Connaître l'autre et se connaître soi
Un article de Caverne des 1001 nuits.
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Beaucoup de savants et de philosophes tentent et ont tenté de parler de l'« autre », tout en semblant oublier que l'accès à l'autre était tout sauf immédiat. Parmi ces autorités, dont certaines ont un côté coercitif indéniable, on trouve beaucoup de personnes qui, loin de s'intéresser à ce que nous pouvons vraiment percevoir de l'autre, prennent pour postulat des lieux communs qui évitent de poser la première question essentielle de notre relation à l'autre : pouvons-nous connaître l'autre, et si oui dans quelle mesure ?
Deux extrêmes culturels : le Romantisme et le Scientisme
Dans certains pays, dont la France, la culture romantique, enseignée depuis très jeune à l'école, nous pousse à regarder certains actes profondément négatifs pour la personne comme des actes positifs. Ce romantisme, s'il est surtout connu dans l'art par des figures mythologiques comme celle de « l'artiste incompris », du « poète maudit », ou de « l'amoureux déçu », ont peu à peu filtré dans l'inconscient collectif au point d'établir comme norme des comportements déviants et nocifs pour les personnes peu protégées naturellement par une certaine réserve.
D'un autre côté, la vision scientiste du monde, pilotée par une représentation mécanique de l'homme, vise à conforter certaines tendances de fermeture entre les êtres humains en les montrant comme uniquement pilotés par la recherche de leur intérêt matériel. Cette vision est essentiellement basée sur la culture du refoulement des sentiments et de négation de la psychanalyse comme doctrine « non scientifique ». On y découvre une peur de sentiments dans ce qu'ils ont de plus mystérieux : l'attachement à l'autre.
Ces deux extrêmes valorisent respectivement le sentiment incontrôlé comme une démarche a priori positive ou la maîtrise totale de ses sentiments comme une démarche a priori positive. Il s'en suit, dans les deux approches, des myriades d'écrits et de théories où, sous le prétexte de parler de l'autre, les auteurs ne parlent en fait que d'eux-mêmes. Pis que cela, le plus souvent, les opinions des auteurs passent pour des vérités, et le jeu de la bibliographie et des références à un passé plus ou moins proche permettent toujours de justifier son opinion personnelle par des rappels aux auteurs du passé.
Une question centrale : que savons-nous de nous-mêmes ?
La question « peut-on connaître l'autre, et si oui que pouvons-nous connaître de l'autre et comment ? » est une question centrale qui manque à ces approches des relations entre les personnes. Si cette question est souvent oubliée ou considérée comme allant de soi, c'est qu'elle permet à la plupart des personnes d'exprimer des opinions sur l'autre ou les autres, sans obligatoirement avoir les tenants et les aboutissants de la situation réelle de l'autre. Il est alors possible à loisir de critiquer, mépriser, vilipender l'autre, alors que cet « autre » est et reste un éternel inconnu.
Derrière le postulat que « penser sur l'autre » va de soi, tout un pan de la pensée et de la littérature occidentale s'appuie, que cette dernière soit romanesque, poétique, théâtrale ou bien entendu philosophique, ce qui de loin est plus grave. L'artiste qui, occupé par ses propres affres, trouve en lui les moyens de voir « le monde », est souvent de facto dans une relation narcissique, mais l'intellectuel ou le philosophe, du fait de sa caution, se doit de se poser la question des moyens de la connaissance de l'autre au prix de se tromper quand il dit « il » ou « elle » ou « eux » et de ne faire, somme toute, que l'exposé de ses propres préjugés.
Ainsi, la psychologie analytique fut et est toujours grandement attaquée par une bonne partie des intellectuels, lesquels n'acceptent pas avec facilité le fait que leur « raison » seule ne soit pas suffisante pour « penser sur l'autre ». Car, ce que nous montre l'analyse psychanalytique, c'est que nos conditionnements sont si grands que, s'il est indéniable que nous ayons tous des raisonnements logiques, ces derniers sont souvent si contraints par nos propres préjugés qu'ils nous jettent en pâture au raisonnement tautologique[1].
Car, ce que nous ne savons pas de nous-mêmes, comme ce que nous savons de nous-mêmes, se projette sur les autres, que nous le voulions ou non. La question de la connaissance de l'autre est donc liée étroitement à la connaissance de soi, notamment de tous nos actes automatiques et de tous nos conditionnements. Ce travail mène à une prise de conscience de notre différence par rapport à « l'autre » et donc à une possibilité de pensée différente sur « l'autre », « autre » qui dépasse alors le stade narcissique de l'alter ego.
