Face au nazisme

Un article de Caverne des 1001 nuits.

Sommaire

[modifier] De la culpabilité allemande face au nazisme

[modifier] La culpabilité allemande enseignée aux jeunes générations.

L'Allemagne, au travers de l'éducation donnée aux jeunes allemands depuis les années 50, a enseigné depuis un demi-siècle une véritable culpabilité du drame nazi aux générations postérieures à celles qui avaient participé activement à cette période trouble de la guerre. Il résulte de cet état de faits un véritable écœurement des jeunes allemands face à cette culpabilité héritée dont ils ne sentent pas toujours les traces parmi la génération de leurs parents ou de leurs grands-parents.

Il est nécessaire de s'interroger sur le pourquoi d'une telle culpabilité enseignée et sur ses effets réels sur tout un peuple. Car, s'il est difficile de voir ce qu'il aurait fallu faire ou ce qui aurait pu être mieux fait, exercice toujours aisé a posteriori, il n'en demeure pas moins qu'une véritable situation d'injustice structurelle a été produite, les générations nées après la guerre portant le fardeau d'une culpabilité héritée de leurs géniteurs.

Ce transfert de culpabilité, outre le fait d'être injuste, a construit un véritable tabou autour du fait qu'une grande partie de la population allemande ait soutenu ou ait joué un rôle dans le nazisme et les massacres qu'il provoqua. En un sens, la plupart des acteurs du nazisme au quotidien n'ont pas fait amende honorable de leur rôle au sein de la tragédie, ni contribué à faire comprendre comment ils avaient pu se laisser collectivement berner par la doctrine nazie au point, peut-être, d'en renier leur volonté propre.

[modifier] Le cas de La chute

Dans ce contexte de culpabilité et de tabou, la sortie du film La Chute de Oliver Hirschbiegel apparaît comme un succès en Allemagne, comptant près de cinq millions d'entrées. Si l'on a pu lire et entendre beaucoup de choses à propos de ce film, à la fois lorsqu'il est sorti en Allemagne et aujourd'hui qu'il sort en France, il n'est pas certain que son côté dérangeant ait été cerné à sa juste valeur.

Le but de ce film n'est pas de passer sous silence l'holocauste, ni de présenter Hitler (incarné par l'immense Bruno Ganz) sous une face humaine. Son problème réside, à mon avis, essentiellement dans le fait de pouvoir opérer un glissement de la culpabilité. Ce dernier est tout à fait salvateur pour les Allemands car, pour la première fois, Hitler peut être représenté comme le seul responsable. A côté de lui, ses généraux les plus proches apparaissent même comme humains, et c'est là où le danger réside. Car ce glissement de culpabilité intervient dans un contexte de culpabilité structurelle inculquée dès le plus jeune âge.

On comprend le soulagement des allemands qui, pour la première fois, peuvent détester Hitler en ayant la tentation de le considérer comme seul responsable du drame nazi, et par conséquent en transférant une injuste culpabilité de tradition sur un homme représenté comme un objet monstrueux, même par rapport à ses plus fidèles lieutenants.

Il n'y a donc pas de levée du tabou, comme les auteurs du film ont bien voulu le dire, mais bien au contraire remplacement d'un tabou par un autre tabou, au travers du remplacement de la culpabilité injuste par une haine du mal. En aucun cas, la compréhension humaine de cette vaste collaboration allemande n'aura été effleurée. En un mot comme en cent, ce film ne fait que confirmer que personne n'a rien compris à ce qui s'était passé dans la société allemande durant la guerre.

[modifier] Distorsion de la réalité

Dans Le matin des magiciens, Pauwels et Bergier nous proposent une analyse du régime nazi au travers de ses accointances pour des théories ésotériques, mélange de surhomme, de pouvoir ultime de la volonté, de pouvoirs magiques, de mythologie allemande et d'inscription en faux contre la morale et la science du reste de l'occident. Ils expliquent comment, progressivement et au moyen des ramifications de l'appareil totalitaire, le régime nazi a profondément changé la représentation du monde que les allemands avaient, cela dans de multiples dimensions.

