La délivrance de l'erreur, par Al-Ghazâlî, première partie

Un article de Caverne des 1001 nuits.

Sommaire

[modifier] Première partie : Introduction et position du problème

Au nom de Dieu, le Bienfaiteur Miséricordieux !

Louange à Allah, par la louange de qui commence tout message et tout discours, et Prière sur Muhammad l’Elu, l’homme de la Prophétie et du message, ainsi que sur sa race et ses Compagnons qui détournent de l’erreur.

Mon frère musulman.

Tu me demandes de te révéler le but et les secrets des sciences, le mal et les abîmes des écoles de pensée. Tu voudrais que je te dise ce que j’ai enduré pour dégager le vrai de la confusion des tendances, malgré les différences de chemins et de voies. Tu veux connaître l’audace qu’il m’a fallu pour m’élever de la plaine du conformisme jusqu’aux hauteurs de l’observation :

  • 1°) le profit que j’ai d’abord retiré de la science de foi [’Ilm-ul-Kelâm]),
  • 2°) puis l’aversion que m’ont inspirée les partisans de l’ “Enseignement” (ta’lim)[1] incapables d’atteindre le vrai par leur soumission à l’Imâm[2],
  • 3°) combien ensuite j’ai méprisé la “Philosophie” (tafalsuf) et enfin,
  • 4°) combien j’ai apprécié le “Mysticisme Islamique” (tassawwouf).

Tu voudrais voir la “pulpe du vrai” qui m’est apparue en redoublant d’efforts à travers les propos des hommes, savoir ce qui m’a fait abandonner mon enseignement à Baghdad (malgré le nombre de mes disciples), et ce qui me l’a fait reprendre, longtemps après, à Nishâpûr[3]. Je devance ici tes désirs, que j’ai reconnu sincères, et, attendant d’Allah secours, confiance, succès, asile, j’entre ainsi dans le vif du sujet.

— Qu’Allah te mette dans la bonne voie et qu’il infléchisse ta conduite vers le vrai !

Sache que les religions et les croyances des hommes sont diverses ; que les tendances de la communauté diffèrent, entre les groupes et les voies : océan profond où la majorité a sombré et dont une minorité s’est tirée. Chaque groupe pourtant se croit sauvé. C’est déclaré dans un verset du Qur’ân-i al-karim, “chacun se réjouissant de ce qu’il détient[4]. Ainsi s’accomplit la promesse du Maître des Prophètes, sincère et véridique: “Ma Communauté se fractionnera en soixante-treize groupes, dont un seul sera sauvé”. Cette parole est sur le point de se réaliser.

Pour moi, je n’ai jamais cessé, dès ma prime jeunesse, dès avant mes vingt ans jusqu’à ce jour (j’en ai plus de cinquante), de me lancer dans les profondeurs de cet océan. Je plonge dans ses gouffres en audacieux et non en homme craintif et timoré. Je m’enfonce dans les questions obscures ; je me précipite sur les difficultés ; je me laisse choir hardiment dans les précipices ; je scrute la croyance de chaque secte ; j’examine les aspects cachés, du point de vue doctrinal, de chaque groupe religieux[5].

Je le fais pour séparer vrai et vain, tradition et innovation (bid’a). Je ne quitte pas un “Intérioriste (batinî)” sans désirer connaître sa doctrine, ou un “Extérioriste (zahirî)”, sans chercher à savoir ce qu’est la sienne. Je tiens à connaître la réalité de la pensée du “Philosophe” (Falsafî). Je tâche de comprendre à quoi mènent la “science de foi islamique [‘Ilm-Ul-Kelâm]” et sa dialectique. Je veux pénétrer le secret du “Mystique” (Sûfî). J’observe le dévot et ce qu’il tire de sa dévotion, aussi bien que le matérialiste (zindîq) négateur, pour épier les mobiles de son audacieuse attitude.

Ma soif de saisir, dès mon âge le plus tendre, les réalités profondes des choses, était un instinct, une tendance naturelle que Allah mit en moi, sans choix délibéré de ma part, ni recherche consciente. Aux approches de l’adolescence, déjà s’étaient défaits en moi les liens traditionnels et brisées les tendances héréditaires. Je voyais bien que les enfants chrétiens ne grandissaient que dans le christianisme, les jeunes juifs, que dans le judaïsme et les petits musulmans, que dans l’Islâm. Et j’avais entendu le “logion” (hadîth) du Prophète: “Tout homme naît comme apte à la religion islamique, ce sont ses parents qui font de lui un juif, un chrétien ou un mazdéen”.

Une force intérieure me poussa à rechercher l’authenticité de la nature originelle et celle des croyances issues du conformisme des parents et des maîtres. Je cherchai à discerner, parmi ces traditions dont les prémisses sont passivement reçues, et dont la discrimination laisse place à la controverse.

Mon but, me dis-je alors, est de connaître les réalités profondes des choses : il m’importe de saisir l’essence de la connaissance. Or, la science certaine est celle dont l’objet connu se révèle sans laisser de place au doute, sans qu’aucune possibilité d’erreur ou d’illusion ne l’accompagne ; possibilité à laquelle le coeur ne se prêtait même pas. Il faut donc que l’on soit à l’abri de l’erreur, et que ce sentiment soit lié à la certitude. Ainsi, toute tentative pour changer, par exemple, la pierre en or et la baguette en serpent, n’engendrerait ni doute, ni probabilité contraire ; je sais bien que dix est plus grand que trois ; si quelqu’un vient me prétendre le contraire, et le veut prouver, devant moi, en changeant incontinent une baguette en serpent, aucun doute, de ce fait, ne saurait m’atteindre. Certes je m’étonnerais d’un pareil pouvoir, mais ne douterais point de ma science.

J’ai bien vu que rien de ce que je savais d’autre certitude ne me pouvait donner confiance ou sécurité.

[modifier] Références

  1. Nom propre à une branche du Schi‘isme.
  2. Originellement celui qui préside la prière. Ici, le chef religieux et politique en Schi‘isme.
  3. Alors capitale du Khurâsan qui est actuellement une région du Nord-Est de la Perse.
  4. Coran, XXIII, 54.
  5. Comparer ce passage et les précédents avec ce qui est rapporté de Juwayni, maître de Ghazâli à Nishâpûr, dans Subki, Tabaqât ashShâfi‘iyya, éd. du Caire, imp. Husayniyya, s.d. Tome II, p. 260.


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