La projection de soi sur le monde
La tendance naturelle de toute personne est de projeter ce qu'elle est sur les autres, parfois même sur des entités abstraites comme des groupes de personnes ou des idéologies. Notons que la projection a un caractère purement personnel, ce qui signifie que si nous croyons voir l'autre, nous ne voyons en mode projectif qu'un reflet de nous-mêmes. Cela signifie que le mécanisme projectif (même s'il peut être interprété par une autre personne physique en dehors de nous) reste un problème de relation de soi à soi, un problème de lien entre les représentations psychologiques du même individu.
Cette projection possède deux grandes variétés :
- projeter ce que l'on trouve bien chez soi sur des entités psychologiques « personnelles » que nous jugeons favorables ;
- projeter ce que ce qui est mauvais chez nous sur des entités psychologiques qui nous font peur.
Cette deuxième variété de projection est le plus souvent inconsciente, et par cette projection, nous pouvons nous autoriser inconsciemment à penser du mal d'une personne que nous ne connaissons pas. En fait, si nous soupçonnons une personne inconnue de quelque chose de mal, ce mal projectif est en nous, même si nous n'en avons pas conscience. Nous verrons plus tard que pour percevoir la nature immédiate bonne ou mauvaise d'une personne, il faut déjà avoir combattu ses propres projections et donc se connaître suffisamment pour juger si oui ou non les faits qui viennent à notre conscience intellectuelle sont teintés ou pas par nos projections inconscientes.
Le fait que nous projetions de manière inconsciente ne fait donc pas que nous n'ayons pas d'avis, mais cela fait que nous pouvons nous tromper facilement sur la nature immédiate d'une personne. D'autre part, les projections entrent en jeu en plus de notre ressenti des personnes, ce qui peut rendre très complexe l'identification de nos projections.
Premier exemple : la persona
Le premier exemple pris sera relatif à la perception que nous pouvons avoir de l'autre pour pouvoir entamer ce jeu de miroirs entre soi et l'autre et analyser en détails ce qui peut se produire. Nous nous placerons dans un contexte professionnel ce qui peut facilement parler à beaucoup de personnes.
Nommons « Moi » la première personne et « Autre » la seconde. Nous pourrions penser a priori que la relation entre moi et l'autre s'illustre de la façon suivante (figure 1).
Supposons que l'autre soit notre supérieur hiérarchique, notre « chef ». Nous voyons que nous ne pouvons en face de lui nous comporter comme face à une personne étrangère où, peut-être, nous penserions être plus « nous-mêmes ». Nous voyons donc notre « chef » avant de voir la personne de notre chef. La figure 2 montre cet état.
Si nous imaginons que l'autre nous voit en tant que « subordonné », nous arrivons à la figure 3.
Bien entendu, nous avons choisi le terme de « subordonné » alors que nous aurions pu choisir le terme de « collaborateur », ce qui aurait eu une connotation plus positive.
Dans la figure 3, il est possible de voir que nous avons fait une dangereuse assimilation. Nous avons supposé implicitement que la figure du « chef » et celle du subordonné était la même pour nous et pour l'autre, ce que nous savons faux. Il est donc important de corriger afin de parvenir à une vision plus symétrique et plus objective, celle de la figure 4.
En effet, je vois mon chef « autre » au travers de mon image du chef (en bleu) tandis qu'il me voit au travers de son image du « subordonné » (en vert). L'autre ne me voit donc pas comme je suis mais selon son image du poste que j'occupe tandis que je fais la même chose avec lui.
Ces images sont nommées des personae (persona), dans la mesure où elles sont des genres des « masques » qui s'interposent entre les gens. Nous voyons que de deux personnes, nous sommes passés soudainement à un jeu entre six « personnes » dont quatre sont des personae (deux bleues m'appartenant psychologiquement et deux vertes lui appartenant) et deux sont des personnes physiques.
Si, basé sur la figure 4, nous examinons comment je pense être vu de mon chef par rapport à la façon dont il me voit, cela donne la figure 5.
