L'amour fusionnel

Un article de Caverne des 1001 nuits.

Un non amour archétypal

Si l'on ne peut définir ce qu'est l'amour de manière précise, si l'on ne peut que constater que la littérature et la poésie nous charment par leurs périphrases sur l'amour sans jamais en rendre complètement compte, cela depuis des siècles, si le sujet occupe tant nos esprits et notre intellect, il ne faut cependant pas oublier que nous ne devons pas a priori accepter n'importe quelle représentation intellectuelle de l'amour sous prétexte qu'on nomme, communément, tout et n'importe quoi sous le terme « amour » et que ce dernier sert souvent à justifier les plus contestables des comportements.

Dans cet article, nous nous intéresserons à un genre bien particulier d'« amour » : l'amour fusionnel. Souvent associé à la représentation de la passion amoureuse, cette catégorie d'amour offre de nombreux dangers psychologiques dont il peut être intéressant de rendre compte. Derrière le terme « intéressant », nous pourrions disserter sur cette notion d'utilité, car une fois entraîné dans une histoire d'amour fusionnel, il est souvent très difficile pour l'intellect de reprendre le contrôle de la situation qui a créé un trouble affectif majeur.

Sommaire

Images archétypales de l'amour passion

L'inconscient collectif latin (et occidental dans une large mesure) est, empli d'images archétypales de l'amour passion, de couples mythiques aux destins tragiques (Tristan et Iseult, Roméo et Juliette, etc.) et d'histoires traditionnelles tournant autour d'amours passionnels. Le code pénal réserve même une section spéciale au crime passionnel qui peut être vu comme une perte de contrôle psychologique et donner des circonstances atténuantes dans un jugement pour homicide.

L'attirance de la littérature, notamment romantique, pour ces dérives du sentiment amoureux a quelque peu masqué une réflexion sur l'amour pouvant être faite au moyen de la psychologie analytique. Il n'est bien entendu pas question de croire que la psychologie pourra expliquer l'amour ; en tant que sentiment profondément humain, il est peu probable qu'aucune explication ne soit suffisante, ni même crédible logiquement. Il n'empêche que l'usage de certaines méthodes psychanalytiques peut servir, sinon à offrir une lecture de l'amour, au moins à tenter une lecture des dérives névrotiques de l'amour. En ce sens, le sujet est encore souvent tabou.

Derrière cette optique, se posera la question de ce qui étant appelé amour n'est pas de l'amour dans la mesure où certains comportements visent à abîmer la psychologie de personnes, au nom de l'amour. Cette réflexion nous ramènera immanquablement à considérer les images archétypales de l'amour et à exhiber des nuances de vocabulaire tout à fait importantes par rapport aux sens communément admis des mots amour et passion.

Amour fusionnel et amour passion

L'amour passion

Un glissement sémantique semble s'être opéré au fur et à mesure du temps entre « amour passion » et « amour fusionnel ». Nous allons tenter de tracer des contours entre les deux notions sachant la difficulté que représente un tel exercice. Néanmoins, nous n'aborderons, dans cette volonté de distinction, le problème qu'au travers de l'inconscient collectif français, et nous aborderons une tentative d'explication des différences.

L'amour passionnel, dans l'imaginaire collectif, est souvent un amour de « coup de foudre », dans lequel on trouve, la plupart du temps, une composante sexuelle souvent très prononcée. C'est un amour de l'excès, un amour « névrotique » comme dit Jung, pour qui le coup de foudre est une manifestation de la névrose, un amour qui peut engendrer des actes de violence au sein du couples ou envers les soi-disant ennemis de ce couple. L'amour passion est un amour que nous pourrions qualifier de non intellectuel, les deux protagonistes étant submergés par leur attirance l'un pour l'autre au delà de toute raison. Est associée à cette représentation de l'amour passion la tragédie du couple, soit dans la dérive destructrice des deux acteurs, soit dans la dérive destructrice de personnes extérieures. L'amour passion est considéré comme un amour d'une intensité incroyable mais ayant une durée de vie faible ; c'est un amour de l'abandon de la réflexion.

Quelque part, il est nécessaire d'insister sur l'image positive qu'a l'amour passion auprès du commun des mortels. On rêve souvent de la passion, de peur de s'ennuyer peut-être, comme d'un rêve archétypal, comme pour rejoindre le mythe, comme pour se rendre supérieur aux autres dans l'intensité du vécu.

Notre propos, par cet étalage des poncifs de l'inconscient collectif, n'est pas de traiter de l'image de l'amour passion, ni même de commenter la vision du coup de foudre en tant que névrose. Elle est de s'intéresser à la différence entre l'amour passion et l'amour fusion.

