Les erreurs de raisonnements

Un article de Caverne des 1001 nuits.

Sommaire

Introduction

Cet article vise à inventorier un certain nombre de raisonnements courants qui, s'ils ont l'apparence de la justesse et de la logique, sont intrinsèquement faux et conduisent aux conclusions les plus erronées. Nous tenterons de donner une première cartographie de ces patterns.

De plus, nous illustrerons ces raisonnements dans des exemples précis et tenteront de déconstruire et de classifier les éléments qui conduisent à des raisonnements faux. Enfin, nous donnerons des pistes sur certaines conséquences de ces erreurs de raisonnements afin de prendre du recul par rapport à un certain nombre d'informations que nous recevons quotidiennement, informations qui véhiculent la plupart de ces patterns.

Erreurs conceptuelles et erreurs de raisonnement

Première approche

L'analyse des raisonnements humains peut être conduite de multiples façons et occupe une partie de la philosophie, de la psychologie et d'un certain nombre de sciences plus jeunes (comme les neurosciences) depuis des siècles. D'une certaine façon, l'analyse des raisonnements est antérieure à la différenciation des domaines de la pensée telle que que nous la connaissons en Occident, et en particulier en France où l'"histoire" semble souvent commencer par le siècle des Lumières.

Or, il est à noter que les religions ont largement contribué, suivant diverses voies peu connues aujourd'hui, à l'analyse des raisonnements humains dans des perspectives particulières qui ne sont pas aussi simples que ce qu'il est courant d'admettre.

Nous prendrons ici l'hypothèse que l'on peut licitement étudier de manière séparée la partie conceptuelle qui sous-tend le raisonnement et le raisonnement lui-même. Cette hypothèse est discutable dans la mesure où l'activité de conceptualisation est aussi un des modes de fonctionnement dynamique du raisonnement[1]. Cependant, nous tenterons de prendre d'une part l'approche conceptuelle et de l'autre l'approche du raisonnement par inférence logique comme deux dimensions du problème que nous nous proposons d'étudier.

La dimension conceptuelle

Soit C un concept. Nous dirons que les erreurs conceptuelles entrent principalement dans deux grandes familles :

  • pattern conceptuel numéro 1 : l'usage de concepts creux qui induit la manipulation de concepts trop vagues pour être parfaitement utilisables dans une inférence ; nous noterons Cc ;
  • pattern conceptuel numéro 2 : : l'usage de concepts affectifs qui induit une connotation affective des concepts relativement aux individus qui les utilisent ; nous noterons Ca.

A l'inverse, nous noterons Def la fonction de définir correctement un concept :

  • soit parce que sa définition est traditionnellement claire pour tout le monde,
  • soit parce que le dit concept a été clarifié lors de son usage (notamment au niveau de la précision sémantique et de la dé-affectisation du concept si besoin est).

De plus, nous noterons (pour fausse égalité) la fonction d'assimilation illicite de concepts. Nous noterons cet opérateur comme un signe égal et verrons qu'il se "propage" dans le raisonnement.

La dimension inférence

Trois dynamiques sont liées au monde des concepts, dynamiques qui définissent une certaine partie de l'inférence raisonnante :

  • pattern d'inférence numéro 1 (Gen*) : la généralisation abusive d'un groupe de phénomènes à un concept ou d'un groupe de concepts à un autre concept plus abstrait ;
  • pattern d'inférence numéro 2 (Spe*) : la spécialisation abusive qui prend un concept très abstrait et en déduit son application sur des phénomènes ou d'autres concepts sans preuve ;
  • pattern d'inférence numéro 3 (Lia*) : la liaison abusive entre deux concepts, liaison qui est souvent de nature affective.

A l'inverse, les actes suivants seront notés respectivement :

  • généralisation (conceptualisation) valide : Gen,
  • spécialisation valide : Spe,
  • liaison valide car argumentée et définie dans ses limites : Lia.

Exemples

Exemple de la sociologue de Paris XIII

A l'automne 2004, sur une radio publique, une sociologue enseignant à Paris XIII illustrait le pattern PC1 en usant d'une raisonnement visant à démontrer l'approche « tout est dans tout », « tout est lié à tout ». Ceci peut être vu comme un exemple archétypal de concept creux.

L'analyse du discours, centré autour du concept d'"individu", montre une approche polymorphe du concept exposé. Le concept d'"individu" était donc présenté, au sein du discours, tour à tour comme :

  • un individu psychologique vu de l'extérieur,
  • un individu vu par lui-même,
  • un individu social dans la mesure où ce dernier est vu comme obéissant à la loi,
  • un individu vu par les textes de la sociologie (selon les différents courants).

