Histoire XLIV

Un article de Caverne des 1001 nuits.

I.


D'un geste nerveux, il redressa la mèche calculée qui lui tombait sur le front. Il n'en pouvait plus. Choisir ! Le vain mot ! Elle lui demande de choisir. Et avait-elle seulement pensé à lui ? Au fait qu'il ne pouvait choisir dans l'immédiat ? Il se dirigea vers le bar afin de se servir un whisky tassé dans lequel il fit surnager un glaçon suant. Lui, le digne descendant d'une lignée qu'il se chargeait, à présent, d'inscrire dans l'histoire ; lui, le bon élève sage, aujourd'hui, il goûtait le whisky des invités ; c'était lui, l'invité : son propre invité. D'ailleurs, après quelques gorgées du liquide âpre, il toussa violemment en se raclant la gorge à grands bruits. Choisir ! Alors qu'il se trouvait à l'aube de la reconnaissance. Il continua de vider son verre avec son éternel acharnement de bon élève. Mais non ! Pourquoi céder ? Il faut résister ! Et choisir la destinée même si elle exige de grands sacrifices. Il prit son téléphone et composa un numéro qu'il lui était insupportable de si bien connaître.

— Allô ! C'est moi ! Merde, le répondeur !

Il laissa défiler le court message de sa compagne et s'en voulut de se repaître de son indispensable voix. Quand un bip eut retenti, il prit la parole d'une voix mal assurée.

— C'est moi ! Je crois que tout est fini entre nous ! Je te quitte ! Je ne peux plus supporter toutes ces jérémiades ! Je suis un artiste, tu m'entends ? Un artiste ! Alors, hein... Tes combines à la noix, rein à foutre ! Tu vas me lâcher, compris ? Maintenant, je suis quelqu'un qui compte, et je vais pas tout abandonner pour tes beaux yeux ! ...

Et il causait, causait, encore et encore. L'orgueil alcoolisé sortait de sa tête comme un flux infect se répandant dans les fils impersonnels. L'indicateur de fin de message lui parvint alors qu'il se débattait dans les développements tortueux d'une subordonnée insultante qui n'en finissait pas. Furieux, il jeta le combiné de l'appareil. Celui-ci se brisa sur le sol en mille petites pièces technologiques. Il consulta sa montre puis hurla en s'apercevant de son retard pour la création de sa dernière œuvre.


II.


Quittant son pardessus, il s'installa dans un fauteuil d'orchestre. Il examina le programme d'un œil de connaisseur, puis les divers pupitres qui garnissaient la scène comme une forêt d'arbres sans feuille. Les gens s'installaient. Après le rituel premier concert de toux rauques, de bruits de gorges et de nez, l'orchestre put commencer à jouer la première pièce, celle d'un compositeur peu connu, certes, mais dont l'imagination avait par le passé marqué son petit monde.

A la fin de la pièce, le spectateur applaudit à s'en rompre les mains tant il avait ressenti l'étrange flux qui couvre le dos de frissons et d'une irrésistible envie de comprendre un peu plus cette architecture envoûtante et sa construction de verres et de sons. Un délicat mélange de concepts combinés à une ironie sur soi et le monde demeuraient dans sa tête sous une forme de nappe mélodique ondulante sous les effets d'une mystérieuse force de cohésion. Le spectateur se leva en regrettant de ne pas posséder un enregistreur à la place du cerveau.

Il aborda la seconde pièce avec un brin de méfiance qu'il ne pouvait faire taire malgré ses efforts répétés. Le compositeur, trop vite récompensé malgré sa jeunesse et la faiblesse de son catalogue, pouvait avoir cru saisir son heure. Il avait peur que la récompense n'eût fait comme une enclume jetée à la rescousse d'un homme en train de se noyer.

Au fur et à mesure que l'orchestre indécent dévoilait l'œuvre, le spectateur sentait la colère monter en lui. On lui servait la même mouture éventée que celle qui avait été récompensée par le prix ! Le blanc-bec pensait peut-être que jouer forte revenait à avoir quelque chose à dire ! Les détestables effets de style et les enluminures à la mode dégoulinaient de cette faible composition dans laquelle on voyait un jeune créateur se plagier de manière consciente. C'était trop fort !

A la fin du morceau, après que le compositeur fut monté sur scène pour absorber son panier d'applaudissements, le spectateur qui s'était levé cueillit l'homme tremblant dont l'haleine empestait.

Les yeux agressifs se fixèrent sur un visage noyé dans des cheveux et une grande barbe blanche que trop de notes avaient usés. D'une bouche invisible, que l'on situait à l'oreille au dedans de la masse blanche des années, sortit une voix grave et mesurée qui aurait pu avoir mille ans.

— Jeune homme, vous êtes démasqué. Vous servez deux fois la même création en la déguisant pour tromper le public. Vous vous mentez comme vous nous mentez. Vous abusez ceux qui sont ici, ainsi que vos commanditaires. Vous tentez de dissimuler le fait que vous n'avez aucun talent, que vous êtes un scribe de la musique, un bon élève et un artiste raté. Vos œuvres ne valent pas le mal que l'on se donne à les représenter.

L'autre, abasourdi, cherche ses mots, bafouille puis parvient à articuler :

— Mais... Qui êtes-vous pour me parler comme cela ?

— Je suis La Postérité.


III.


Un entrefilet dans la presse du lendemain.

Monsieur D., compositeur de son état, élève récompensé pour ses compositions par le prix ****, a été retrouvé la nuit dernière dans la Seine. Les témoins, qui l'ont vu se jeter du pont de l'Alma, ont prévenu tout de suite la police fluviale. Les jours de monsieur D. ne sont pas en danger, même si celui-ci semble avoir été la victime d'un grand choc psychologique qui pourrait compromettre, provisoirement du moins, ses activités de composition.



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