Représentation du moi et idolâtrie

Un article de Caverne des 1001 nuits.

Version du 28 juillet 2007 à 09:17 par 1001nuits (Discuter | Contributions)
(diff) ← Version précédente | voir la version courante (diff) | Version suivante → (diff)


«Je suis comme ça». Cette phrase, si souvent prononcée dans des formes multiples a un côté étonnant. C'est en entrouvrant la porte s'ouvrant sur l'image que les personnes ont de leur propre personnalité, c'est en étant attentif à ces auto descriptions furtives d'un instant, que nous entrons dans la merveilleuse problématique de la construction de la personnalité, problématique si sensible (et si publicitaire) à certains âges critiques de la vie, comme l'adolescence, et dimension si vite rendue taboue à l'âge adulte. Malheureusement, à l'instar des autruches, s'enfouir la tête dans le sable n'a jamais fait disparaître durablement le problème latent de savoir dans quelle mesure on peut taxer une personnalité de « construite », ni même ce que signifie cette « construction ».

Cet article se propose de lever une partie du voile sur cette construction de la personnalité, de suivre le chemin un peu dérangeant de ces auto descriptions, de parcourir les sphères affectives qui se glissent derrière les couleurs des masques dont la plupart d'entre nous voudraient bien se convaincre qu'ils recouvrent la totalité de leur personnalité.

Sommaire

[modifier] La construction de la personnalité chez l'enfant

Avant tout, que le lecteur se rassure : nous n'aurons pas la prétention de couvrir la construction de la personnalité de l'enfant en quelques phrases lapidaires. Ainsi, nous engageons les lecteurs intéressés à consulter les nombreux livres des psychologues reconnus sur le sujet. Nous allons explorer la piste de l'auto description, qui bien qu'elle perdure dans le monde des adultes, est, au niveau des enfants, une dimension importante de la construction du Moi.

L'enfant, au moment où celui-ci commence à construire sa personnalité, va être animé d'un double mouvement :

  • un mouvement qui le rapproche de certains de ses camarades,
  • et un mouvement qui l'éloigne d'autres camarades.

La plupart du temps, dans ce mouvement d'intégration sociale, l'enfant va se positionner au sein du groupe, construisant son identité, sa personnalité unique en quelque sorte, par rapport aux personnalités en présence dans le groupe (elles aussi en construction d'ailleurs). Cette construction a deux aspects : un aspect affectif qui va porter l'enfant vers les personnalités qui lui sont le plus proches dans son mode de fonctionnement (c'est l'aspect non verbal), et un aspect intellectuel par lequel l'enfant pourra se définir comme ayant des critères identiques à ceux de ses camarades préférés. Ce sont ces critères qui nous intéressent dans la mesure où l'âge adulte arrivant, ces critères se transformeront souvent en « traits » de personnalité.

Il est important dans la construction d'un enfant de pouvoir se qualifier par les mots, se positionner dans un ou au dehors d'un groupe d'enfants, et de justifier son appartenance à un groupe ou à un autre par un raisonnement. Ainsi, les goûts de l'enfant en matière de jeux par exemple vont avoir une tendance à le faire se diriger vers tel ou tel autre enfant et à faire partie d'un groupe ou d'un autre.

Il est facile de constater que la grande différence entre enfants et adultes est, dans ce domaine, le fait que l'enfant agit de manière équilibrée entre ses raisons affectives et ses raisons intellectuelles, alors que la plupart des adultes, avec le temps, vont avoir une tendance à donner un plus grand poids à des critères intellectuels. L'enfant « aime » ses amis et a, avec eux, un certain nombre de points communs mesurables et exprimables. Le fait de pouvoir verbaliser une description de soi est très important chez l'enfant, car elle lui permet de construire son Moi, de se représenter.

Lors de la construction du Moi, on verra chez l'enfant, deux tendances globales :

  • une tendance à changer très rapidement les caractéristiques intellectuelles de son Moi, donc à se définir très souvent comme différent de ce qu'il était avant ;
  • une tendance à se projeter sur des personnages archétypaux du monde adulte (princesse, héros, etc.).

Ainsi, le Moi se construit dans cette mouvance, dans ces changements fréquents et rapides de masques archétypaux (personae) et dans des changements tout aussi rapides de modalités de représentation de soi.

