Vingt-quatrième nuit

Un article de Caverne des 1001 nuits.

(Différences entre les versions)

Version du 25 août 2007 à 17:37

Effectivement, Dinarzade, comme elle se l’était proposé, appela de très-bonne heure la sultane :
Ma chère sœur, lui dit-elle, si vous ne dormez pas, je vous supplie de nous achever l’agréable histoire du roi des Îles Noires ; je meurs d’impatience de savoir comment il fut changé en marbre.
— Vous l’allez apprendre, répondit Scheherazade, avec la permission du sultan.

« Je trouvai donc la reine couchée auprès de moi, continua le roi des quatre Îles Noires. Je ne vous dirai point si elle dormait ou non ; mais je me levai sans faire de bruit, et je passai dans mon cabinet, où j’achevai de m’habiller. J’allai ensuite tenir mon conseil, et, à mon retour, la reine, habillée de deuil, les cheveux épars et en partie arrachés, vint se présenter devant moi :
« Sire, me dit-elle, je viens supplier votre majesté de ne pas trouver étrange que je sois dans l’état où je suis : trois nouvelles affligeantes que je viens de recevoir en même temps, sont la juste cause de la vive douleur dont vous ne voyez que les faibles marques.
— Et quelles sont ces nouvelles, madame ? lui dis-je.
— La mort de la reine ma chère mère, me répondit-elle, celle du roi mon père, tué dans une bataille, et celle d’un de mes frères, qui est tombé dans un précipice. »

« Je ne fus pas fâché qu’elle prît ce prétexte pour cacher le véritable sujet de son affliction, et je jugeai qu’elle ne me soupçonnait pas d’avoir tué son amant :
« Madame, lui dis-je, loin de blâmer votre douleur, je vous assure que j’y prends toute la part que je dois. Je serais extrêmement surpris que vous fussiez insensible à la perte que vous avez faite. Pleurez ; vos larmes sont d’infaillibles marques de votre excellent naturel. J’espère néanmoins que le temps et la raison pourront apporter de la modération à vos déplaisirs. »

« Elle se retira dans son appartement, où, se livrant sans réserve à ses chagrins, elle passa une année entière à pleurer et à s’affliger. Au bout de ce temps-là, elle me demanda la permission de faire bâtir le lieu de sa sépulture dans l’enceinte du palais, où elle voulait, disait-elle, demeurer jusqu’à la fin de ses jours. Je le lui permis, et elle fit bâtir un palais superbe, avec un dôme qu’on peut voir d’ici, et elle l’appela le Palais des Larmes.

« Quand il fut achevé, elle y fit porter son amant, qu’elle avait fait transporter où elle avait jugé à propos, la même nuit que je l’avais blessé. Elle l’avait empêché de mourir jusqu’alors par des breuvages qu’elle lui avait fait prendre, et elle continua de lui en donner et de les lui porter elle-même tous les jours, dès qu’il fut au Palais des Larmes.

« Cependant, avec tous ses enchantements, elle ne pouvait guérir ce malheureux : il était non-seulement hors d’état de marcher et de se soutenir, mais il avait encore perdu l’usage de la parole, et il ne donnait aucun signe de vie que par ses regards. Quoique la reine n’eût que la consolation de le voir et de lui dire tout ce que son fol amour pouvait lui inspirer de plus tendre et de plus passionné, elle ne laissait pas de lui rendre chaque jour deux visites assez longues. J’étais bien informé de tout cela, mais je feignais de l’ignorer.

« Un jour j’allai par curiosité au Palais des Larmes, pour savoir quelle y était l’occupation de cette princesse, et, d’un endroit où je ne pouvais être vu, je l’entendis parler dans ces termes à son amant :
« Je suis dans la dernière affliction de vous voir en l’état où vous êtes ; je ne sens pas moins vivement que vous-même les maux cuisants que vous souffrez ; mais, chère âme, je vous parle toujours, et vous ne me répondez pas. Jusques à quand garderez-vous le silence ? Dites un mot seulement. Hélas ! les plus doux moments de ma vie sont ceux que je passe ici à partager vos douleurs. Je ne puis vivre éloignée de vous, et je préférerais le plaisir de vous voir sans cesse à l’empire de l’univers. »