Il ne s'agit là que de l'introduction scientifique actuelle d'un sujet dont on voit qu'il recouvre diverses sémantiques et divers champs d'étude. Il n'y a pas là d'erreur de raisonnement. Nous noterons cette action si le raisonnement est une suite d'étapes notée R :

  • R1. C1 = Def("étude individu").
  • R2. Spe(C1) = {C2 = Def("aspect psychologique de l'individu"), C3 = Def("aspect philosophique de l'individu"), C4 = Def("aspect social de l'individu"), C5 = Def("aspect sociologique de l'individu")}.

La deuxième étape du raisonnement visait à introduire une vision sexuelle de l'"individu". Cette vision est présentée comme une nouvelle composante au champ d'étude de l'individu. Nous avons là une action sémantiquement multiple : une liaison naturelle entre individu et sexualité, soit entre Def("individu") et Def("sexualité"), mais pas entre Def("étude individu") et Def("sexualité"), car cette liaison est encore très discutée aujourd'hui. Nous noterons donc les étapes suivantes du raisonnement comme :

  • R3. C6 = Def("individu"), C1 ◊ C6.

Or l'auteur s'appuie sur le fait que :

  • Spe(C6) = {C7 = Def("sexualité"), ...}

ce qui peut être considéré comme licite. En revanche, dans le cadre de l'assimilation abusive faite en R3, on obtient abusivement :

  • R4. Spe*(C1) = {C7 = "sexualité", ...}.

Nous avons emprunté une "branche" illicite du raisonnement.

La personne expose alors un schéma de pensée post-féministe qui brasse les représentations suivantes :

  • « les hommes et leurs fantasmes sexuels »,
  • les erreurs des féministes,
  • « une société dans laquelle les individus sont vus comme des membres sexués » (sic).

Nous sentons une implication personnelle affective dans ce débat, montrant l'utilisation d'une conceptualisation affective du sujet. Nous obtenons en récrivant R4 :

  • R4. Spe*(C1) = {Ca7 = "sexualité", ...}.

Le raisonnement est donc clair : pour étudier C1, il est nécessaire d'étudier Ca7 comme une spécialisation nécessaire, d'où une impossibilité d'étudier C1, car Ca7 est trop polémique.

  • * * *


Nous noterons le peu de liens manifestes entre le catalogue des visions de l'individu en psychologie, en philosophie et en sociologie et l'introduction d'une vision sexuée à consonance sociale. Ce genre d'assimilations est très connu dans les discours politique des extrêmes : on assimile le problème traité avec des problèmes totalement différents (au niveau des questions posées et du contexte) et par conséquent, on dérive naturellement vers un problème global, non représentable et vide de sens.

L'assimilation est, de plus, toujours accompagnée de son corrolaire la relation de dépendance, elle lie la résolution du problème en question à la résolution d'autres problèmes, rendant ainsi toute action impossible, toute vélléité de changement absurde, toute tâche irréalisable par son ampleur soudain gigantesque.

Au second niveau, son discours pouvait être analysé d'une autre manière, révélant d'un problème grave de conceptualisation et de non maîtrise de la portée des concepts généraux utilisés. Car, à force de grands mots vides de sens assemblés les uns aux autres presque par hasard, le discours lui-même apparaissait comme totalement vide de sens. Cette manifestation d'une absence critique de structuration de l'intellect chez des enseignants de haut vol est très inquiétante. Néanmoins, et même si cela ne rassure pas, ce travers est aussi largement répandu chez les intellectuels des sciences humaines qui, à force d'user de concepts très généraux, en viennent à échaffauder de grands édifices discursifs vides de contenu[[Voir [les défis des sciences humaines->293].]]. Quand un concept devient trop général, son sens s'appauvrit[[Voir [le concept creux->52].]]. Si on use de manière conjointe de plusieurs concepts généraux et non forcément liés, l'intersection de leurs significations sémantiques devient très rapidement nulle.

Comme quoi, si vous voulez avoir raison dans un débat pseudo-intellectuel de salon, pas la peine de vous casser la tête à trouver des arguments. Généralisez le problème en usant de termes très abstraits ; conditionnez (très important) le problème devenu abstrait à d'autres problèmes abstraits sans solution ; concluez à l'impossibilité d'une solution globale (en usant des avantages et inconvénients comme exemples et contre-exemples) et recommandez l'urgence de ne rien faire sinon de poursuivre la réflexion en l'élargissant à tous les problèmes du monde. Si vous maîtrisez cette réthorique, vous pouvez, entre autres, briller en société, devenir politicien ou professeur de sociologie en faculté.