Déconstruction du concept de communautarisme

Un article de Caverne des 1001 nuits.

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« Lorsqu'il se produit une innovation importante, c'est en France le fait du Roi, en Angleterre d'un grand seigneur et aux États-Unis d'Amérique d'une association. »
Alexis de Tocqueville (1805-1859)

Sommaire

Introduction

Les intellectuels et les médias français sont toujours prompts à inventer de nouveaux concepts ou à ajouter une terminaison en « isme » derrière un mot banal, le rendant ainsi source de peur. Le mot « communautarisme » est au centre des débats d'aujourd'hui et des concepts qui fondent la peur de l'autre et provoquent son rejet. Instrumenté des deux côtés par les tenants de l'anti-communautarisme et par les tenants du pro-communautarisme, il est temps de s'intéresser au concept lui-même afin de voir quelles réalités il recouvre et quelles messages sous-entendus il entretient.

Comme à mon habitude, le but de cet article n'est ni de juger les « pro », ni les « anti », ni de prendre position mais de remettre un certain nombre d'idées et de concepts à la place qui leur revient.

Un bref historique du mot

Ce mot, selon certaines encyclopédies, semblent n'avoir été utilisé que dans le contexte de la description du mode de fonctionnement politique du Liban (dans la Constitution de 1926). Nous délaisserons la piste de cette filiation pour l'emploi de ce concept dans les médias français d'aujourd'hui.

Le mot « communautarisme » semble vouloir dire de nos jours en France : {appartenir à une communauté, mais y appartenir « un peu trop » et risquer par cette appartenance d'être anti-républicain}.

On pourra être étonné d'avoir vu ce concept - non appuyé par aucune thèse ni explication, bien entendu - se répandre depuis quelques années, étant donné que les deux dernières décennies ne furent pas le moment de l'histoire française qui mit le plus en exergue les différences d'appartenance à des communautés au sein de la nation. Au contraire, du temps de la décolonisation par exemple, ces différences semblèrent plus critiques.

Mais à ce moment là, les communautés {étaient nommés par leur nom}. Par exemple, on disaient les « polonais », les « juifs », les « noirs », les « pieds-noirs », les « portugais », les « italiens », les « arabes », les « corses », les « chinois », les « auvergnats », les « alsaciens », les « bretons », etc.

Les deux dernières décennies semblent avoir mis une chape de plomb sur les mots exprimant la différence. Il n'est plus permis que de dire de quelqu'un qu'il est français ou qu'il n'est pas français, mais toute référence à une autre partie de son identité, lorsque celle-ci n'est pas partagée avec tous les français de la nation, est devenue tabou.

La France et l'identité, une longue incompréhension

L'incompréhension française du concept d'« identité » n'est pas nouvelle[1]. On pourrait même dire que depuis la Révolution, la construction identitaire du français moyen n'est pas claire : à la fois il aime son pays, et à la fois il a gardé une hargne contre les autorités de son pays, comme en 1789. Ce que les gens considèrent comme un patrimoine national majeur, la Révolution, en est un mais les générations de français le payent par une division névrotique de leur rapport avec leur pays. Ils aiment la France, mais ils veulent la Révolution ; ils aiment la France mais crachent sur le drapeau français ; ils aiment la France mais détestent l'hymne national. Etrange comportement français pour qui connaît les pays étrangers, plus homogènes dans leur approche de la nation.

La relation du français au concept de nation est une relation névrotique, une relation romantique d'amour impossible, d'amour bafoué, d'amour intense toujours déçu et provoquant toujours une violence, vue comme légitime, contre les symboles de l'Etat. Il n'est pas étonnant que les autres pays soient parfois un peu surpris de l'« esprit français ».