La première dimension de ces changements du Moi est le syndrome de l'enfant qui grandit et qui voit que ce qui l'intéressait, il y a seulement quelques mois, est désormais relégué au stade du « bébé », au stade du passé. L'enfant change et se voit changer. La verbalisation de ce changement est essentielle, surtout pendant l'adolescence où ces changements fréquents peuvent être l'objet de moqueries déplacées de la part des adultes. On dit souvent que l'enfant « se cherche » ; il faudrait peut-être dire de manière plus juste qu'il assume, avec plus ou moins de stabilité et d'angoisses, sa perpétuelle recherche de lui-même - ce que nombre d'adultes ne font plus depuis longtemps.

La deuxième dimension de ces changements du Moi est le fait d'endosser des masques archétypaux, notamment ceux du héros ou de l'héroïne. Le Moi joue avec les symboles, joue avec l'imagination pour se placer sur des échelles archétypales. Par exemple, les filles peuvent jouer aux princesses tandis que les garçons peuvent jouer aux héros, imitant ainsi la face caricaturale et archétypale du monde des adultes.

Ces phases de modifications rapides du Moi sont essentielles dans la construction de l'enfant, dans la mesure où elles lui permettent de se voir sur un chemin de progression : il ne fait plus les bêtises d'avant, il se positionne envers les enfants plus petits, il valorise son expérience dans ces changements du Moi à la fois par des comportements qui changent et par une description différente de lui-même.

Le monde adulte a souvent du mal à comprendre ces errances notamment à l'adolescence, période où l'enfant « meurt à l'enfance ». La notion de « mort » est très violente et décrite par de nombreux psychanalystes comme Françoise Dolto comme une profonde modification du Moi qui, si elle passe pour un jeu d'adoptions brèves de modes et est souvent raillée des adultes, est une étape importante de la construction de la personnalité.

[modifier] L'auto description figée chez l'adulte

A mesure que la personnalité se stabilise, on constate souvent que l'enfant devenu adulte continue de se décrire comme le ferait un enfant, mais avec une image de son Moi qui, progressivement et avec les années, se fige. Ainsi, la partie dynamique du Moi de l'enfant semble s'étioler pour être remplacée par une représentation du Moi plus ferme et plus stable. Tout se passe comme si, après de nombreuses errances, l'adolescent avait décidé de stabiliser sa représentation interne de lui-même sur un Moi particulier. Bien entendu, il ne s'agit que de stabilisation de la représentation du Moi et non du Moi, lui-même.

Notons que ce comportement est extrêmement valorisé par la société et la raison en est simple : si le Moi apparaît comme stabilisé, la personne n'est pas source de surprises pour son entourage ; elle est donc réconfortante, vue comme stable, digne de confiance, prévisible.

L'étrangeté de l'affaire, comme nous le désignions en introduction, est que la personne ayant stabilisé sa représentation de son moi, inclut fréquemment des références à cette représentation au sein de ses conversations, comme pour convaincre son interlocuteur de ce qu'elle est. On pourra s'étonner du fait que ce comportement ait survécu à l'enfance et s'interroger sur les raisons de cette survivance. De plus, on constatera souvent que l'appel à des traits de caractères connus de la personne est utilisé dans des cas de justification, comme argument définitif, comme dans le « je n'y peux rien, je suis comme ça ».

Les problèmes naissent bien entendu de cette confusion entre stabilisation de la représentation du Moi et stabilisation du Moi, confusion qui met sur un piédestal le côté intellectuel de la personne, le côté qui représente. Qui n'a pas été surpris de ces visions idylliques ou au contraires totalement dégradées que certaines personnes ont d'elles-mêmes ? Car, c'est là où le bas blesse, la représentation figée du Moi d'une personne est très souvent en décalage avec ce qu'elle apparaît être face aux autres.

[modifier] Un décalage névrotique

Le fait de pouvoir parler de soi avec des goûts définis et très tranchés, des attributs et des traits de personnalité très définis, des objectifs entrant dans un certain nombre de cases limitées et / ou en rapport avec une morale sociale, semble aller dans le sens inverse d'une volonté de la plupart des gens de ne pas avoir d'étiquettes. Mais écouter les gens se définir est toujours très intéressant, car c'est dans cette définition que surgissent les grands traits névrotiques de la personnalité, ceux qui existent entre la réalité de la psyché et la volonté consciente d'adhérer, d' être son Moi « théorique », d' être la représentation que l'on a de son Moi. C'est le mécanisme de dissociation névrotique : je suis quelqu'un que je ne vois pas, que je ne sens pas, mais je pense être quelqu'un d'autre, je me force à être quelqu'un d'autre.