L'amour fusionnel

L'amour fusionnel est tout à fait différent dans sa structure même s'il est souvent confondu avec les images archétypales que nous venons d'évoquer. Son origine n'est pas une attirance inconditionnelle et non intellectuelle vers la personne, mais réside avant tout dans la volonté de combler un vide et cela au moyen de cette fusion dans l'autre. En ce sens, l'amour fusionnel est souvent un amour plus calme, plus « intellectuel », représentant l'autre comme le moyen indispensable de combler le vide en soi. L'amour fusionnel est aussi un amour névrotique.

L'amour passion était qualifié comme névrotique de la part de Jung en raison de sa définition de la névrose. La névrose est pour lui un déséquilibre entre l'intellect et les sentiments. En ce sens, quand une des deux composantes de la psyché prend la suprématie sur l'autre de manière durable et entre en conflit avec l'autre partie, il y a névrose, dissociation de la psyché. L'amour passion serait donc un amour névrotique dû à un excès de passion « sensible » et l'amour fusion un amour névrotique dû à un excès d'intellect.

Chaque type de psychologie[1] aura une tendance à faire dériver sa notion de l'amour de manière naturelle vers l'une ou l'autre de ces manifestations névrotiques. Qui plus est, la raison de la renommée de l'amour passion dans nos sociétés occidentales est que ce type d'amour est moins intellectuel et donc plus proche de nos racines judéo-chrétiennes, plus immédiat, plus « naturel » en ce qu'il fait dériver l'amour vers l'excès de sensible, vers la possession de la psyché entière par la passion.

L'amour fusionnel, en revanche, est un amour plus discret mais révélateur d'un trouble souvent plus grand de la personnalité, dans la mesure où ce trouble est durable. Cet amour est souvent confondu avec l'amour passion dans la mesure où lors de la rupture, il peut aussi déclencher des accès de folie incontrôlable (violences, suicide, etc.). Ses manifestations a posteriori sont donc voisines des manifestations a priori de l'amour passion mais sa structure est très différente.

Structure de l'amour fusionnel

Un amour asymétrique

L'amour fusionnel provient d'une mécanique qui se crée sur le manque d'une personne qui doit être comblé par l'être aimé.

Bien que l'amour crée le manque de l'autre, l'amour fusionnel fonctionne de manière différente : le manque de l'amour fusionnel est un manque qui pré-existe à l'amour entre les deux personnes, c'est un manque individuel qui est un manque affectif aux allures de gouffre. Les racines de ce manque sont à chercher dans le passé personnel de la personne, en particulier dans l'absence physique et/ou psychologique du parent de sexe opposé durant l'enfance.

A contrario de l'amour passion, l'amour fusionnel est donc asymétrique alors que l'amour passion est symétrique dans l'excès. Le rôle joué par les deux protagonistes est totalement différent, le premier ayant un manque interne affectif très important à combler et le second des tendances naturelles à vouloir croire qu'il peut le combler.

On citera, dans les prédispositions qui mènent une personne à croire qu'elle peut combler le vide affectif profond d'une autre personne, les traits suivants :

  • la gentillesse,
  • la faiblesse de caractère,
  • le syndrome du prince charmant,
  • la surestimation de la personne aimée due à une sous-estimation de sa propre valeur,
  • le déséquilibre de la psyché trop intellectuelle et pas assez sensible.

La mécanique de ce genre d'amour naît de la rencontre de deux personnes dont l'un a des besoins affectifs à combler et l'autre pense pouvoir les combler. Une fois encore, nous insistons sur le fait que la quantification de ces besoins est, dans le cas de l'amour fusionnel, très importante et due à d'autres facteurs que le simple fait d'aimer. Le trouble de la psyché de la personnalité en manque est antérieur au couple.

L'unicité de l'amour

Très rapidement dans la vie du couple, se pose le problème de l'unicité de cet amour en termes purement intellectuels. Il s'agit de se convaincre que cet amour est unique et donc de ressasser les images archétypales des couples passionnés, alors que nous avons vu que cette représentation était erronée dans le cas de l'amour fusionnel. Bien entendu, tout amour est unique en ce qu'il concerne deux personnes qui sont elles-aussi uniques. Mais derrière cet amour unique, le couple fusionnel tente de se positionner dans une concurrence intellectuelle inconsciente avec les autres couples : il faut parvenir à faire du couple ce que les autres ne parviennent pas à en faire. Comme tout amour intellectuel, la notion de défi et de perfection surgit rapidement dans le positionnement du couple envers lui-même et envers le monde extérieur.

Ce procédé mène à un jugement très facile sur les personnes externes au couple et à une moralisation basée sur le fait que ce couple particulier est de très loin supérieur aux autres dans la mesure où il est plus « soudé » que d'autres, plus « collé ». En ce sens, ce genre de couple se considère souvent comme des inventeurs de l'amour et non comme des découvreurs de celui-ci, ce qui est tout à fait différent, les premiers étant situés, dans l'échelle de valeurs simpliste du couple, au dessus des seconds.