La République, dans les textes, fut toujours très tolérante, et basée sur les trois principes bien connus de Liberté, Egalité, Fraternité, le troisième axe définissant l'esprit de tolérance français de la différence, ce qui, d'une certaine façon, fait référence à l'esprit des Lumières[2]. Il n'est donc pas de théorie anti-communautaire au sein des lois de la République. On notera même que depuis un siècle, les lois des associations civiles dites « de loi 1901 » et des associations cultuelles dites « de loi 1905 » opèrent dans une légitimité juridique incontestable.

Pourtant, la France a du mal avec le concept d'« identité », car cette identité névrotique française fait voir l'« identité non française », à supposer que cette formule recouvre vraiment quelque chose de concret, comme une menace. Le français étant en mal d'identité, il projette cette instabilité sur la personne qui est différente. Ainsi, celui qui est différent est rejeté par l'ensemble de la société, moralisatrice mais souvent incohérente dans sa morale. L'être différent est renvoyé à la communauté à laquelle il est censé appartenir, laquelle doit s'intégrer silencieusement dans la nation ou faire du prosélytisme républicain, pour bien montrer qu'elle n'est pas une menace. On comprend au regard de cet inconscient collectif le poids des révoltes historiques intérieures. Car avant d'être une terre d'accueil, les français se divisaient déjà sur la notion de ce qui était français et ce qui ne l'était pas. Ils ne savent même pas au fond d'eux-mêmes ce que veut dire être français.

On pense souvent que l'identité d'un pays s'acquiert comme par magie. Mais il faut au contraire soigner les blessures du pays afin de construire une identité saine et cohérente. L'identité française est duale, elle est un conglomérat d'amour passion et de haine pour la pays France. Chaque français étant divisé en lui-même sur le sentiment à avoir par rapport à son pays, l'inventivité névrotique est grande lorsqu'il s'agit de projeter ce malaise sur le danger de l'« autre ».

Le glissement de l'individu suspect à la communauté suspecte

Le premier mouvement de glissement que l'on constate dans la concept de communautarisme est l'assimilation de l'héritage de la phobie du racisme à l'esprit divisé français. Le racisme, à force de battage social et médiatique, est devenu le pire des crimes tout comme son compagnon, l'ignoble « antisémitisme »[3]. Cette assimilation fait qu'il est philosophiquement et médiatiquement aujourd'hui en France inacceptable d'être haineux envers les différences entre personnes. Pourtant, il faut exprimer ce conflit intérieur de l'identité française en conflit extérieur.

Qu'à cela ne tienne, il suffit d'abstraire d'un niveau : le racisme étant compris comme un refus de l'autre en tant qu'individu, il suffit de refuser l'autre en tant que communauté pour se donner bonne conscience de n'être pas raciste ou antisémite mais de « défendre la République ». En un sens, ce premier glissement est risible dans la mesure où l'esprit névrotique, caractéristique de la culture de la division à la française s'y exhibe dans toute sa splendeur. C'est pourquoi il serait bon que nos sociologues nationaux étudient de près cette mécanique de refus de l'autre et de soi-même, cette mécanique qui, soit disant, maintenant ne semble s'illustrer que par un « racisme », un « antisémitisme ».

Souvenons-nous qu'il y a quelques décennies de cela, Paris était le théâtre de la plus sauvage des xénophobies : la xénophobie régionale. Suivant la région de laquelle vous étiez nés, pas la peine de venir vous installer dans un quartier habité par des anciens d'un autre région. Tout le monde était venu avec son village et les guerres de village avaient été transposées dans la capitale. Souvenons-nous de la xénophobie française envers les italiens, les polonais et les portugais. Cette culture de la division nationale n'est pas récente et il se pourrait que les étiquettes faciles de « racisme » et d'« antisémitisme » soient moins souvent applicables qu'on ne le pense.

C'est ainsi que le premier raisonnement {faux} suivant est passé dans le concept de communautarisme  :

  • une personne a une partie de son identité non réductible à sa nationalité française ;
  • elle fait donc partie d'une « communauté » ;
  • elle adopte les points de vue de la communauté à laquelle elle appartient ;
  • cette identité non partagée avec « le reste de la nation » ou « la majorité des français » est une menace a priori pour la France.