On peut y voir une reformulation de l'idée de Nietzsche sur le renversement de toute valeur morale et ses théories sur la puissance[1]. C'est cette idée qui est aussi développée dans Siegfried, une idylle noire de Harry Mulisch, roman où l'auteur s'interroge sur les filiations de la folie de Nietzsche avec la folie hitlérienne.

Cette distorsion systématique de la réalité pourrait expliquer une collaboration massive à des idées de différence et de supériorité de la race aryenne. Car, outre le fait de jouer sur la paranoïa latente en chacun de nous, sur la théorie du complot du reste du monde contre l'Allemagne, Hitler joua aussi sur la corde nationaliste en faisant résonner chez les allemands cet état de puissance exceptionnelle de pouvoir refonder une science allemande, un art allemand et une représentation du monde allemande. La théorie de Pauwels et Bergier, même si elle aborde de manière parfois ésotérique l'histoire de l'Allemagne, nous pousse à une psychanalyse de l'inconscient collectif allemand de cette période, des certitudes inculquées, du référentiel psychologique dans lequel la plupart des gens évoluaient.

Il s'agit d'analyser les allemands dans leur rapport avec l'appareil totalitaire comme on analyse une personne donnée dans ses rapports avec un être proche, affectivement lié à soi, mais atteint de démence. L'être sain ne peut qu'être influencé par cette énergie malsaine, négative et souvent d'apparence infinie qui émane d'un dément, cette logique implacable qui souvent sort de la bouche d'un dément, cet intellect d'une rare puissance. Au contact de déments qui raisonnent et qui reformulent le monde à leur image, l'être le plus sain est en danger énergétique et court le risque de perdre sa santé mentale ou d'être tenté d'adhérer à la puissance de la vision démente.

Si cette tentative de Pauwels et Bergier a été à la fois limitée mais aussi beaucoup critiquée, elle est une des seules qui tentent, avec beaucoup d'ouverture d'esprit, d'interpréter les signes que les historiens refusent, une des seules qui tentent d'approcher psychanalytiquement l'inconscient collectif de cette époque, l'une des seules qui dénote l'extraordinaire malchance de lier la folie de Hitler avec un appareil totalitaire dévoué.

Or, La chute, en parlant de Hitler, ne parle pas de cette approche, renie ces faits mineurs que les historiens ont voulu oublier et recrée un tabou qui soulage comme porte de sortie à une injuste culpabilité. Car l'irrationnel fait peur, tout comme la psychanalyse, hier comme aujourd'hui[2].

[modifier] Un précédent dans les approches ambiguës de la Deuxième Guerre Mondiale

Il y a quelques années, la pièce le Vicaire de Rolf Hochhuth, adaptée en un film Amen de Costa-Gavras, nous avait déjà proposé une voie de sortie à cette injuste culpabilité : le Pape Pie XII était coupable d'alliance avec les nazis, savait pour les chambres à gaz et n'avait rien fait. Au delà de cette lecture révisionniste de l'histoire, très empruntée d'un anti-cléricalisme de tradition [3], contestée par les historiens et par les autorités juives elles-mêmes, cette dérive pouvait cacher un autre glissement de la culpabilité s'exprimant à peu près de la manière suivante : les allemands sont certes coupables de l'horreur nazie, mais regardez le Pape, il était complice.

[modifier] Conclusion

Il va de soi que ces deux approches ne doivent pas nous faire passer des vessies pour des lanternes. Il est vital pour l'histoire de l'Europe de résoudre cette question de l'analyse de la société allemande sous le régime nazi et de comprendre comment une telle collaboration de large échelle a pu être possible. Tout le monde est bien sûr d'accord sur ce point, mais les représentations schématiques et accusatrices que l'on nous propose depuis quelques années sont loin de viser ces objectifs.