Si l'on est capable de distinguer que la personne se ment lorsqu'elle parle d'elle-même, nous pouvons noter les endroits où une partie de sa personnalité est brimée, écrasée, niée par une conscience coercitive qui oblige la psyché à entrer dans une représentation figée du Moi ne lui convenant pas. Ainsi, si la personne se définissant par divers traits de personnalité se ment, on ne pourra que rapprocher ce comportement, de manière formelle, de l'identification infantile à un ou plusieurs personnages archétypaux.

Il est intéressant de constater que la plupart des gens ont un décalage sensible entre ce qu'ils croient être et ce qu'ils sont. Carl Gustav Jung a travaillé durant des années sur ces masques (persona), véritables archétypes de la personnalité. L'approche de cet article est plus superficielle et moins structurelle que celle de la persona dans la mesure où nous nous intéressons plus aux traits de personnalité qui peuplent l'ensemble des personae visibles chez un être humain.

[modifier] Un exemple concret

Telle personne, dans un milieu particulier dit aimer les romans de X. Derrière cette affirmation simple, réitérée souvent - et étrangement - comme un trait de personnalité, la personne se positionne envers son milieu, dans lequel les romans de X n'étant pas appréciés par la majorité, elle fait partie du groupe minoritaire. Il y a donc, dans cet acte, une vraie déclaration d'identité, au travers de l'appartenance à un sous-groupe du groupe considéré. Le fait, alors, de lire chez soi, hors du milieu considéré, un roman de X devient donc plus qu'un acte de lecture, plus qu'un acte de détente ou qu'un plaisir purement littéraire : cela devient un acte affectif de stabilisation de l'identité, de sécurisation de la représentation du moi.

Les « goûts affichés » sont au cœur de cette dynamique d'auto représentation de la personnalité, au point que certaines personnes s'habillent conformément à leurs goûts en matière de musique, de véhicules, de sport préféré, etc. L'autre exemple classique est l'usage et l'abus de traits de personnalité archétypaux pour se défendre d'une remarque, ou d'invoquer une identité archétypale de type nationale ou régionale afin de justifier un comportement contesté (« les corses sont sanguins », « les auvergnats sont radins », etc.).

[modifier] La représentation du Moi comme aliénation

On assiste donc, chez un grand nombre de personnes, à la personnalisation d'une ou plusieurs personae (masques) avec des traits de personnalité ou des goûts affichés. On pourrait même dire que la représentation intellectuelle du Moi est fondée sur :

  • les masques portées par la personne (persona au sens de Jung),
  • les traits de personnalité et goûts auto proclamés.

Car, si l'on veut convaincre les autres de ce que l'on est et de ce que l'on n'est pas, on cherche avant tout à se convaincre soi. De plus, il convient de voir combien ces traits de personnalités sont structurants et d'une certaine façon, aliénants, faisant de la représentation du Moi dans les cas extrêmes, une véritable auto aliénation.

Or, c'est bien entendu des intentions inverses qui prévalent dans la psyché de la personne ayant élaboré une représentation de son Moi figée : l'intention d'être reconnu par tous pour ce qu'on est, l'intention d'être aimé pour ce qu'on est, l'intention de se protéger qu'on nous assimile avec ce qu'on n'est pas, etc.

Mais, le plus la représentation du Moi est figée, le moins la personnalité est stabilisée. Car le Moi vit, qu'on s'en aperçoive ou non. La manifestation la plus désagréable de cette vie est qu'il fait parfois des choses qui font penser aux autres que nous jouons le jeu du moi que nous nous sommes inventés. Car, s'il est si difficile de sortir de sa propre représentation de son Moi, c'est que nous avons des affects envers cette représentation.

La personne qui aime les livres de X a des affects par rapport à ce trait de sa personnalité. Si elle n'aimait pas les livres de X, elle ne pourrait peut-être pas se différencier des autres (sous entendu intellectuellement) et leur prouver sa différence. Donc pour elle, aimer les livres de X est un trait témoignant de la cohérence de sa personnalité. C'est pourquoi, toute critique de X devant elle sera très mal accueillie, car cette personne se sentira attaquée dans son identité. Bien entendu, elle ne sera attaquée que dans sa représentation de son identité en raison du fait que le choix « identitaire » d'aimer les livres de X et d'accorder à ce goût un affect disproportionné est resté de l'ordre des contenus inconscients.