Je pense être vu comme je vois que l'on devrait voir un subordonné ; mais l'autre me voit comme il voit les subordonnés. Il me voit donc au travers de sa persona « Subordonné (Autre) » et non pas au travers de ma persona « Subordonné (Moi) ». Si, comme c'est extrêmement fréquent entre les personnes, les deux personae sont différentes, alors je ne comprendrai pas pourquoi il agit parfois avec moi d'une certaine façon. Je vais penser qu'il « devrait » me considérer comme ma persona « Subordonné (Moi) » alors qu'il ne le fait pas.
Si l'on ajoute à cela que nos projections de type « persona » sont la plupart du temps en majeure partie inconscientes, nous nous trouvons souvent devant des énigmes de comportement de la part de personnes que nous jugeons par ailleurs intelligentes. Ces énigmes peuvent mener à des justifications totalement hors sujet.
Pour reprendre l'exemple précédent, supposons que l'autre ait une représentation du subordonné (persona « Subordonné (Autre) ») comme quelqu'un de menteur et de peu travailleur. Il est possible qu'une partie de cette représentation soit inconsciente et donc que l'autre soit toujours méfiant vis-à-vis du travail de ses subordonnés. Il sera méfiant avec moi, moi qui n'ai jamais rien fait pour justifier cette méfiance. Or n'ayant jamais rien fait pour justifier cette méfiance, ma notion du subordonné (persona « Subordonné (Moi) ») sera honnête et travailleuse. Je risque donc de prendre les soupçons de mon chef sur moi comme une « attaque personnelle », comme un reniement de mes capacités professionnelles, alors que je ne suis pas acteur dans la persona « Subordonné (Autre) », et donc que je ne peux rien faire pour influer sur cette représentation qui n'est pas « moi » (dans le sens où cette persona n'est pas « en moi »).
Ce petit exemple montre à quel point une méconnaissance des règles de la projection peut être dangereuse dans mon analyse de la situation. Car, si je me laisse emporter par mes affects, je peux entrer en conflit avec une personne qui n'est pas consciente de son mode de fonctionnement. Supposons que, dans ce cas, je prenne pour moi cette méfiance a priori de l'autre, je peux demander à mon chef de cesser de me surveiller et de me faire confiance, ce qui si le ton est inapproprié, ne fera que renforcer les soupçons de sa persona « Subordonné (Autre) ». En agissant conformément à un ressenti personnel justifié (car je suis vraiment soupçonné par l'autre) mais mal interprété (ce n'est pas une attaque personnelle), je ne ferai que renforcer l'écart entre les deux personae, et donc risque de subir encore plus les effets de la persona « Subordonné (Autre) ».
Pour autant, si les conséquences peuvent être parfois à l'opposé des intentions premières, il convient de noter qu'il est normal et sain d'avoir chacun ses propres personae. Ce qui peut poser un problème, c'est d'être piloté inconsciemment par l'aspect inconscient de la persona qui cache la réalité de l'autre à nos yeux mais qui, comme nous pourrons le voir dans la suite de l'article, permet aussi une protection ad hoc lorsqu'elle est parfaitement consciente.
Les figures parentales
Ces diagrammes peuvent se complexifier dès lors que nous entrons dans la sphère affective. Le point de départ est alors celui de la figure 6.
Le jeu des personae se complexifie car il met en cause à la fois deux personae censées me représenter chez mes parents, et deux personae censées les représenter chez moi. Or, je me vois aussi en tant qu'enfant et eux se voient aussi au travers de leurs représentations (partielles) en tant que « père » ou « mère ».
Dans la simple famille, entre trois personnes, cohabitent donc neuf personae, neuf projections de trois individus, projections ayant une certaine « autonomie psychologique », dans le sens où froisser une persona, comme nous l'avons vu, peut la renforcer, la persona étant une véritable « dimension psychologique » de la personne. Si l'on compte sur le fait que le conscient de chacun est représenté par l'être physique, au lieu d'être trois, nous sommes douze ! Il n'est donc pas étonnant que la communication ne soit pas toujours facile dans les familles.
Notons que ce diagramme est encore simplifié car le sexe de l'enfant joue un rôle très important dans les relations qu'il tisse avec le parent de même sexe et le parent de sexe opposé. Ainsi, la persona « Père (Moi=fille) » est nommé « animus » et la persona « Mère (Moi=fils) » est nommée « anima ». Ces deux « complexes » psychologiques comme les nomme Jung jouent un rôle crucial dans la vie sentimentale de la fille et du fils, un rôle qui peut être positif comme négatif.
