La délivrance de l'erreur, par Al-Ghazâlî, deuxième partie

Un article de Caverne des 1001 nuits.

Sommaire

[modifier] Deuxième partie : Les sophistes et le problème radical de la connaissance

Ce genre de science certaine, cependant, l’examen de mes connaissances me montra que j’en étais dépourvu, sauf en ce qui concerne les données sensibles et les nécessités de raison.

Je fus alors livré au désespoir, me trouvant incapable d’aborder les problèmes autres que les évidences — celles des sens et celles de la raison. Il me fallait clairement discerner la nature de ma confiance dans les données sensibles et de mon assurance d’être à l’abri de l’erreur dans les nécessités de raison. Ces sentiments sont-ils analogues à ceux qu’éprouvent la plupart des gens à l’égard des connaissances spéculatives ? S’agit-il, au contraire, d’une certitude sans illusion ni surprise ?

Je m’astreignis donc à considérer les données sensibles et les nécessités de raison, m’essayant à les mettre en doute. J’en vins alors à perdre foi en les données sensibles. Et ce doute m’envahissait, se formulant ainsi :

Comment se fier aux données sensibles ? La vue, pourtant le principal nos sens, fixant une ombre, la croit immobile et figée et conclut au non-mouvement. Au bout d’une heure d’observation expérimentale, elle découvre que cette ombre a bougé, non pas d’un coup, mais progressivement, peu à peu, de sorte qu’elle n’a jamais cessé de se déplacer. L’oeil regarde une étoile : il la voit réduite à la taille d’une pièce d’un dinâr[1], alors que les arguments mathématiques montrent que cet astre est plus grand que la terre. Voilà l’exemple de données sensibles au sujet duquel un organe des sens porte un jugement où la raison fait apparaître une erreur indéniable.

Plus de sécurité, me dis-je alors, même dans les données sensibles. Peut être n’en reste-t-il que dans les données rationnelles, qui font partie des notions premières ? Par exemple : dix est plus grand que trois ; négation et affirmation ne peuvent coexister en un même sujet ; rien ici-bas ne peut être à la fois créé (hâdith, événement) et éternel, existant et inexistant, nécessaire et impossible.

Voici la réponse des données sensibles : es-tu bien sûr, me disent-elles, que tu n’a pas, dans les nécessités de raison, le même genre de confiance que celle que tu plaçais dans les données sensibles ? Tu avais foi en nous : vint la raison, qui nous taxa d’erreur. Sans elle, tu nous aurais gardé confiance. Mais peut-être y a-t-il, au delà de la raison, un autre jugement dont l’apparition convaincrait d’erreur la raison elle-même, tout comme celle-ci le fit pour les sens ? Que cette intelligence ne se manifeste point, ne prouve pas qu’elle soit impossible...

Je restai quelque peu sans voix. Puis la difficulté me parut de même nature que le problème du sommeil. Je me dis qu’en dormant on croit à bien des choses et l’on se voit dans toute sorte de situations : on y croit fermement, et sans le moindre doute. Mais on se réveille, et l’on s’aperçoit de l’inconsistance, de l’inanité des phantasmes de l’imagination. On peut s’interroger, de même, sur la réalité des croyances acquises par les sens ou par la raison. Ne pourrait-on s’imaginer dans un état qui serait, à la veille, ce que celle-ci est au sommeil ? La veille serait alors le rêve de cet état, et ce dernier montrerait bien que l’illusion de la connaissance rationnelle n’est que vaine imagination.

Cet état serait peut-être aussi celui dont les “mystiques” (sûfî) se réclament. Ils assurent qu’en s’absorbant en eux-mêmes et en faisant abstraction de leurs sens, ils se trouvent dans un état d’âme qui ne concorde pas avec les données rationnelles.

Peut-être cet était n’est-il autre que la Mort ? Le Prophète n’a-t-il pas dit: “les hommes sont endormis ; en mourant, ils se réveillent” ? La vie ici-bas est peut-être un songe, comparée à l’au-delà. Après la mort, les choses apparaissent sous un jour différent, et, comme il est dit dans le Livre (Qur’ân al-karim): “Nous t’avons ôté ton voile et ta vue aujourd’hui est perçante” (Qur’ân al-karim L, 22).

Quand ces pensées me vinrent à l’esprit, elles me rongèrent. En vain je tentai d’y porter remède. Seul pouvait les chasser le raisonnement, qui n’est malheureusement possible qu’en recourant aux connaissances premières.

Le mal empira et se prolongea pendant deux mois, durant lesquels je me trouvais en proie au “sophisme” (safsata). C’était là mon état d’âme réel, quoique rien n’en transparût dans mes paroles. Finalement, Allah me guérit et je recouvrai la santé et l’équilibre mental. Les données rationnelles nécessaires redevinrent acceptables ; j’eus confiance en elles ; je m’y retrouvai en sécurité et dans la certitude. Je n’y suis pas arrivé par des raisonnements bien ordonnés, ou des discours méthodiquement agencés, mais au moyen d’une Lumière que Allah a projeté dans ma poitrine. Cette lumière-là est la clé de la plupart des connaissances. Celui qui croit que le “dévoilement du vrai” est le fruit d’arguments bien ordonnés, rétrécit l’immense miséricorde divine. L’Envoyé d’Allah fut interrogé sur la “dilatation” spirituelle et le sens selon lequel il faut l’entendre dans la parole d’Allah : “celui que Allah veut diriger, Il lui ouvre la poitrine à l’Islâm[2]. Il dit : “c’est une lumière qu’Allah projette dans le coeur”. “A quoi la reconnaît-on?” lui fut-il demandé. Il répondit : “A ce qu’on fuit toute vanité, pour revenir à l’Eternité”. C’est Muhammad aussi qui dit : “Allah créa l’homme dans les ténèbres, puis Il l’aspergea de sa lumière”. C’est à cette lumière que la révélation doit être demandée ; elle jaillit en certaines circonstances, du fond de la bonté divine ; il faut la guetter, selon la parole de Muhammad : “Il arrive à votre Rabb d’envoyer ses souffles, à certains jours de votre vie ; exposez-vous donc à ces souffles”.

En somme, sache qu’à du Vrai il faut l’effort de Perfection. Au point de rechercher ce qui n’a nul besoin de l’être... Il n’y a pas à rechercher les notions premières, puisqu’elles sont présentes dans l’esprit. Ce qui est présent disparaît, quand on le cherche. Celui qui se met en quête de ce qu’il ne doit pas chercher, ne saurait être soupçonné de négligence.

[modifier] Références

  1. Pièce de monnaie.
  2. Coran VI, 125.


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