Histoire XXXII

Un article de Caverne des 1001 nuits.

C'était une de ces brocantes comme on en trouve aujourd'hui : un aspect de grand magasin et des meubles sur des centaines de mètres carrés. Une brocante moderne avec des visiteurs à toute heure, tous les jours, sous des néons écrasants, presque chirurgicaux. Ce supermarché de la chose vieille ne pouvait être comparé aux magasins d'antan, petits et remplis, où une odeur de poussière vous assaille dès que vous avez poussé la porte.

Pourtant, si le lieu a changé, au milieu de vieux meubles et de pianos désaccordés, le visiteur pourra découvrir, au détour d'une allée cernée de chaises rustiques, une multitude d'objets tombés dans l'oubli et la poussière : vieux livres, vieux chapeaux, vieux lustres, vieux services à vaisselle en faïence ébréchée, vieux bougeoirs, vieux chiens de cheminée déposés contre un vieux saxophone au métal piqué...

Ici, tout est vieux. Tout a trop vécu. La marque de générations d'utilisateurs, plus ou moins visible, hante chaque objet du spectre des personnes qui l'ont regardé, touché, sali, brisé ou nettoyé. Partout, la mort a posé son empreinte invisible. Cette table que cette famille voit figurer dans son salon ; cette chaise qui ressemble à s'y méprendre à celle de l'héritage de mère-grand. L'âme des objets semble s'être dissoute en même temps que leur propriétaire, et cela se voit. Par une logique inéluctable d'argent, les vieilleries consécutives aux décès des vieux finissent chez les brocanteurs. Mais l'œil extérieur trouve ces restes incomplets, ou vides, saisissant le malaise d'une trace de vie. Mais, pouvez-vous penser, madame, monsieur, que l'endroit où vous dînez actuellement est la place exacte qu'occupait l'oncle Germain quand il est mort d'une crise cardiaque à l'âge de soixante quinze ans ? Cet argument, non favorable à la vente, trépasse dans l'image un peu malsaine qui ressort de cet objet ayant vécu un passé inaccessible, comme si une possibilité de malédiction contagieuse rampait toujours dans les nœuds du bois semblables à de drôles d'yeux.

Le visiteur peut ici se promener pendant de longues heures, puisque la dimension multiplie les chances de rencontre avec l'objet rare. Choisissez, mesdames, parmi les affaires des morts : ces verres ne sont-ils pas jolis ? Mais que dites-vous ? Ces objets ont plus d'âme que ceux que vous avez chez vous ? Point du tout. Car quand vous serez couchés, c'est moi qui revendrait ici même votre homme debout. Voyez cette tâche. Qui peut vous garantir qu'il ne s'agit pas de sang versé par un crime ? Non, je plaisantais. Avec les vieilles choses, on a l'avantage de ne pas être le premier à l'abîmer. " Ca risque moins ". C'est un moyen de regarder l'avenir, bien installé dans un confortable passé. Choisissez parmi ces poussiéreuses occasions ! Allez-y !

Mais au détour d'un carton de vieilleries, on découvre un tableau vieux de plus d'un demi siècle, le maître à penser de l'ancien possesseur, depuis bien longtemps dans l'au-delà. Un portrait de Richard Wagner. Presque aussi impressionnant que son œuvre. Le regard veille tranquillement sur le propriétaire qui écoute son phonographe, bercé par le fleuve continu d'une musique qui envoûte jusqu'au déchaînement total. L'icône de Wotan s'incarne dans ces traits éternels et pourtant toujours condamnés à une fin qui se répète. Les sentiments qui ont sédimenté sur le tableau le rendent presque poisseux. Je l'achetai un jour et m'aperçois, chaque fois que mes pas me dirigent vers ce secteur de l'entrepôt, que je ne pourrai jamais le vendre. Son regard est trop personnel, trop dirigé vers celui qui l'avait placé sur un piédestal. Je crois que je finirai par m'en séparer, quitte à détruire par le feu les attaches trop visibles qui le relie au royaume des morts.



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