Une des simplifications aussi de ce diagramme réside dans le fait de ne pas remonter d'une génération. Prenons le cas de la fille et de sa mère par exemple et examinons la figure 7.
La mère de « moi », la fille, semble bloquée entre trois personae de fille : la fille selon moi, selon elle et selon sa mère. Elle est aussi mère mais fille de sa mère. Et, à chaque génération, le décalage prend un autre visage, celui de la confrontation des personae des différentes personnes. Quand donc la mère parle de sa fille, de quoi parle-t-elle ? De sa « vision » de sa fille (dont une partie est inconsciente), de la vision d'elle en tant que fille de sa mère, de la vision de sa mère qu'elle est une fille, ou de la vision qu'a sa propre fille de ce qu'est une fille ?
Bien évidemment, plus les personae sont nombreuses, plus il est complexe de savoir qui l'on est vraiment. Ainsi entre la persona « Fille (Mère) » et la persona « Fille (Grand-mère) », il existe des liens naturels, liens qui viennent au fait que la grand-mère a élevé sa fille avant qu'elle ne devienne mère, elle-même.
Le danger réside souvent dans le fait que la mère prenne de sa propre mère la persona « Fille (Grand-mère) » pour la faire « Fille (Mère) » alors même qu'elle ne s'est jamais sentie à l'aise dans cette persona. On se retrouve dans le cas suivant.
L'atrophie d'un certain nombre de personae : les complexes négatifs
Le problème soulevé par le diagramme de la figure 8 pose un problème plus général que ceux que nous avons pu exposer. Si nous disions auparavant qu'il était sain a priori d'avoir une persona qui n'était pas celle des autres, nous voyons dans la figure 8 un cas pathologique fréquent que nous pourrions nommer la « persona atrophiée ».
La mère de la figure n'ayant pas fait la part des choses entre sa propre représentation de la « fille » et celle de sa mère a naturellement « emprunté » la persona de sa mère pour « lire » les comportements de sa fille. Deux générations séparant les représentations, quelles ne sont pas les conséquences d'un tel fossé ! Car, si l'on parle souvent de « fossé générationnel », il serait bon de savoir si ce fossé réside entre les parents et l'enfant ou entre les grands parents et l'enfant.
A noter, pour complexifier le tableau, que la grand-mère possède aussi une persona de type «Petite-fille (Grand-mère)» qui peut ne rien avoir à avoir avec celle de «Fille (Grand-mère)», ce qui peut perturber la mère dans les comportements de sa propre mère vis à vis de sa propre fille. La mère, ayant emprunté la persona «Fille (Grand-mère)» ne comprend pas le comportement de la grand-mère par rapport à sa fille : elle pense avoir bien fait en «endossant» la persona de sa mère, mais elle se trouve confrontée à un comportement psychologique différent de la grand-mère qui «lit» sa fille selon une autre persona que celle que la mère aurait cru licite (voir figure 9).
A noter que si la grand-mère, à son tour, avait emprunté sa persona « Fille (Grand-mère) » à sa propre mère, le fossé se creuse irrémédiablement entre la représentation absconse de la mère et sa propre fille. Il peut en résulter une incompréhension totale qui, comme dans le cas du chef et du subordonné, peut mener à des actes réactifs inadaptés des deux côtés.
On pourra expliquer par ce phénomène de nombreux phénomènes psychiques, notamment si l'on considère qu'endosser une persona qui n'est pas la sienne contraint et rend mal. En effet, que penser de la mère dans la figure 8 qui, prisonnière de la persona de sa propre mère, ne peut pas voir sa fille autrement que comme sa propre mère la voyait ? Si elle ne peut pas faire le chemin vers l'épanouissement de sa propre vision, son héritage psychologique la « vampirise » lui empêchant d'avoir une quelconque relation avec sa propre fille.
Il faut insister sur le fait qu'endosser la persona d'une autre personne est toujours source de mal être, car quoique puissent être nos propres personae, elles sont nôtres. Le fait que notre passé nous « vole » nos propres personae nous mène droit à une certaine annihilation consentie d'une partie psychologique de soi-même. La conséquence en est toujours néfaste.
L'atrophie de la persona est une pathologie très courante. En un sens, la persona existe mais elle « n'appartient pas » à celui ou celle qui la possède. Soit sa persona propre est atrophiée, soit elle est vampirisée par celle de ses aïeux (sachant que cette vampirisation peut aisément traverser les générations, surtout de père en fils ou de mère en fille).