« À ce discours, qui fut plus d’une fois interrompu par ses soupirs et ses sanglots, je perdis enfin patience : je me montrai, et m’approchant d’elle :
« Madame, lui dis-je, c’est assez pleurer ; il est temps de mettre fin à une douleur qui nous déshonore tous deux ; c’est trop oublier ce que vous me devez et ce que vous vous devez à vous-même.
— Sire, me répondit-elle, s’il vous reste quelque considération, ou plutôt quelque complaisance pour moi, je vous supplie de ne me pas contraindre. Laissez-moi m’abandonner à mes chagrins mortels ; il est impossible que le temps les diminue. »

« Quand je vis que mes discours, au lieu de la faire rentrer dans son devoir, ne servaient qu’à irriter sa fureur, je cessai de lui parler, et me retirai. Elle continua de visiter tous les jours son amant, et durant deux années entières elle ne fit que se désespérer.

« J’allai une seconde fois au Palais des Larmes pendant qu’elle y était. Je me cachai encore, et j’entendis qu’elle disait à son amant :
« Il y a trois ans que vous ne m’avez dit une seule parole, et que vous ne répondez point aux marques d’amour que je vous donne par mes discours et mes gémissements ; est-ce par insensibilité ou par mépris ? Ô tombeau ! aurais-tu détruit cet excès de tendresse qu’il avait pour moi ? aurais-tu fermé ces yeux qui me montraient tant d’amour et qui faisaient toute ma joie ? Non, non, je n’en crois rien. Dis-moi plutôt par quel miracle tu es devenu le dépositaire du plus rare trésor qui fut jamais. »

« Je vous avoue, seigneur, que je fus indigné de ces paroles : car enfin, cet amant chéri, ce mortel adoré, n’était pas tel que vous pourriez vous l’imaginer : c’était un Indien noir, originaire de ces pays. Je fus, dis-je, tellement indigné de ce discours, que je me montrai brusquement ; et apostrophant le même tombeau, à mon tour :
« Ô tombeau ! m’écriai-je, que n’engloutis-tu ce monstre qui fait horreur à la nature ! ou plutôt, que ne consumes-tu l’amant et la maîtresse ! »

« J’eus à peine achevé ces mots, que la reine, qui était assise auprès du noir, se leva comme une furie :
« Ah ! cruel, me dit-elle, c’est toi qui causes ma douleur. Ne pense pas que je l’ignore, je ne l’ai que trop longtemps dissimulé : c’est ta barbare main qui a mis l’objet de mon amour dans l’état pitoyable où il est ; et tu as la dureté de venir insulter une amante au désespoir !
— Oui, c’est moi, interrompis-je, transporté de colère, c’est moi qui ai châtié ce monstre comme il le méritait ; je devais te traiter de la même manière ; je me repens de ne l’avoir pas fait, et il y a trop longtemps que tu abuses de ma bonté. »
En disant cela je tirai mon sabre et je levai le bras pour la punir. Mais regardant tranquillement mon action :
« Modère ton courroux, » me dit-elle avec un sourire moqueur. En même temps elle prononça des paroles que je n’entendis point, et puis elle ajouta :
« Par la vertu de mes enchantements, je te commande de devenir tout à l’heure moitié marbre et moitié homme. »
Aussitôt, seigneur, je devins tel que vous me voyez, déjà mort parmi les vivants, et vivant parmi les morts... »

Scheherazade, en cet endroit, ayant remarqué qu’il était jour, cessa de poursuivre son conte.

Ma chère sœur, dit alors Dinarzade, je suis bien obligée au sultan ; c’est à sa bonté que je dois l’extrême plaisir que je prends à vous écouter.
— Ma sœur, lui répondit la sultane, si cette même bonté veut bien encore me laisser vivre jusqu’à demain, vous entendrez des choses qui ne vous feront pas moins de plaisir que celles que je viens de vous raconter.
Quand Schahriar n’aurait pas résolu de différer d’un mois la mort de Scheherazade, il ne l’aurait pas fait mourir ce jour-là.


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