Ces affects envers la représentation du Moi sont déjà présents durant l'enfance, mais ils ont une durée de vie courte, car le Moi change. Ces affects, à l'âge adulte, sclérosent le Moi et poussent la personne à une surprotection très aveugle d'elle-même. Ces affects encouragent l'orgueil de soi (genre d'auto satisfaction d'être sa représentation du Moi), la défense agressive, le jugement des autres, la volonté de placer les autres dans le même canevas que celui qui a servi à forger cette représentation personnelle de son Moi, peu importe qu'elle corresponde avec la vérité de soi. Ces affects provoqueront aussi probablement une véritable coercition de la personnalité vraie par elle-même, ainsi qu'un culte de sa personnalité d'emprunt, devenue idolâtre.

A l'inverse, lorsqu'une personne réagit avec des affects manifestement disproportionnés à une remarque d'apparence banale, le facteur affectif envers la représentation du Moi peut être en cause.

[modifier] Les affects attachés aux représentations ou idolâtrie

Combien de projections malfaisantes sortiront de l'inconscient de ces personnes à la personnalité figée ? Combien de sentiments douteux, haineux, coercitif des autres, juges, naîtront de ces psychés torturées (au sens littéral par elles-mêmes) ?

Car les affects liés aux représentations sont les affects les plus robustes. Peut-être est-ce ainsi qu'il faudrait lire le terme « idole » de la Bible et du Coran, comme représentation. Dès que l'on représente l'irreprésentable, on se bat pour faire vaincre la représentation sur celle de l'autre. Ce fut le cas des religions, mais cet article montre que la représentation du Moi est la première et la plus pernicieuse de toutes les idoles. Qui sait si d'ailleurs, l'idolâtrie religieuse ne vient pas de cette dérive sensible et très humaine de l'homme vers la pensée qu'il se réduit à sa propre représentation, vu de lui-même ?

Attention aussi, au sens de l'« idolâtrie », car est idolâtre celui qui croît en une représentation de lui-même, qu'elle soit trop belle ou trop laide importe peu. Dans le premier cas, il aura tendance à se survaloriser et les autres à voir que son Moi est probablement plus faible qu'il ne le prétend ; dans le second, il verra à l'inverse un Moi plus faible qu'il ne l'est. En attachant ses affects, dans un sens comme dans un autre, à la représentation de son Moi, le Moi devient idolâtre, déifié ou haï, mais idolâtre.

L'idolâtrie pourrait donc provenir de cette mauvaise perception de son Moi, et de sa réduction intellectuelle à une représentation du Moi.

C'est pourquoi les artistes ont tant de mal à parler d'eux-mêmes ou de leurs œuvres car, souvent, la représentation de leur Moi est très difficile à verbaliser et les œuvres, elles-mêmes, ne sont que le témoignage d'une recherche de la représentation adéquate du Moi. L'artiste est donc, en quelque sorte, sur un chemin vers lui-même, même si ce chemin bascule souvent dans les deux faces de l'idolâtrie : la mégalomanie et le mépris de soi.

[modifier] Conclusion

Est-il donc mauvais d'avoir une représentation de son Moi ? Certes, non, bien que tout le monde n'en possède pas toujours une très élaborée. L'abus de précision et l'abus de qualification de son Moi mènent à cette situation idolâtre, lointaine de la connaissance du Moi, illusion de la connaissance du Moi, illusion du Moi d'ailleurs.

Peut-être faudrait-il recommander de prendre exemple sur l'enfant dont les affects par rapport à sa représentation du Moi sont tempérés, équilibrés, par la réalité des choses et par l'envie de changer de jeu, ou de progresser vers l'adulte. Cette première phase ne doit pas être entendu au sens courant des jugements d'adultes sur les enfants, jugements eux aussi archétypaux et bien pauvres en sens[1], mais dans le sens d'un vrai réapprentissage de cette qualité de l'enfant à construire son Moi.

L'adulte redevient un être en train de se construire, non plus en train de peaufiner sa représentation externe et interne de lui-même. Un chemin s'ouvre alors à lui, à l'opposé des définitions réductrices de lui-même, définitions dont il pouvait être le premier des architectes.

[modifier] Notes

  1. On pourra citer les deux pôles du même poncif : « l'enfance est un âge merveilleux, un genre de paradis perdu » et « l'enfance est un âge très dur car les enfants sont très durs entre eux ».