Seul Milgram, dans les années 60, entreprit des travaux majeurs sur la psychologie de la manipulation, travaux très scientifiques et incontestables dont le résultat est absolument effarant : près de trois personnes sur quatre, quelque soit leur condition sociale et leur éducation, sont prêtes à envoyer des décharges électriques mortelles à une personne ne sachant pas répondre à un test simple, lorsqu'ils sont surveillés par une autorité qu'il leur demande de poursuivre l'expérience. Ces résultats horribles ne furent jamais poursuivis de manière aussi rigoureuse et tombèrent dans les limbes. Milgram voulait tout simplement donner des pistes d'explication à l'adhésion massive des allemands dans l'extermination des juifs, des homosexuels, des tziganes et d'une manière générale de tous les opposants au régime.

Il est tout de même étrange que, depuis les années 60, rien n'ait été entrepris de nouveau sur le sujet, peut-être parce que les résultats font peur, peut-être parce que l'on veut donner une image de l'homme qui est plus sécurisante, peut-être parce que l'on croit que les gens se sont pas mûrs pour se regarder en face, peut-être parce qu'il est préférable qu'ils ne le fassent pas.

Peut-être est-ce pour toutes ces raisons, mais qu'on arrête un peu de faire des non tentatives et de les considérer comme des avancées cruciales sur le tabou.

[modifier] Expliquer la Shoah, ou la déception Goldhagen

Daniel Jonah Goldhagen est l'auteur du livre Les bourreaux volontaires de Hitler[4] qui manifestement déclencha une vive polémique avec les historiens voilà presque une dizaine d'années. Professeur de sciences politiques à Harvard, Goldhagen est à la fois très intelligent et remarquablement inculte, en tout cas sur la connaissance de l'Europe, comme manifestement seuls des américains peuvent l'être. Son livre est donc à la fois nécessaire, car il soulève de vrais problèmes, mais aussi totalement insuffisant et ce, malgré les imprécations de son auteur à prétendre le contraire.

Je voudrais revenir, dans cet article, sur les points forts et les points faibles du livre, engageant ouvertement toute personne intéressée par le sujet à lire l'ouvrage. Vous ne trouverez pas les propos qui suivent chez les détracteurs de Goldhagen, mais dans certaines sources que je ne manquerai pas de citer. Cette vision est bien sûr personnelle et fait suite à des années, non terminées, d'interrogation sur le pourquoi de la Shoah, question centrale dans l'identité d'un européen du XXème siècle, et a fortiori du XXIème.

Goldhagen, malgré une intelligence conceptuelle certaine, s'est manifestement attaqué à un problème qui le dépasse, et en cela, je rejoindrai les historiens ayant vu chez lui une volonté de se limiter à une simplification du problème. Je ne souhaite néanmoins pas réutiliser tous leurs arguments mais surtout insister sur des perspectives assez personnelles qui sont celles qui sont très souvent développées sur ce site.

[modifier] Goldhagen et la méthode

Parler de la Shoah pour qui n'est pas historien n'est pas chose aisée. La société est, depuis la découverte des camps de concentration, en pleine interrogation face à cette question du pourquoi du nazisme, du comment. Cependant, toute explication publiée jusqu'à présent paraît soit fractionnaire et par conséquent peu convaincante, soit biaisée et par conséquent non convaincante, soit fantaisiste et par conséquent non convaincante, soit révisionniste et par conséquent interdite par la loi française.

Manifestement, l'histoire comporte des vides, des absences inexpliquées, et probablement pas inexplicables si on s'y plonge de manière assez détaillée. C'est que fait Golhagen avec assez de panache, notamment lorsqu'il parle des défauts immenses de l'historiographie du nazisme. Son premier reproche va au manque d'études systématiques des sources et notamment des sources concernant les exécutants des massacres des Juifs. En particulier, il dénote à raison l'absence de comptage précis des bourreaux volontaires des juifs en précisant que si l'historiographie les estimait au nombre de dix mille, les bourreaux pourraient être considérés comme des factions extrêmistes à la solde des SS, mais que si leur nombre se portait à un million, le peuple allemand serait alors l'«accusé» de l'histoire. La thèse est recevable a priori mais elle doit être étayée.