Quand on dit d'une personne qu'elle n'est pas elle-même, on pourra souvent constater un défaut de construction des personae chez cette personne, défaut qui vient souvent de l'emprunte rémanente des personae pathologiques des parents. La relation avec les parents étant difficile, remettre en cause la persona revient à remettre en cause le parent concerné, ce qui est tabou. La personne est condamnée, dans ce cas, à vivre en esclave de « parties psychologiques de ses parents » vivant encore en elle et dont elle ne peut se détacher même si ces parties ne correspondent pas avec ce qu'elle est elle-même.
La mort du parent, bien entendu, ne change rien à cette dépendance car la persona est personnelle. Si la disparition matérielle de la personne est indéniable, la persona du parent peut survivre voir même se renforcer par l'illusion que l'influence parentale a disparu en même temps que la disparition physique de la personne, ce qui n'est, en général, pas le cas.
Le couple, lieu de tous les dangers
Le couple d'une personne possédant des troubles des personae est a priori menacé. Ceci s'explique facilement par le fait de la persona spéciale dite « animus » ou « anima »[2]. Ces personae spéciales construisent, en positif ou en négatif (« la femme que j'aimerai ressemblera à ma mère » ou « l'homme que j'aimerai sera complètement à l'opposé de mon père », ou les combinaisons inverses) l'image de l'être cher[3].
Considérons la figure 10.
Une fois encore, au lieu d'être dans un jeu d'amour à deux, l'homme voit la femme au travers de son anima tandis que la femme voit l'homme au travers de son animus. Chacun est donc a priori dans un décalage certain entre la réalité de l'autre et sa propre projection. Au début du couple, l'amour intense permet cet aveuglement, mais au bout d'un certain temps, la vérité de l'autre se révèle dans l'intimité. C'est là que les ennuis commencent, chacun des deux protagonistes se sentant quelque part « floué » par l'autre ainsi découvert dans la mesure où cet autre peut ne correspondre en rien à l'image aimée.
Car l'image aimée était intérieure : l'homme aimait son anima et la femme son animus, les deux étant souvent emportés par un amour sincère, d'où la profondeur de la déception découlant de cet amour inassouvi. Parfois, cette déception va avec la découverte d'un autre aux antipodes de l'être aimé théorique. C'est ainsi que certains découvrent avec horreur que l'être aimé n'a jamais existé réellement mais qu'il était une construction de leur psyché.
Bien entendu, si l'animus et l'anima ne sont pas sortis de l'inconscient par un travail psychanalytique, le prochain être aimé servira une fois encore de réceptacle à la projection de cet animus ou cet anima, ce qui explique les nombreuses répétitions de certains dans leurs erreurs en termes de choix de partenaires.
Il faut noter que l'animus et l'anima sont des figures complexes car elles charrient avec elles plusieurs influences :
- le modèle parental du même sexe, qui servira de « moule » positif ou négatif à l'être aimé ;
- le modèle de relation de ce parent du même sexe avec le parent de sexe opposé ;
- la représentation d'une certaine forme de couple « normal » ;
- le modèle de comportement avec le ou les enfants.
C'est donc tout le poids de l'histoire familiale qui se cache derrière cet animus ou anima, poids qui, comme on l'a vu, peut remonter à plusieurs générations. Etant donné que ce « complexe psychologique » est très élaboré, très construit, et empli de facettes différentes, en identifier seulement une partie peut mener à tomber dans l'application irraisonnée de toutes les autres. Car, ce complexe étant inconscient et à géométrie variable, se fâcher avec son père ne veut pas dire se prévenir de reproduire les mêmes erreurs. L'animus ou l'anima possède cette force incroyable de la « normalité », de « l'habitude » et surtout du « confort » et du « familier ».
Ainsi une mère enfant battue ne battra probablement pas ses enfants si elle a pris conscience de son animus négatif en partie, mais elle risque d'exercer auprès de ses enfants une telle dictature de l'«amour» qu'elle les martyrisera probablement « psychologiquement ». En effet, ayant refusé la manifestation physique de la souffrance à l'enfant, elle se sentira libre des influences objectivement néfastes de son passé, mais risquera de se diriger naturellement vers un mode de fonctionnement familier, véritable conditionnement qui s'avérera ensuite friser la torture psychologique[4].