Cette mise en perspective du couple, en tant qu'il est exceptionnel, a pour but de flatter des egos individuels peu stables :

  • la personne en manque affectif y trouve le moyen de se glorifier d'« avoir construit quelque chose malgré tout»,
  • la personne peu assurée d'elle-même puise dans le couple une assurance d'emprunt, liée à l'image que le couple a de lui-même.

La psyché commune

Chacun, trouvant dans la représentation intellectuelle du couple son bonheur immédiat et les moyens de se valoriser, va avoir une tendance naturelle à cultiver cette représentation commune, à la renforcer, à la chérir, à la déifier. Cette étape se construit au moyen de l'intégration dans cette « psyché commune » (qui est un véritable référentiel fermé) d'éléments de personnalités en provenance des deux protagonistes.

La psyché commune est donc un mélange des deux psychés étant entendu que ce mélange est incomplet par rapport à chacun car il ne contient que la représentation partagée des éléments communs à chaque psyché. Cette remarque est très importante dans la mesure où structurellement, cette psyché commune est caricaturale de chacun, oublieuse des détails et finalement bâtie comme une représentation purement intellectuelle, froide et étroite.

Les preuves d'amour

La psyché commune implique nécessairement l'établissement d'une logique des preuves d'amour. En effet, la personne ayant le vide à combler ne peut avoir confiance en l'amour, car celui-ci est indémontrable et qu'elle ne l'a pas connu, notamment au travers de l'absence du parent de sexe opposé (absence réelle ou absence psychologique). Elle a donc besoin de preuves d'amour, preuves qui sont tout à fait inutiles dans le cas de l'amour passion où l'amour est partout présent dans une de ses formes les plus violentes.

Ces preuves passent par l'établissement d'un référentiel commun stable, reproductible et démontrable. Il faut que le couple existe psychologiquement, que ses réactions soient prévisibles et directement vues comme de l'amour par les personnes extérieures au couple. Il faut se prouver à chaque instant que le gouffre affectif est rempli.

Nécessairement, pour arriver à de telles fins, chacun doit se plier à la domination de la psyché commune qui, en tant que représentation intellectuelle partagée, n'a plus rien d'humain, mais est au contraire une froide et abstraite construction dans laquelle les besoins ou les caractéristiques de chacun sont caricaturés.

Perte de personnalité et confusion des sentiments

Se plier à la psyché commune est une véritable torture psychologique que seuls des gens ayant un côté intellectuel développé peuvent supporter pour des questions de principe (notamment celui d'avoir construit un couple parfait[2]). Pour endosser cette personnalité commune, il faut tout d'abord nier sa personnalité intrinsèque au nom de l'amour que l'on porte à l'autre[3]. Puis, il faut vivre avec cette personnalité froide et incomplète, et refouler ses sentiments ainsi que sa singularité de manière permanente. Le résultat de l'acquisition forcée de cette psyché commune pourrait être nommée l'annihilation psychologique.

Endosser une personnalité commune pour des raisons rationnelles est donc un chemin nécessaire qui, s'il prétend renforcer l'amour, pousse en fait dans la névrose caractérisée. Notons que cette punition psychologique obligatoire est d'une extrême violence contre soi et donc n'a rien à voir avec l'amour.

Certaines manifestations comportementales pourraient faire rire si elles n'étaient si graves : on est par exemple, une fois cette personnalité commune entrée en nous, capable d'être « certain » (intellectuellement s'entend) de savoir ce que pense l'autre à tout moment et de répondre par la pensée de l'autre quand quelqu'un nous demande ce qu'on l'on pense soi. Tout est devenu convenu et mécanique ; l'« amour » a été « balisé », cloîtré, enfermé, répertorié ; la spontanéité est morte.

L'amour fusionnel mène donc mécaniquement à une schizophrénie chronique.

Etat dépressif profond

Le comportement de la personne ayant cru pouvoir combler le vide de l'autre peut revêtir deux formes différentes :

  • tentative d'abdiquer consciemment sa personnalité ;
  • fuite avec pour impression de ne plus savoir qui elle est.

Le premier cas est une tentative d'annihilation de soi qui mène la personne concernée dans un état névrotique profond. Certains symptômes peuvent être mentionnés :

  • introversion inexplicable,
  • irritabilité,
  • rêverie nostalagique,
  • soumission complète,
  • diminution motrice et diminution de la parole,
  • accès de colère ou des violences inexplicables,
  • états addictifs,
  • fuites irraisonnées,
  • etc.

La personne ayant tenté d'abdiquer sa personnalité est dans un état de dépression permanente, état caché par la psyché commune, véritable tortionnaire psychologique. La personne s'interdira de penser par elle-même et tentera d'anticiper ce que l'autre pense, se plaçant toujours en annihilation du fait même qu'elle existe.