Ce problème, en France, du «comptage» est très sensible, car si le nombre de bourreaux paraît inconnu, le nombre de morts juifs dans les camps de concentration et d'extermination fut l'objet de nombreuses études et révisions et l'objet de certains procès contre des révisionnistes. Il y a donc, dans ces estimations, un malaise, et pas seulement là où Goldhagen nous le montre.

Afin de tenter de clarifier un genre de psychologie générique de l'allemand antisémite, il classe, en une typologie assez fine, les actes de barbarie des allemands envers les juifs en les groupant de la manière suivante :

  • les actes faits sans cruauté mais sur ordre,
  • les actes faits avec cruauté mais sur ordre,
  • les actes zélés sans cruauté,
  • les actes zélés avec cruauté.

Cette distinction intéressante fait entrevoir que bon nombre de bourreaux ou de personnes moyennes impliquées dans le processus de massacre des juifs dans les camps ne semblaient pas penser qu'ils faisaient le mal (le mal étant entendu au sens «chrétien» de l'homme moderne). Il en déduit que l'ensemble des thèses selon lesquelles les allemands sont victimes d'un système totalitaire et répressif, et qu'ils ne peuvent désobéir aux ordres sous peine de se voir infliger les mêmes traitements qu'aux juifs, est une vue de l'esprit et un mensonge d'historien.

Son analyse historiographique a en effet pour but de montrer que nombre d'allemands avaient désobéi, pour des raisons morales qui leur étaient propres, à des ordres qu'on leur avait donnés. Cependant, selon Goldhagen, nombre d'entre eux n'incluaient pas comme une règle morale le fait de désobéir à un massacre de juifs. Il nous dit en quelque sorte : les allemands n'avaient pas de pression particulière pour accomplir l'abominable, mais ils l'accomplirent volontairement ; conclusion : ils étaient fondamentalement antisémites.

Pour appuyer sa thèse, Goldhagen invoque l'«antisémitisme de tradition» de l'Europe, allant même jusqu'à le considérer comme un des «principes fondateurs» de la Chrétienté. Immergés dans un tissu social antisémite fort, dont la plus grande responsabilité semble être à ses yeux la religion chrétienne, l'«allemand» a pu arriver à accomplir ce qui se préparait depuis des décennies, voire des siècles : l'extermination des juifs.

Je crois qu'il est nécessaire d'apporter quelques nuances à une pensée de ce genre, nuances qu'il est bien regrettable d'apposer à un travail qui, formellement, du moins au départ, ne manquait pas d'intelligence.

[modifier] La «Chrétienté contre les juifs»

La vision selon laquelle la Chrétienté se serait constituée structurellement «contre les juifs», avec «le juif» dans le rôle du démon, cela depuis le temps des croisades est une affirmation qu'il faudrait étayer de preuves plus précises. Il est possible que vu des Etats-Unis, ce genre de thèse soit défendable ; vue d'Europe, elle l'est déjà beaucoup moins.

En effet, l'antisémitisme français du début du siècle fut longuement analysé par les historiens européens et il est clair que si ce dernier s'expliquait fondamentalement par une religion chrétienne pétrie de la «haine du juif», juif diabolisé en tant qu'héritier spirituel des assassins de Jésus, il serait étonnant qu'il ait fallu attendre Goldhagen pour en avoir la révélation.

En un sens Goldhagen nous joue ici l'air du tabou qu'il faut toujours manipuler avec précaution. Peut-être, en effet, a-t-il raison et l'Europe est, d'une certaine façon, inconsciente de son passé et du fait que la Chrétienté elle-même ait placé le juif du côté du diable. Mais peut-être Goldhagen est-il en pleine projection ou en plein délire de la persécution... En tous cas, une thèse aussi simpliste ne peut être recevable que si on l'argumente plus que ce dernier ne le fait.

De plus, on pourra lui reprocher sa vision caricaturale de la chrétienté et de ne pas même dissocier le catholicisme des protestantismes, leurs visions théologiques du monde étant tout de même très différentes. Tout porterait à croire, en lisant Goldhagen et en le recoupant avec les faits historiques, que les protestants sont encore plus antisémites que les catholiques. Il faut avouer une perplexité absolue face à ces affirmations non démontrées que des générations d'historiens des religions européens n'auraient pas manqué d'exhiber, surtout en France où tout passé pouvant faire culpabiliser le français du présent est, trop souvent, instrumentalisé systématiquement[5].

