Histoire XXXV

Un article de Caverne des 1001 nuits.

Comme chaque jour, madame Verthu était venu faire ses dévotions dans la très sainte église de la Trinité. En accord avec monsieur le curé, elle avait commencé de brûler son temps libre pour des bonnes causes, notamment tout ce qui touchait à l'entretien de l'église. Depuis le temps qu'elle arpentait les couloirs de la maison de Dieu, elle commençait à en connaître les moindres recoins comme s'il eut s'agit de sa propre demeure. Elle y avait accueilli beaucoup de déshérités, de gens dans le besoin qu'elle avait aidés du mieux qu'elle le pouvait. En effet, son mari étant mort alors qu'elle n'avait encore atteint l'âge de vingt ans, elle avait décidé de ne jamais se remarier et de consacrer sa vie aux plus démunis. La rente de son défunt mari lui permettant de s'astreindre de l'obligation de travailler, elle menait une vie honorable, loin des luxes, remplie des petites joies quotidiennes que l'on éprouve lorsque l'on œuvre pour le bien.

Depuis qu'elle s'occupait un peu des affaires de l'église de la Trinité, elle comprenait mieux combien il était difficile de gérer une église en cette période défavorable qui détachait les gens de Dieu, et faisait lorgner les bourses des riches vers d'autres mirages que le denier du culte. Jamais dans sa vie de croyante, elle n'avait vu pareille chose. L'église prenait la poussière. Les gens ne venaient plus aux messes exceptés quelques grabataires d'un âge canonique. Il aurait fallu remobiliser les jeunes, leur redonner l'envie ; mais elle ne savait comment s'y prendre. Monsieur le curé, avec confiance, lui avait délégué une grosse partie de son travail en raison de la thèse en théologie qu'il avait commencé et qui occupait la plus grande partie de son temps. Impossible de savoir si le travail qu'elle accomplissait lui convenait. Lui était souvent absent, toujours dans les bibliothèques où les réponses, rapportait-il, n'étaient que partielles. Madame Verthu y voyait là le cœur que les hommes attachent à des choses futiles. Monsieur le curé lui rappelait son sombre mari perdu dans des pensées insondables. Souvent, elle reprochait à monsieur le curé de laisser l'église en proie à la ruine et à l'humidité. Mais, voyant l'attitude inspirée de ce dernier, elle haussait les épaules en pensant à quel point, une fois sa thèse terminée, monsieur le curé aurait les moyens pour devenir le meneur d'hommes qui manquait tant à la paroisse.

Elle était donc dans sa seconde maison, la maison du Seigneur. Elle parcourut les allées encore vides de l'église, toujours fraîches et humides, presque malsaines. Elle fut réconfortée par l'apparition du Christ de bois, au détour d'une colonne. Elle inspecta la nappe et fut ravie de n'y trouver aucune tâche de vin. Ses longs sermons commençaient donc de faire leur effet.

Tout à coup, elle entendit une sorte de tintement qu'elle ne parvint pas à localiser. Pourtant , l'habitude qu'elle avait de cette demeure était si grande qu'elle connaissait chaque bruit comme chaque pierre et chaque fissure. Mais, était-elle jamais allé au sous-sol de l'édifice ? Non, bien sûr que non. Monsieur le curé tenait cet endroit clos depuis les travaux de consolidation qu'il avait entrepris, peu avant qu'il ne lui délègue la partie entretien de l'édifice. Elle tendit une oreille. On eut dit des grognements sourds et étouffés. Elle eut peur, se mit dans un renfoncement. Puis dans le confessionnal à la place de monsieur le curé. Comme elle croyait ce geste pécheur, elle récita aussitôt une batterie de formules magiques, digne des situations les plus désespérées. Depuis son poste d'observation protégé, elle inspecta les bancs de la grande nef vide. Quelqu'un aurait pu s'y trouver, dissimulé au sol. Mais au vu de la température de l'édifice, elle craignait que le bruit ne vînt pas d'un rôdeur étendu. Il paraissait plus intense. Plus profond. Les bruits s'amplifièrent à mesure que les minutes passaient laissant le froid l'engourdir. Elle décida en tremblant de partir courageusement à la recherche de l'origine de ces bruits. Elle s'approcha des grandes et hautes portes de bois qui scellaient l'entrée de l'église, portes que l'on ouvrait seulement, à présent, pour les enterrements. Monsieur le curé était parti, comme à l'accoutumée, tôt le matin pour la bibliothèque de théologie. Elle n'espérait pas qu'il pût rentrer à temps pour la sauver du danger. Des râles se firent entendre, ténébreux, horribles, comme ricanés par Satan !

Elle écouta aux deux portes d'entrée de l'église et s'aperçut que les bruits émanaient d'une autre porte qui menait à un escalier. Elle s'approcha pour entendre des fragments de mélodies monstrueusement écorchées. La peur la tenaillait mais elle tenait fermement la poignée. Elle entrouvrit la porte, puis la referma aussitôt tellement les bruits lui semblaient proches. La seconde fois, elle entreprit de rassembler son courage et de descendre quelques marches. Elle voyait déjà des monuments à son effigie alors qu'elle serait morte en combattant le démon ! Les images de sainteté disparurent de sa tête à mesure que les grossiers bruits recommençaient, plus nets, plus agressifs à mesure qu'elle s'enfonçait vers le centre de la Terre. Voilà ce que récolterait monsieur le curé, après tant de mois d'absence. Elle craignait le démon qui n'allait faire qu'une bouchée de sa personne ! Elle approchait, tenant en tremblant son crucifix dans la main après l'avoir détaché de son cou. Pour la première fois dans sa vie, elle surmontait sa peur alors qu'elle parvenait au terme des escaliers.

Une lumière faible émanait d'une ouverture. Une porte dans le couloir qu'elle avait en face d'elle... Avancer de quelques mètres... Dieu, aide-moi...

Les bruits se faisaient plus précis, des personnes semblaient râler de douleur sous les coups du démon, tentant sans succès de prononcer des bribes de mots qu'il leur était impossible d'articuler. Un instant, elle avançait. Peu de mètres la séparaient de l'ouverture sur sa gauche, trou de lumière sur la pierre sombre et désincarnée. Elle allait faire les derniers pas quand elle entendit un genre de liquide se répandre avec fracas sur le sol de pierre. On eut dit que quelqu'un tentait de parler mais que ce flot l'étranglait, le noyait peut-être ! Son cœur battait si fort dans sa poitrine qu'elle eut peur de ne pas tenir. Mais il fallait sauver ces pauvres gens de l'affreux destin auquel ils étaient condamnés. Des cris ! Horribles ! Un semblant de discussion avait repris chez les démons qui parlaient une langue incompréhensible. Des rires maintenant ! Et toujours l'horrible bruit de quelque chose qui se répandait sur le sol... comme des entrailles !

Plus elle s'approchait, plus l'odeur devenait fétide. C'était une odeur de mort, elle le savait. Elle prit une forte inspiration et se jeta devant la porte ouverte.

Dans la salle, elle vit tout d'abord d'immense réservoirs d'où coulait en continu un liquide ambré qui moussait sur le sol ; puis une table remplie de bouteilles vides, de verres vides et de vomissures ; et au milieu de tout cela, quatre moines en soutanes souillées et monsieur le curé, à moitié allongé sur la table, dégueulant ses tripes sur le Missel relié cuir qu'elle lui avait offert.



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