Le vampirisme psychologique

Nous sommes ici en présence de ce que nous appellerons le vampirisme psychologique, pour une raison simple : la personne ayant tenté de combler le vide affectif de son conjoint est terrassé par le « vampire » psychologique de la psyché commune.

Car, malgré toutes les belles illusions dont l'intellect peut se bercer, la personne qui tente de combler le vide de son conjoint a endossé la mission de combler ce vide, mission pourtant impossible en raison :

  • du fait qu'on ne peut assumer les manques psychologiques des autres,
  • que l'on se noie dans la culpabilité de ne pas y arriver.

La mécanique est implacable : le plus l'autre demande des preuves d'amour, le plus la personne qui aide culpabilise, et le plus, elle passe son énergie à tenter de combler ce vide, vide avec lequel la personne qui le possède semble bien vivre. Nous retrouvons là l'étonnante asymétrie de ce couple. Tout se passe comme si la personne ayant un vide avait trouvé dans la personne qui l'aime la solution à tous ses problèmes : elle est en demande constante, et donc en reproches permanents. La personne qui tente désespérément d'aider la personne qu'elle aime sombre dans un puits sans fond, rongé par le remords d'exister de manière différente, et submergé par ses propres faiblesses.

Car, l'illusion que ne peut s'avouer la personne qui aide est que la psyché commune est le fantôme de la psyché de la personne qu'il aime : le vampire psychologique, c'est l'autre ; et le couple n'existe que dans l'annihilation de la psyché de la personne qui aide dans le vide à combler de la psyché de l'autre. Nous sommes donc en présence d'un véritable cas de névrose contagieuse, névrose qui passe de la personne ayant le vide en elle à une personne qui tente tout (même perdre la vie) pour sauver son amour et qui va jusqu'à se sacrifier sans le moindre discernement, croyant baigner dans un amour passionnel.

La fin de l'amour fusionnel

La première solution est la fuite définitive. La seconde est le suicide, conséquence normale de l'annihilation de soi-même.

On notera chez la personne en fuite un véritable traumatisme psychologique qui doit être traité comme tel par les analystes. Il faut retrouver sa personnalité d'avant afin de reconstruire quelque chose sur ce qui a été brisé en mille morceaux.

La personne ayant le manque affectif à combler pourra développer, dans la suite de sa névrose, un attachement particulier à cette personnalité commune et la faire vivre seule, en la faisant parler. Le « je » est devenu le « nous » depuis longtemps mais pour la personne ayant le vide en elle, ce « nous » a toujours voulu dire « je ». Cette dernière pourra continuer à développer des accès de schizophrénie chronique, notamment au travers de reproches à l'autre de ne pas faire ce qui était bien pour lui-même et pour le couple, ce qui signifie ce qui était bien pour elle-même.

La personne qui croyait pouvoir combler le vide pourra faire face à des risques de rechute très importants avec une attirance pour des psychologies comparables de personnes en manque affectif grave. L'analyse est la meilleure solution dans ce cas. Elle permettra de déterminer qu'est-ce qui, dans le passé du patient, a permis de partir sur une telle voie de l'auto-annihilation.

Conclusion

Sous le terme d'amour se cachent des périls très importants, c'est-à-dire une mésestimation des dangers psychologiques liés à certaines relations et une confusion latente des sentiments dus à une méconnaissance de pathologies psychologiques communes. S'il fallait donner des qualificatifs simples à l'amour, nous pourrions tenter les suivants :

  • l'amour ne doit pas écarter de soi-même,
  • l'amour est accomplissement de soi avec l'autre,
  • l'accomplissement de l'autre est une joie de l'amour,
  • l'amour est se sentir heureux quand l'autre est heureux (et non vouloir son bonheur en présupposant savoir ce qui lui est bon au travers de la psyché commune),
  • s'il y a relation forte en amour, il ne doit pas y avoir d'asservissement à une entité abstraite intellectuelle nommée « couple ».

Sortir des images d'Epinal pour s'individuer même au sein du couple, c'est ce que devrait permettre l'amour. Or, souvent, l'amour force les traits névrotiques latents, les souligne, les porte à leur apogée. En d'autres termes, ce n'est pas parce qu'on dit qu'il y a de l'amour qu'il y a de l'amour, ce n'est pas parce qu'on cherche à se convaincre que l'on sait ce qu'est l'amour qu'on sait ce qu'est l'amour. Méfiance envers l'amour qui est la plus belle des choses de la vie et qui peut être une des plus dangereuses.

Notes

  1. Cf. Les types psychologiques de Jung. Voir aussi Intervention des types psychologiques dans les problèmes de couple.
  2. Voir Le despotisme de la mère parfaite.
  3. Certains argumentaires à ce moment usent de phrases comme « tu dois changer ».