L'animus ou l'anima ne nous propose pas d'alternative : il va vers ce qu'il connaît, vers ce qui lui est familier. Ainsi, un fils non aimé sera attiré vers les femmes non aimantes, femmes qui n'intéressent pas les fils aimés mais que lui considère attirantes parce qu'elles sont à l'image de sa mère, que consciemment pourtant il peut détester pour ce non amour. L'animus et l'anima ne propose jamais de troisième voie, mais propose de rester dans le familier soit dans l'adhésion au connu, soit dans l'opposition au connu, opposition qui n'est souvent qu'une opposition de façade qui recherche, toujours inconsciemment, un des aspects du familier passé.
On pourrait citer le proverbe « il faut de tout pour faire un monde » qui dans ce cas est vrai, de tout pour que tous et toutes trouvent un espace familier dans leur vie personnelle, même si ce familier est l'écho présent de la souffrance du passé.
Seul un travail psychanalytique complet, ou un chemin de type religieux, peuvent contrecarrer les effets multiformes de l'animus et de l'anima, par un travail de mise en perspective systématique du mal être en soi par rapport à la comparaison entre son passé, ses influences et conditionnements, et ses propres personae.
On comprend pourquoi tant de gens si cultivés préfèrent éviter le travail incommensurable sur soi-même pour se donner l'autorisation intellectuelle de juger les autres à l'emporte-pièce, avec des arguments intellectuels qui ne sont souvent que l'image des parties refoulées de leur propre négativité. Loin de se connaître eux-mêmes, ils critiquent les autres sans les connaître davantage et projettent leur bile ignorante sur le monde pour vivre dans une illusion d'équilibre.
L'aspect positif des personae
Contrairement à ce que l'on pourrait penser, les personae, sont des fonctions psychologiques indispensables si l'on a dépassé les trois écueils suivants :
- ne pas se laisser piloter ou dominer par ses personae (comme dans le premier exemple),
- les placer dans la conscience (ce qui veut dire aussi accepter ses côtés sombres même si l'on se donne pour objectif de les diminuer),
- ne pas s'identifier à une persona particulière (« je suis juge », « je suis un grand écrivain », « je suis un intellectuel reconnu », « je suis une star », etc. alors que ce ne sont que des masques).
Une fois passées ces épreuves, la persona apparaît pour ce qu'elle est : un moyen de mener des relations sociales tout en se protégeant quand il le faut derrière un masque, mais tout en étant conscient du masque que l'on porte parce qu'on a décidé de le porter, et tout en étant prêt à l'ôter pour parler d'humain à humain.
Cette notion de protection choisie en toute conscience est importante car la société est source de troubles psychologiques si l'on ne sait pas comment appréhender les difficultés des relations aux autres. Bien sûr, les relations de couple ne devraient pas être le siège de l'action des personae mais plutôt le siège des relations véritables, tout comme certaines formes fortes d'amitié. Une fois encore, il est nécessaire en amour ou en amitié de ne pas tomber dans l'asymétrie, c'est-à-dire aimer quelqu'un pour ce qu'il est alors qu'il ou elle vous aime pour la persona au travers de laquelle il ou elle vous voit.
C'est en sens que la persona est personnelle : elle brise l'illusion fausse de la symétrie des comportements. Prendre conscience de ses personae, c'est prendre conscience que les personae des autres sont différentes des nôtres et donc que nous sommes tous différents, et parfois même de manière fondamentale. Il n'y a donc pas de jugement sur qui est « mieux » que qui, mais seulement une prise de conscience que, malgré le fait que nous ayons tous des personae, ces dernières s'expriment souvent d'une manière profondément différente.
Ainsi, une fois maître de ses personae, une fois sa propre différence assimilée et digérée, d'autres voies peuvent apparaître pour faire fructifier ce capital unique qui est en nous. Et c'est à partir de la prise de conscience de notre capital que nous pouvons voir le capital des autres, c'est à partir de notre propre vision de notre différence que nous pouvons voir la différence des autres sans les juger, et donc ce n'est qu'en ayant travaillé sur soi que l'on peut envisager, un jour, de commencer à comprendre et à connaître les autres.
Notes
- ↑ Voir La pensée tautologique.
- ↑ Jung les nomme aussi « archétypes ».
- ↑ Nous traiterons ici des cas de couples hétérosexuels.
- ↑ Les indous parlent de la « loi du karma » : tenter d'éviter le sort mais le fortifier d'une autre façon.