L'entrée dans un nouveau Moyen-Age

Un article de Caverne des 1001 nuits.

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Version du 26 avril 2009 à 15:06

En ces débuts de l'année 2005, centenaire de la mort de Jules Verne, l'humanité commence à digérer son siècle précédent : le fameux, complexe, horrible et merveilleux XXème siècle. Les illusions de ce siècle, très imprégné par les lumières et par une absence cruciale de philosophie intégrée à une démarche scientifique, se sont progressivement, les unes après les autres, dissoutes dans le néant, laissant de telles scories psychologiques qu'il a été pendant longtemps impossible de les analyser de manière globale. Il est temps désormais de faire un bilan de cette époque charnière dans l'histoire du monde, de voir à la fois le chemin parcouru depuis le dernier XIXème siècle mais aussi les ratés monumentaux et les conséquences de l'apologie inconditionnelle des doctrines en tout genre et de la séparation des chemins d'accès à la connaissance. Il est temps de réaliser que, malgré la technologie, l'homme moderne et mondial est entré dans un nouveau Moyen-Age.

Sommaire

La séparation des voies d'accès à la connaissance

Dans les pays occidentaux comme la France, on a constaté au XXème siècle un étonnant retournement de la situation éducative. Si les élèves brillants étaient durant une grosse moitié du siècle des littéraires, ou du moins empruntaient des filières de formation dites littéraires, la fin du XXème a poussé pour une orientation des élèves brillants vers les sciences dures. Pis que ce changement d'orientation global, c'est à un véritable clivage éducatif systématique que s'est livré le second XXème, triant les «littéraires» d'un côté des «scientifiques» de l'autre.

La conséquence ne s'est pas faite attendre avec la mise en place de voies d'accès à la connaissance parfaitement clivées elles aussi, les scientifiques n'ayant que peu ou pas de bagage littéraire et étant enclins à tomber dans les travers de la pensée les plus ridicules et les plus classiques, connus des littéraires, et les littéraires se vautrant souvent dans une critique d'une science fantasmagorique qu'ils ne comprennent pas et dans des études d'où tout caractère scientifique (et par conséquent toute crédibilité) est souvent absent.

Le XXème a donc vu dans ce clivage des échecs cuisants : des sciences dures devenues écoles doctrinaires, incapables même souvent de communiquer les unes avec les autres, et les sciences humaines ayant dans une large mesure échoué dans la plupart des domaines qu'elles avaient abordé par manque de rigueur, d'objectivité et de créativité[1].

La science est aujourd'hui mondiale. C'est un fait incontestable et incontesté et il serait désormais absurde pour une unité de recherches quelconque autour de la planète de ne pas publier ses travaux en anglais si elle veut pouvoir continuer d'exercer ses activités de recherche. Et les sciences humaines ne peuvent l'ignorer si elles veulent apporter leur juste contribution à un monde soufrant cruellement d'un manque de recul sur toutes les nouvelles découvertes. De plus, force est de constater que quand des scientifiques, acteurs de domaines de recherches, s'autoproclament philosophes, le résultat est souvent désastreux.

La politique du cabotage

Notre bon vieux XXème a vu les grandes idéologies humanistes créer des systèmes totalitaires qui se sont effondrés laissant derrière eux des millions de morts. Le résultat de cet état de faits a été une méfiance pour les visions politiques, réaction de peuples traumatisés par l'endoctrinement par les idées. Les idées elles-mêmes sont devenues suspectes et les sociétés occidentales sont devenues un peu paranoïaques face aux grandes idées systémiques.

L'histoire a, de son côté, pâti de ne pas avoir pu s'allier aux autres sciences humaines (psychologie et sociologie) pour pouvoir expliquer la collaboration massive de la population allemande durant l'extermination des juifs, des homosexuels, des tziganes et d'une manière générale, des opposants au régime nazi. La création de l'état d'Israël a généré un genre de tabou sur l'Holocauste, tabou très difficile à lever dans la mesure où la Shoah peut encore être interprétée comme une punition divine, une épreuve que devait endurer le peuple juif et non comme une responsabilité collective majeure induite par un système totalitaire. Il faudra aux historiens du XXIème beaucoup de courage et d'aide des autres sciences humaines pour ouvrir la boîte de Pandore du nazisme, tabou que tous les films complaisants actuels n'ont pas même effleuré.

La politique est, en l'absence de vision de la société et du futur, devenue cabotage, que cette dernière soit dans les pays démocratiques ou dans les pays tyranniques : on attaque les problèmes quand on ne peut plus les éviter, trouvant des solutions à court terme, sans autre vision que celle des prochaines échéances électorales pour les pays démocratiques et celles des prochaines révoltes à mater pour le cas des pays tyranniques. L'absence de vision s'est même généralisée à des pays comme la Chine qui louvoient de plus en plus entre un communisme de tradition et un capitalisme sauvage.

Il fallait un ennemi à ce chaos et cet ennemi a été désigné sous le terme de «mondialisation», cachant derrière lui des relents des anciennes doctrines anti-capitalistes. En un sens, l'économie mondiale, non structurée et encore très primitive du point de vue théorique, a favorisé cette émergence contestataire simpliste et un rien pathétique, surtout quand on la voit mêlée de toute la culpabilité occidentale issue de la tradition judéo-chrétienne.

