Histoire XIX

Un article de Caverne des 1001 nuits.

Le dix octobre 1582 naquit Jorge Juan de la Virgen, fils de riches commerçants valenciens. Ainsi qu'il était de coutume à l'époque, il reçut une éducation très religieuse et fut élevé au sein de la meilleure bourgeoisie qu'il ait été donné de côtoyer. Néanmoins, depuis sa plus tendre enfance, il était obsédé par deux choses : les personnes du sexe opposé et la religion. Des variantes de cette histoire sous-entendent le fait qu'il ait vu successivement - de surcroît, au travers d'un miroir - ses parents en train de copuler puis de prier Dieu de leur pardonner cet acte aussi volontaire qu'incontrôlé. Néanmoins, les sources sont peu fiables et il faut prendre cet épisode avec circonspection.
Jorge Juan de la Virgen fut conscient très tôt de l'antinomie flagrante de ses deux obsessions. Quant à savoir si, pour lui, elles étaient liées, aucun auteur n'a, à ma connaissance pu l'affirmer catégoriquement. Certaines rumeurs parlent de textes écrits par sa mère et présents à la bibliothèque de Valencia, mais l'information serait à corroborer.
Au fur et à mesure qu'il grandissait, Jorge Juan de la Virgen se mit à partager son temps entre les églises et les maisons spécialisées dans le commerce de certains charmes. C'est à l'âge de dix-huit ans que s'opéra le changement qui allait bousculer sa vie. Car tomber amoureux est pour le commun une chose facile à accepter, mais pour Jorge Juan de la Virgen, qui savait son nom lié à la religion, il en allait tout autrement. Dans son emploi du temps, saturé d'églises et de jeunes femmes, il lui fallait trouver de la place. Après des journées de réflexions angoissées, il finit par prendre le temps de l'amour sur ses tournées d'églises tout en cherchant désespérément un moyen de compenser ce manque qui lui causait de graves troubles gastriques.
Il en parla selon certains à son amante, selon d'autres à sa mère - ce qui expliquerait que les documents valenciens suscités puissent revêtir une telle importance - et aboutit à la conclusion qu'il avait une dette envers Dieu, dette qu'il voulait réparer le jour où il en aurait la possibilité. Il tenait d'ailleurs, par écrit, une comptabilité sévère des heures - fautives - qu'il passait avec sa bien-aimée au lieu de se trouver à prier à l'église.
Au bout de quelques mois, alors qu'il changeait de lieu de prière et qu'il cherchait le banc idéal pour communiquer avec Dieu, un rêve éveillé l'habita si bien qu'il comprit comment il pourrait racheter sa faute. Mais alors qu'il élaborait ses plans ingénieux, le carillon de l'église lui rappela qu'il lui fallait se rendre à la Casa San Jose, bien connue pour ses habitantes dénudées. En chemin, il mit un point final à son organisation et, heureux de son illumination, il fit quarante trois fois le tour de la Plaza Redonda - ce dont je doute, la construction de cette place étant postérieure à l'année de sa mort - en courant et sautillant.
Le lendemain, son implacable plan initialisa ses rouages : il chargea deux de ses valets de chambre de trouver une dizaine de bigotes qui toute la journée prieraient pour lui, ce qui au bout d'un certain temps ne manquerait pas de racheter se faute. Il en fut fait ainsi. Mais, à mesure que les jours passaient, de nouvelles questions vinrent à son esprit : qui pouvait assurer que les bigotes priaient pour lui au lieu de dormir ou de prier pour leurs propres enfants - il faut noter que Jorge Juan était peu au courant des choses du monde. Il décida donc de les payer pour acheter leur bonne foi.
Mais, dès lors, les questions n'arrêtaient plus. Même avec cette paye, comment s'assurer que l'on priait bien pour lui ? Une idée ravagea sa tête et il l'eut un sourire diabolique à la bouche : il allait engager le même nombre de vérificateurs que de bigotes ; ils seraient là pour écouter les prières chuchotées et par conséquent témoigner.
Des mois paisibles s'écoulèrent alors qu'il passait la moitié de son temps à la Casa San Jose, les deux autres quarts étant partagés entre les églises et sa fiancée. Mais une autre angoisse survint : comment être sûr du rapport des vérificateurs ? Paniqué par les implications vertigineuses de cette question, il décida d'engager des vérificateurs de vérificateurs, puis des vérificateurs de vérificateurs de vérificateurs. Puis des systèmes complexes de vérifications multiples ramifiées virent le jour dans son esprit.
Malgré les sommes engagées de plus en plus importantes, il décida d'embaucher plus de bigotes et de complexifier le rôle des vérificateurs. Chaque jour, il dépensait plus d'argent, devenait plus instable et inventait des systèmes dans lesquels lui-même se perdait.
Toujours est-il qu'un matin, bien au chaud au cœur de la Casa San Jose, il entendit des insultes venir de la rue. Ouvrant la fenêtre par curiosité, il reconnut sa fiancée. Il tenta vainement de lui expliquer alors qu'elle hurlait à en réveiller tout le quartier ; elle partit en courant, hurlante et gémissante, dans les rues étroites de la ville. Pour la suivre, il dévala les marches, traversa la rue, fut renversé puis piétiné par un cheval et mourut sous les roues de la charrette. D'autres versions parlent d'une mauvaise chute sur le pavé mouillé d'eau de mer, ou encore de soldats lancés au galop qui ne purent s'arrêter.
Même si on ne sut jamais si sa faute avait été rachetée, Valencia en parla longtemps. Les avis étaient partagés : la veille, il avait compensé avec le travail des bigotes le temps passé avec sa fiancée, Dieu l'avait rappelé à lui dès que l'équilibre avait été rétabli ; à moins que tout son travail ne se soit révélé infructueux, puisqu'il était mort jeune en dépit de son argent. On accusa même sa fiancée de la mort de Jorge Juan et on la voyait comme un agent de Satan incarné.
Cette histoire fut longtemps racontée dans la ville, mais avec les siècles, elle disparut presque totalement, et on pourra estimer le travail remarquable de deux frères, descendants du protagoniste, qui ont réussi à exhumer ce moment d'histoire privilégié, perdu au milieu de kilomètres d'archives.


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