On a donc dans ce premier glissement franchi une échelle. L'étranger n'est plus un problème par lui-même, mais en tant que représentant d'une communauté dangereuse pour la France. Etonnante astuce, astuce qui dans le raisonnement présenté ci-dessus exhibe ses erreurs à chaque pas. Par exemple, une personne peut être juive sans faire partie de la « communauté juive » de sa ville. Une personne peut être musulmane et ne pas aller à la mosquée. Une personne peut se sentir concernée par les problèmes des gens qui lui ressemblent sans faire partie d'une « communauté », sans avoir la volonté de ne fréquenter personne en dehors de sa « communauté », sans adhérer aux messages des représentants étrangers de sa soit disant « communauté ».

Le glissement de la communauté suspecte au « communautarisme »

Le deuxième grand glissement logique recouvert par ce concept de communautarisme est l'abstraction des problèmes, méthodes, arguments, cultures d'une communauté quelconque en un genre de communauté archétypale dans laquelle tous les « dérives communautaristes » s'exprimeraient de la même manière.

On dit souvent en logique que l'abstraction est un des grands problèmes de la pensée car à trop abstraire, les concepts créés ne recouvrent souvent plus aucune réalité[4]. Cette abstraction de tous les faits, gestes et caractéristiques des communautés en une communauté archétypale composée de gens aux comportements « communautaristes » est une tromperie et un mensonge sémantique.

Car non seulement, il n'existe pas de « science des communautés », comme on aimerait nous le faire croire ,mais il n'existe pas non plus de spécialistes en « communautarismes ». Bien entendu, on entendra souvent dans les argumentaires le fait que la France défend son « concept d'intégration », mais cette approche par la « lutte contre les communautarismes » est une méthode qui a des accents fascistes, du fait de sa généralisation excessive, comme nous allons le voir.

Communautarisme et lobbying

De tous temps, certaines communautés furent structurées afin de pratiquer ce qu'on appelle du lobbying. Le lobbying est surtout un intérêt de type économique défendu par une association. Mais ne prenons pas les choses à l'envers : si le lobbying est considéré comme néfaste socialement, qu'on s'attaque aux groupes de pressions (alors que le monde a toujours fonctionné avec des groupes de pression). Mais le gouvernement peut avoir à faire à un groupe de pression juif ou évangélique ou musulman sans que l'on classe tous les gens qui sont juifs, évangiles ou musulmans dans des communautés aux actions « communautaristes ».

La France a peur du lobbying : qu'elle dépêche des commissions d'enquête sur les lobbies et que l'on fasse travailler nos parlementaires pour voir quels sont les groupes de pression, pour quelle chapelle ces groupes luttent-ils et qui ils représentent.

Au lieu de cela, l'approche « communautariste » vise à tout confondre, à rendre suspect toute personne « appartenant à une communauté » avec ou sans son consentement avec « certains de ceux qui appartiennent à la même communauté » et qui ont des pratiques de lobbying.

Le résultat est, bien sûr, qu'il ne s'agit une fois encore que de prétextes. Là où avant on disait « je n'aime pas les arabes », ce qui est raciste donc interdit, on a le droit de dire aujourd'hui sous couvert de lutte contre les communautarismes « je n'aime pas les gens de la communauté musulmane, cette communauté est une menace pour la France ».

Effets pernicieux de la « lutte contre les communautarismes »

Le premier effet pernicieux est bien entendu de réactiver la vieille tendance humaine à ne pas aimer son voisin et française à ne pas aimer les groupes de voisins qui ne lui ressemblent pas. On aura donc droit à de la xénophobie en tous genres.

Le second effet pernicieux est la morale qui découle de cette « lutte contre les communautarismes ». Faire partie d'une communauté est mal pour ceux qui s'en réclament, mais ceux qui ne s'en réclament pas sont souvent placés quand même d'office dans la communauté. Ce deuxième procédé n'est pas sans rappeler une certaine « étoile jaune ».

