagner.

Puis vint le moment. On l'introduisit dans une salle, puis dans un bureau où un homme semblait surchargé de travail. Ce dernier leva la tête au dessus de piles de papiers et ses yeux de braises le décontenancèrent immédiatement. C'était comme si ce démon vous fouillait la tête jusque dans ces moindres recoins en un coup d'œil. Alors que le chef du recrutement lui disait de s'asseoir, il avait la douloureuse impression que tout était déjà joué, qu'il mettait la main dans un engrenage impossible à arrêter, qui tournerait encore et encore, pendant très longtemps. Un frisson parcourut son échine pendant qu'il attendait que l'autre engageât la conversation.

Une voix d'outre-tombe, rapidement modulée en quelque chose de suave et liquoreux , lui parvint.

— Vous voulez faire partie de notre société ?

— Oui.

— Vous avez répondu à l'article que nous avons fait paraître dans votre journal local, il y a deux mois, c'est exact ?

— Oui.

— Vous avez l'argent nécessaire pour entamer la procédure de rachat aussitôt que nous l'aurons décidé ?

— Oui.

— Ceci est votre curriculum. Votre employeur dit beaucoup de bien de vous. Vous êtes {travailleur}.

Une drôle d'intonation avait soudain percé la croûte du discours, puis le flot repris dans le même style qu'auparavant.

— Je le pense, oui.

L'autre sembla réfléchir. Il ne le regardait toujours pas.

— Néanmoins, entre votre qualification initiale et ce que vous projetez de faire chez nous, il y a un monde.

— Oui, mais je suis disposé à apprendre. J'ai d'ailleurs déjà des idées en ce qui concerne...

— Je sais. Vous en parlez dans votre lettre.

Le directeur chaussa ses lunettes à double foyer et le fixa. Ses yeux étaient désormais des billes de métal froid. Leur éclat ne laissait rien présager d'humain. Ils sondaient tranquillement l'âme, comme on cherche une pièce dans un tas de graviers. Il ne bougea pas pendant quelques secondes qui semblèrent des heures à celui qui transpirait sous son regard.

Puis l'autre dit :

— Puisque nous sommes d'accord sur tout, signez là.

Il prit le contrat ainsi que le stylo et s'apprêta à signer d'une main qu'il semblait ne pas maîtriser correctement.

— Prenez le temps de lire le contrat.

Il ne tint pas compte de la remarque qui lui sembla ironique. Il apposa sa signature à la fine liasse de papiers. Il se leva et serra la main étonnamment chaude et ferme du directeur du recrutement dont l'apparence lui paraissait soudainement moins impressionnante.

Il sortit dans le couloir la tête pleine de longues journées de travail, de rêves fous des possessions matérielles que pouvait payer l'argent. Il ne pensait pas qu'à travers tous ces jours passés à follement travailler, son âme se dissoudrait goutte à goutte dans les cahiers de comptes et les biens terrestres jusqu'à faire de lui l'ennemi de tout ce qu'il avait toujours aimé.



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