L'argumentaire développé par Goldhagen au sujet de l'antisémitisme intrinsèque de la chrétienté se développe comme suit : quand une chose est naturelle à tous, elle ne figure ni dans les textes, ni dans les preuves historiques. L'antisémitisme aurait donc été là, postulé et accepté par tous, comme un modèle fondateur du manichéisme chrétien. Il est étonnant que si cette fondation eût lieu, elle n'ait point laissé de traces du débat théologique de cette diabolisation structurelle. Si d'un autre côté, cette théorie est fausse, Goldhagen peut faire peur en exhibant une théorie du complot qui, en histoire, ne donne jamais de résultats très probants.

[modifier] L'«antisémitisme de la culture allemande»

Une fois encore, Goldhagen tente de nous convaincre que l'antisémitisme était un pilier structurel de la culture allemande, voire même nous dit-il, un de ses moyens pour les allemands d'exister : «l'allemand existait contre le juif», nous dit-il.

Il faut nuancer ce propos de manière draconienne. La culture allemande, qui a souvent pris pour archétype des héros médiévaux (mais les anglo-saxons et les français aussi), est associée, fort heureusement, à d'autres démons que ceux «du juif». Ainsi, la culture allemande à laquelle revient Hitler est profondément païenne et anti-religieuse, anti-occidentale aussi. Hitler se voit sans doute en Siegfried, en surhomme, écrasant les faibles de la nature comme pour lui les juifs, les homosexuels, les tziganes et autres sous peuples dans son esprit détraqué. Hitler s'est probablement vu comme le monstre annoncé par Nietzsche[6] dans un monde fantasmagorique qui ne s'appuie pas sur un antisémitisme fondamental de la culture allemande. Déjà, du temps du romantisme allemand, cette culture du fantastique et des rites païens fascinait les allemands qui étaient restés très proches de leurs légendes, légendes qui sanctifiaient les héros... ou les faibles, selon les cas (voir les écrits de Gœthe).

Certes, nous pourrions faire un parallèle que Goldhagen ne fait pas mais que son étude nous inspire : le fait que les nazis se prennent pour des héritiers de Wotan (Odin) serait assez similaire, théologiquement, au fait que les juifs se prennent pour le peuple élu. Il y a là une «concurrence des peuples élus» qui ne peut que se résoudre dans le sang, que par l'éradication du «peuple élu» le plus faible. Cette dimension du problème n'a, à mon avis pas été assez développée, à la fois dans la dimension de l'impact de la représentation sur l'antisémitisme, et à la fois dans le lien mécanique (et non structurel) de l'antisémitisme allemand avec une représentation de la filiation divine (païenne qui plus est).

Le propos de Goldhagen apparaît donc ici comme outré, simpliste et manquant de détails et de finesse. Car, hormis les remarques présentées ci avant, même si, à un instant donné, l'antisémitisme allemand atteignit des sommets, il n'est pas prouvé que ce dernier atteignit toute la population allemande, comme semble le supposer Goldhagen un peu hâtivement.

Trois types d'arguments sont à opposer à cette lecture rapide :

  • il faudrait compter les bourreaux, comme Goldhagen le dit for justement et avant que ce comptage ne s'opère, il semble en tirer des conclusions ;
  • la culture allemande n'est pas une culture dont l'âme s'est constituée contre les juifs, elle a une âme propre dont certaines tendances ont probablement été de vénérer le sang du héros, mais pas d'inscrire dans ses mythes la symbolique de la haine, de la destruction des juifs ou même des juifs en tant que démons ;
  • si Goldhagen avait raison, nous pouvons voir une contradiction forte entre le fait que la doctrine hitlérienne était très opposée à la religion chrétienne et le fait que la religion chrétienne, suivant le point numéro un, aurait aussi vanté la haine du juif.