Un autre type de contestation à la charnière du XIXème a été la contestation terroriste de grande échelle du 11 septembre 2001, reflétant une logique haineuse et barbare à prétexte religieux, un combat pour une morale de la terreur et de domination structurelle de l'état religieux sur ses ouailles et de l'homme sur ses femmes.

Un nouveau Moyen Age

En forçant un peu le trait, nous pourrions dire que nous avons tout d'un monde moyenâgeux car, dans beaucoup de domaines indispensables à la vie en société, force est de constater que personne n'y comprend rien :

  • l'économie mondiale n'est pas théorisée mais elle est l'objet de gloses multiples et stériles,
  • la physique des phénomènes complexes est embryonnaire et fait peur car elle nécessite une collaboration et une ouverture d'esprit de la part des chercheurs,
  • la biologie de la cellule est une farce et la génétique n'en est qu'à ses prémices même si l'aide des autres sciences vient avec son lot de doctrines,
  • l'informatique en est à ses tous débuts et ne cesse de rabacher des principes vieux d'un demi-siècle sous des étiquettes marketing toujours renouvelées,
  • la sociologie est à construire[2],
  • les fondements de certaines branches des mathématiques pourraient être remises en cause,
  • l'histoire doit évoluer dans ses méthodes et dans ses outils, en commençant par relire les penseurs fondateurs,
  • les sciences cognitives pataugent comme l'avait fait l'intelligence artificielle avant elles,
  • la psychologie est restée à l'état larvesque sans structurer ni égaler la psychanalyse,
  • la philosophie semble morte,
  • etc.

Attention néanmoins à ce constat catastrophiste, volontairement outré, car il est loin de dire que rien n'a été pensé au XXème. De grands penseurs se sont exprimés et s'expriment encore, de grands scientifiques aussi, mais leurs idées ont été balayées du courant principal de pensée, car dérangeantes. Ce phénomène peut être expliqué par la représentation médiatique[3] ou par le volume des écrits dissolvant le savoir[4].

Reste un goût d'inachevé souvent soldé par une inquiétude et un désarroi structurel[5]. Bien sûr, L'homme a créé Internet au XXème siècle, mais ce n'est qu'un moyen qui nécessite que des gens investissent dans le contenu diffusé.

Vers une gestion de la complexité

Les problèmes qui se posent à nous pour se siècle à venir tournent tous autour d'une nouvelle façon de gérer la complexité du monde[6], et cette façon passe par la création ou l'utilisation de nouveau outils et de nouvelles perspectives. Car le physicien ne peut pas ne pas être mathématicien, le biologiste ne peut pas ne pas avoir des notions de physique ou d'informatique, le philosophe doit avoir des notions de logique mathématique, le sociologue doit être un mathématicien averti, etc. Il faut pour progresser dans cette découverte de la complexité affronter une des deux ou les deux dimensions suivantes :

  • former des hommes pluridisciplinaires capables de se mettre à jour rapidement et de s'attaquer pendant leur vie à des tâches différentes,
  • faire collaborer des hommes de différentes spécialités.

La deuxième solution est, selon moi, la plus malaisée, car l'homme n'est coopératif qu'avec ceux qui lui ressemblent, le plus souvent, mais pas avec ceux avec qui il ne partage pas la même langue.

Or, nous nécessitons pour sortir momentanément de cette ornière une regroupement des talents et des théories aussi bien en sciences humaines, sociales et politiques qu'en sciences dures des travaux collaboratifs pour explorer la complexité du monde. Nous avons besoin aussi d'une nouvelle génération d'intellectuels plus ouverts sur la science et d'une nouvelle génération de scientifiques plus ouverts sur l'art et la pensée. La règle d'or aujourd'hui est «chacun sa responsabilité» et elle est applicable dans certains contextes, mais elle est loin d'être une panacée universelle. Le raz de marée du 26 décembre 2004 nous l'a prouvé : les gouvernements sont impuissants, la science est impuissante, tout le monde est impuissant face à la nature, comme depuis toujours.

Il n'est pas certain que cette nouvelle génération de scientifiques au sens large puisse voir le jour (et je comprends les philosophes dans la notion de «scientifique»), mais, d'un autre côté, il n'est pas certain que la contraposée soit vraie.

Il faut être réaliste dans ses ambitions mais il faut commencer par avoir des ambitions pour le monde, car, plus que jamais nous sommes des citoyens du monde. Si nous restons bloqués par cette complexité intrinsèque du monde, nous ressembleront aux personnages de La voix du maître de Stanislas Lem : des scientifiques en conflit les uns avec les autres, bloqués dans leurs petites certitudes et leurs petites mesquinerie, et incapables de déchiffrer un message venu des étoiles. Pour le mathématicien, héros du livre, cela ne fait pas de doute : le message venu des étoiles s'adresse à une intelligence supérieure à l'homme, ou à l'«homme collaboratif»[7], mais pas aux hommes tels qu'ils sont.

Et si nous entrions dans ce nouveau Moyen Age ? Et si nous butions sur cette complexité ? Et si nous arrivions aux limites de ce que l'homme, dans son écosystème, peut parvenir à résoudre ?

Notes

  1. Cf le défi des sciences humaines.
  2. Cf Sociologie et inconscient collectif.
  3. Cf. la fracture médiatique-.
  4. Cf. la babélisation de l'écrit.
  5. Cf. Inquiétude et désarroi-.
  6. Cf. les lois d'échelle en sciences humaines.
  7. Voir Le monde des non-A de Van Vogt.