Les limites du moi

Un article de Caverne des 1001 nuits.

Je pourrais me définir par mon corps physique, comme se définissent beaucoup de personnes. Mais cette approche n'est pas sans me limiter.

Certes, j'ai un corps, j'ai un visage, j'ai un cerveau, j'ai des bras et des jambes, j'ai un sexe, etc. Je peux user de ce corps dans le monde : je peux porter des choses, construire des choses matérielles, je peux séduire avec mon corps, je peux faire exprimer à mon corps divers sentiments. Pour autant, les limites de ce corps me sont floues.

Car si j' ai un corps, je ne peux pas dire que je suis un corps.

Il me suffit de regarder des choses simples comme le pain et l'eau. Sans pain et sans eau, je ne suis pas un corps, du moins dans la durée. Sans pain et sans eau, je meurs de faim et de soif. Je n'existe que parce que ces choses autour de moi existent. Ces choses, qu'on me présente souvent comme des « objets extérieurs à moi », ne sont pas des objets, elles sont une partie de moi, et je suis une partie d'elles. Si je regarde mon corps dans sa globalité, il est composé du corps tel que je le vis, dans le présent, mais aussi de ce que j'ai mangé pour le faire vivre, à la fois dans le passé et dans le futur.

Mon corps n'existe donc pas en lui-même, il existe dans la mesure où je lui adjoins le pain et l'eau. Mais d'où vient cette eau que je bois et ce pain que je mange ? Du monde qui m'entoure. Je suis donc, physiquement, « composé du monde », monde que « je compose ».

Car cette eau, que traversa-t-elle ? Des montagnes, des vallées et des plaines. J'ai donc en moi un peu de ce limon de ces montagnes, de ces vallées et ces plaines. Je fais partie de la même essence que ces endroits qui m'ont nourri. Le pain est fait d'une farine qui est faite d'un blé qui pousse dans des terres qui me constituent. Si je suis fait du pain, je suis fait de la plante et je suis fait de la terre.

Si je voulais faire l'état des lieux des limites de mon corps, je trouverais qu'il est composé de parties en provenance d'une multitude d'endroits et que sa substistance sera encore, dans le futur, assumée par une multitude d'autres endroits. Je suis similaire au ver dont le corps est de terre et qui mange de la terre. Il est par essence de la terre, mais il n'est pas de la même nature.

Nous créâmes l'homme d'une argile crissante, extraite d'une boue malléable.[1]

Je suis toujours composé de cette argile crissante, comme au temps d'Adam. Je suis un fils d'Adam.

En même temps, si je regarde de quoi ma « raison » est constituée, je pourrais dire la même chose.

Mes nourritures intellectuelles ont laissées des traces en moi. Certaines ont été digérées et appartiennent au passé, et certaines sont encore vivantes. Quand je dis « je pense », est-ce vraiment moi qui pense ou sont-ce mes nourritures intellectuelles du passé qui me suggèrent ce que je dois penser ? Et qu'est-ce que le moi, sinon de l'eau et du pain intellectuels que j'ai un jour absorbé ? Comme le corps qui est l'agrégation de ce que j'ai pu manger un jour, l'intellect est l'agrégation que ce que j'ai un jour absorbé du monde des hommes.

Ce verset du Coran peut donc prendre un autre sens plus global sur ce que « je » suis. Je ne suis qu'un agrégat, agrégat de matière et agrégat d'idées. Si je suis fait physiquement d'argile, ma raison est aussi issue d'« une argile crissante, extraite d'une boue malléable ».

Mais cela n'est, encore, pas suffisant. Car je me vois être ce que je suis.

Si je considère, dans l'immédiateté illusoire de ma pensée, que je suis un objet sur lequel je peux penser, alors je vais voir le monde comme empli d'objets séparés. Je vais donc me positionner dans le monde de la multiplicité. Je vais pouvoir discourir sur les liens entre les objets entre eux, sur leur différence, je vais pouvoir les classifier, les ranger, les représenter.

En revanche, si je veux raisonner depuis le fait que ni mon corps physique, ni mon corps intellectuel, ne peuvent se limiter à un objet que je nommerai « moi », je ne peux plus me bercer dans l'illusion de m'immédiateté.

Parler de « moi » n'a plus aucun sens, car je ne connais pas les limites du moi. Je suis donc contraint, si j'accepte la réalité de ne pas pouvoir définir mon moi par le corps physique ou par le corps intellectuel, de raisonner dans le référentiel de l'Unité. Je suis uni au monde d'une façon si intime que ma vue des choses du monde change : je « suis » une partie de la montagne, je « suis » une partie des plaines et je « suis » dans les champs de blé, et vice versa.

Je vois alors que les gens qui se prennent pour des objets se trompent dès le départ de leur raisonnement. Ils se représentent de manière erronée, simplement parce qu'ils vivent dans le monde de l'éphémère et non dans le monde du Permanent. Quand ce moi extérieur ou intérieur change, les personnes sont déstabilisées : elles recherchent une jeunesse perdue, un trait physique attrayant, un état spécial de leur passé. Cela n'est pas mon cas, puique je sais que je n'ai pas de moi, du moins pas dans ce mode de représentation.

Si je prends la voie de Dieu, je prends la voie du Permanent. Ma conception des choses change au fur et à mesure que je progresse sur la voie.

Mon existence matérielle est liée à l'existence du monde. Mon existence intellectuelle est liée à l'existence du Verbe, de la civilisation, de la culture, de ma famille, existence qui est liée aux textes saints. Mais, en rapport avec le Permanent, je m'ouvre au Permanent en moi, je m'ouvre à mon âme. Mon âme, c'est cette partie qui est liée au Permanent, c'est cette partie qui est liée au Bien-Aimé, au Tout Miséricordieux.

Votre Seigneur connaît mieux ce qu'il y a dans vos âmes. Si vous êtes bons; Il est certes Pardonneur pour ceux qui Lui reviennent se repentant.[2]

Je vais alors commencer à sonder mon âme pour voir si, réellement, elle est « mon moi ». Mais le mot « moi » n'a plus de sens depuis bien longtemps.

Reste un péril, celui de voir en mon âme une divinité, comme j'ai pu autrefois faire des idoles matérielles, intellectuelles ou affectives. De fait, mon âme n'existe que par le reflet de Sa Lumière sur mon coeur. Et encore, que dis-je, « mon » coeur.

Le Bien-Aimé, dans toute sa Permanence, dans toute son Intelligence, est le seul à exister. Lorsque je vois d'autres existences, ma non-existence me voile par rapport à son Existence.

Ceci est un message (le Coran) pour les gens afin qu'ils soient avertis, qu'ils sachent qu'Ils n'est qu'un Dieu unique, et pour que les doués d'intelligence s'exhortent.[3]

[modifier] Références

  1. Coran, XV, 27.
  2. Coran, XVII, 25.
  3. Coran, XIV, 52.


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