Il y a dans ce dernier point une incohérence manifeste que l'on ne retrouve pas dans Le matin des magiciens, livre de Pauwels et Bergier. Ces derniers décrivent la vision que le régime hitlérien impose à son peuple comme une vision fantastique de la réalité, en rupture complète avec les traditions de la civilisation occidentale, que ces dernières soient morales, religieuses ou mêmes scientifiques. Hitler, selon eux, évolue dans un monde magique (que Goldhagen réprouve, nous y reviendrons) dont il est le «grand maître du feu». Pauwels et Bergier exhibent un grand nombre de preuves dont l'historiographie refuse la validité parce qu'elles ne peuvent être interprétées qu'en termes d'irrationnel.

Si l'abandon de la morale religieuse est effectivement un trait du régime nazi, pourquoi alors, cette haine du juif serait-elle au centre de préoccupations politiques (à noter que les juifs ne furent pas les seuls à partir en camp de concentration). Peut-être le «sous-homme» était-il une obsession hitlérienne et les juifs en premier lieu ? Mais défendre cette thèse culturelle paraît difficilement conciliable avec le fait de défendre la thèse religieuse. Ou l'antisémitisme allemand est d'origine culturelle et donc mythique, ou il est d'origine religieuse, mais il paraît difficile d'envisager qu'il soit issu des deux courants à la fois sans qu'Hitler ait développé une certaine sympathie pour les chrétien.

La seule solution crédible dans ce cas serait que les allemands ne soient pas des hommes ordinaires mais soient génétiquement des monstres, avides de la haine de juifs in principio, ce qui est absurde.

Nous pencherions même vers la remise en question de ces deux propositions car, au vu des travaux historiques actuels, rien ne permet d'affirmer que l'antisémitisme allemand ait été culturel et ou chrétien structurellement. L'Europe brassait depuis longtemps un antisémitisme latent incontestable, mais il paraît un peu simple de l'attribuer à des causes si simplistes et si incompatibles. Le nazisme n'a pas séduit les français qui pourtant, durant l'affaire Dreyfus, avaient prouvé qu'ils avaient, eux aussi, une bonne dose d'antisémitisme.

[modifier] Le national socialisme : un socialisme nationaliste

Le national socialisme est un socialisme à caractère nationaliste[7] : c'est donc une forme de socialisme. Or, le socialisme de l'époque est pétri des idées de destin, de maîtrise par l'homme de son histoire. Il est forgé par l'idée qu'un chef pourra rendre les hommes égaux dans une évolution collective vers la force et la puissance. En ce sens, le communisme et le nazisme apparaissent à l'époque comme des doctrines miroir.

Goldhagen ne décrit pas le modèle politique de l'époque, ni ses objectifs de conquêtes et d'amélioration de la race en tant que but pour maîtriser son histoire. Dans l'esprit dément d'un Hitler, les juifs paraissaient être un frein à ce destin national mais pas fondamentalement le but politique qu'il s'était donné et qui fondamentalement était la conquête du monde et la suprématie du destin de la race aryenne sur toutes les autres races, juive ou pas.

Politiquement et au niveau de la vision, tout se passe comme si les juifs n'étaient qu'un exutoire à Hitler, un problème qui, une fois «résolu», ouvrait sur d'autres conquêtes dont celle de la Russie. Le point qui semble omis par Goldhagen est que Hitler avait des ambitions de domination du monde qui allaient au delà des juifs. Il est donc problématique que Goldhagen nous présente la Shoah comme «le but des allemands» alors que, manifestement, la destruction des juifs n'était pas le but ultime de Hitler, qui n'aurait, dans ce cas, pas tenté d'envahir l'immense Russie.

[modifier] Goldhagen et la psychologie

Goldhagen nous suggère que les allemands étaient malfaisants car culturellement, religieusement et structurellement antisémites. Pour ôter toute excuse aux allemands, il détruit, à juste titre, le mythe de l'«état totalitaire». Mais que détruit-il vraiment ? Il détruit le terme générique de totalitarisme en montrant que ce mot ne recouvre que des réalités différentes et non comparables à chaque fois qu'il est employé[8]. Mais il ne détruit pas la réalité d'une aliénation collective, aliénation qui commença déjà par la personne atrocement charismatique d'un Hitler.