Le troisième effet pernicieux est que, sous couvert de lutte contre les communautarismes, ce sont certaines associations qui sont visées, évidemment les associations loi 1905 car la religion est vue comme mauvaise par l'ensemble des médias et des intellectuels[5] (même si la mode est surtout l'attaque de la chrétienté et de l'islam, le judaïsme étant un peu risqué ces temps-ci). Certaines associations loi 1901 sont aussi visées, ou même certaines sociétés de droit privé[6].

Le quatrième effet est qu'il est très simple, dès lors que l'on stigmatise les communautés que soi-même on a créé mentalement, d'invoquer tous les ressorts des théories du complot[7], théories qui sont souvent « crédibles », même si elles sont fausses.

Le cinquième effet pernicieux est de créer la « communautarisation » des personnes qui se font injustement soupçonnées et accusées et de les faire se transformer soit en lobby actif, soit en organisation agressive. Stigmatiser et désigner les « ennemis » a toujours été la première étape de la guerre.

Créer le conflit

On pourra se demander comment la France peut sortir de cette logique de création du conflit. Sous couvert d'informations et de liberté d'expression, le concept de communautarisme a fait perdre la tête aux français, leur faisant oublier les bases même de la fraternité en insultant un symbole cher aux yeux d'une partie de la communauté nationale[8]. La défense de ceux qui sont attaqués ne peut se produire que par la formation d'une association qui tentera de faire entendre sa voix et qui sera elle accusée de « dérive communautaire ». Après le site de l'observatoire du communautarisme, à quand le ministère de la lutte contre les communautarismes ?

Difficile d'imaginer une situation plus bloquée. Les français ont peur de leur voisin, ont peur des communautés, ont peur de leur pays et du monde.

Expliquer les glissements et les erreurs conceptuelles vise à une clarification du débat. Au lieu de s'opposer stérilement sur des conflits orchestrés de toutes pièces, il est bon de revenir un peu en arrière pour voir quelle mauvaise voie a créé de mauvais concepts.

Conclusion

Nous sommes tous égaux en droits et en devoirs et c'est cela qui fait de la France une démocratie. Nous sommes tous libres, excepté si quelque pouvoir central décide, au nom de la majorité des peurs françaises, de placer artificiellement dans des « communautés » ceux qui ne ressemblent pas à l'image que l'on se fait du gaulois. Pour certains, la communauté sera ethnique, pour d'autres, elle sera religieuse, pour d'autre enfin, elle sera politique, associative, professionnelle. Exclure, toujours exclure afin de laisser un petit groupe gouverner et « dégrader les hommes sans les tourmenter » (Tocqueville) ?

Il faut prendre garde à la logique de l'exclusion. Cette dernière a toujours été construite sur les meilleures intentions du monde.

Notes

  1. Voir l'obsession névrotique française de l'universalité.
  2. On a beaucoup accommodé les Lumières à toutes les sauces ces temps-ci et il convient de faire attention au contexte dans lequel on emploie cette filiation d'idées. En particulier, le siècle des Lumières, notamment au travers des encyclopédistes, fit un travail remarquable de clarification, notamment en ce qui concernait les dogmes religieux et leurs abus, cela sans jeter toute la spiritualité humaine aux oubliettes. Clarification va avec nuances.
  3. Il faudrait un jour expliquer que les arabes sont des sémites et donc que pas mal d'entre eux voient avec perplexité une accusation d'« antisémitisme ».
  4. Cf. Le concept creux.
  5. Voir le revers de l'anti-cléricalisme de tradition.
  6. Comme Beur FM dont France Culture a fait le procès pour « communautarisme » le 25/03/2006 au matin, avec une accusation digne des grands procès staliniens.
  7. Cf. Comprendre les théories du complot.
  8. Cf. l'affaire des caricatures.