Une télévision publique française passait il y a quelques temps l'intégralité d'un discours du dit Hitler dans lequel on pouvait, avec horreur, constater la montée progressive d'une tension incroyable virant à l'exaltation hystérique de la haine. Tous ceux qui ont vu ce document doivent s'en souvenir. Hitler a commencé par là, par ce pouvoir sur les foules. Certes, les hyper rationalistes comme Goldhagen ne peuvent le comprendre, mais il s'agit là d'un pouvoir à la limite du fantastique.

Autrement dit, on ne peut aussi facilement :

  • dire que l'aliénation ne fut pas, sous prétexte que le mot totalitarisme est un concept creux ;
  • écarter sans examen la possibilité de l'existence un “surmoi” écrasant à forte composante inconsciente.

Goldhagen n'est pas un historien, mais force est de constater qu'il n'est pas non plus un psychologue. Les actes sous pressions peuvent être conscients, peuvent provoquer le malaise, mais peuvent être exécutés[9].

A la place de la psychanalyse, déjà bien faible pour nous donner des éléments sur le drame nazi, il utilise les mots naïfs de «conversation» et de «pattern cognitif». L'antisémitisme se serait transmis «au cours des conversations» et aurait «imprimé des motifs cognitifs» dans les esprits des allemands... Cela paraît un raisonnement un peu court et une justification un peu facile derrière des mots dont le sens resterait à élucider. On soupçonnerait presque Goldhagen de projeter son “savoir” d'homme du XXème sur le passé. Rappelons que la haine est affect, et non intellect, même si l'on peut instrumentaliser la haine au moyen de raisonnements intellectuels.

[modifier] Le danger du révisionnisme

Goldhagen ne s'affronte donc pas aux pièges classiques des révisionnistes d'extrême droite mais il faudrait s'interroger si, dans un autre sens, il n'accuse pas un peu facilement, rapidement et injustement les allemands dans leur globalité. Non que ces derniers ne soient pas responsables de la Shoah, le point n'est pas là. Mais quand on tente d'apporter des preuves, il faut les étayer plus que sur des superstitions ou des représentations lointaines d'un esprit européen qui, pour un auteur américain, est souvent trop nuancé pour être saisi dans toute sa complexité. A l'inverse, les européens connaissant les américains louent souvent leur simplicité extrême. Il est certain que, formellement, nier la psychanalyse comme outil pouvant servir à déchiffrer quelques bribes du nazisme est bien utile : on se postule comme celui qui apporte la vérité sans envisager formellement que l'on a peut-être pas tous les éléments pour juger depuis son continent de l'esprit et de la culture d'un autre continent.

[modifier] Conclusion

Le livre de Goldhagen est donc, pour moi, une vraie déception, car la réalité fut certainement incroyablement plus compliquée que ce que Goldhagen nous expose. De plus, la part d'«ésotérisme» du régime nazi ne ressort jamais tant Goldhagen est ancré dans un rationalisme extrémiste et, probablement un peu aveugle.

Prendre les leçons du nazisme, c'est apprendre sur nous. Malheureusement le livre de Goldhagen est très accusateur mais argumenté de manière trop pauvre. Quel dommage. La soif de compréhension devra encore attendre.

[modifier] Notes

  1. Cf. A propos de Nietzsche.
  2. Cf. Le refus de l'irrationnel.
  3. Cf. Le revers de l'anti-cléricalisme de tradition.
  4. Hitler's willing executionners. Ordinary Germans and the Holocaust, Knopf 1996. Editions du Seuil 1997 pour la traduction.
  5. Cf. la dictature des bonnes intentions.
  6. Cf. A propos de Nietzsche.
  7. Cf. Le passé d'une illusion, de François Furet.
  8. Cf. Le concept creux.
  9. Cf. les travaux de Milgram.