Guerres politiques autour de la constitution européenne

Un article de Caverne des 1001 nuits.

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Y a-t-il un pilote dans l'avion européen ?

Nous assistons en ce moment en France à un véritable jeu de batailles autour du référendum sur la ratification de la Constitution Européenne qui va se dérouler le 29 mai 2005. Cette mêlée ouverte, si elle n'avait un côté pathétique, montre quelques grands traits de la politique française qui laissent suggérer que le choc politique du 21 avril 2002, où l'extrême droite arriva au second tour des élections présidentielles devant le Parti Socialiste (PS), n'a pas encore été correctement assimilé par la majeure partie de la classe politique.

Sommaire

[modifier] Que montre l'arène médiatique ?

Sur nos bancs, à la manière du peuple romain contemplant les massacres dans l'arène, nous sommes livrés à un joyeux spectacle de combats de chiffonniers. Les deux grands partis politiques du pays, l'UMP (Union pour la Majorité Présidentielle) et le PS, respectivement de droite et de gauche, se sont prononcés officiellement pour la ratification du traité de Constitution. Pour les premiers comme pour les seconds, la raison en est simple : nous sommes, nous français, à l'origine de la construction européenne, nous devons donc voter oui ; cela ne fait pas de doutes ; cela n'est pas négociable ; tout autre posture est irresponsable et risque de provoquer des catastrophes innombrables.

Au même moment, nous voyons poindre, de ci de là, des voix divergentes s'élevant des rangs même de ces deux formations politiques. Des non sortent du troupeau quelque soient l'étiquette politique des gens qui le prononcent. Les partis frissonnent de cette opposition ostensible qui fait un peu peur, comme un individu peut faire peur au groupe, s'il décide de s'assumer en tant que personne responsable et non solidaire des décisions auxquelles il n'adhère pas. Ces partisans du non ont des arguments simples : nous ne voulons pas de cette Constitution parce qu'elle ne correspond pas à la vision de la France de ce que devrait être l'Europe ; elle propose moins de libertés et une structure moins ouverte que celle de la Constitution Française et elle est quasiment impossible à réviser.

[modifier] Une guerre civile politique

Le problème est que les deux partis principaux de France ont d'autres raisons de défendre la Constitution européenne que la Constitution elle-même. Souvenons-nous que cette constitution est une version un peu édulcorée du Traité de Nice que messieurs Jospin et Chirac signèrent en Février 2001. Or, l'image de ces deux icônes (dont la première s'est suicidée politiquement suite à sa défaite en 2002) semble ne pas pouvoir être remise en cause. Les deux grands partis français font donc, encore une fois, de la politique politicienne pour le oui, ce qui implique une dégradation sensible et continue de leur image.

Tout d'abord, les deux grands partis de gauche et de droite ont strictement le même point de vue sur une question politique majeure, ce qui ne fait que renforcer l'idée des français de l'équivalence des politiques menées par les deux “bords”. Il faut se souvenir que ce genre d'«équivalence politique des programmes et des idées» a conduit à un succès inattendu de l'extrême droite en France en 2002. Non que la Constitution doive obligatoirement exhiber un clivage droite gauche, forcément schématique, mais l'union des positions et des méthodes autour d'un oui discutable est tout à fait inquiétante pour la démocratie. De la même manière, les partisans du non subissent le même type d'anathème des partis auxquels ils appartiennent et qui les accusent d'être des dissidents et d'user contre eux de sanctions.

Nous sommes en pleine «pensée unique» pour reprendre une expression médiatique à la mode, expression à laquelle je préfère celle de «pensée morale». Car donner des leçons de morale à un élu qui, en son âme et conscience, a lu un texte qu'il trouve inacceptable, malgré les tabous imposés par son parti, est quelque peu déplacé. En un sens, un député ou un sénateur du PS ou de l'UMP défendant le non avec des arguments issus de sa lecture de la Constitution est un acte de courage politique, que ce dernier ait raison ou pas de mener le combat qui est le sien.

[modifier] Les grands partis décrédibilisés

Il est bien entendu commode d'accuser les partisans du non de faire de la politique politicienne contre Chirac, soit d'appeler au vote non pour de mauvaises raisons de politique intérieure. Cette projection de ses propres comportements sur les autres pourrait faire illusion si des voix contestataires ne s'élevaient dans les rangs même de l'UMP dont l'existence a pour but de soutenir le président Chirac. Or, sous-entendre que des membres de l'UMP se positionnent dans un combat anti-Chirac est le meilleur moyen de donner une image extrêmement négative d'un grand parti.

Le positionnement du PS est aussi assez navrant. Après avoir organisé un référendum interne sur le sujet, les affrontements fratricides se poursuivent au sein même d'un parti qui n'accepte pas la responsabilité de ses élus. En quelque sorte, le comportement de la direction du PS montre au grand jour que les élus socialistes se doivent de faire de la politique politicienne et non de réfléchir sur les problèmes politiques qui leur sont proposés. La caricature du « parti » en tant qu'organisation aliénante adhère une nouvelle fois à la réalité d'un parti majeur de la scène politique française : les doctrines ressortent, l'alignement obligatoire sur les décisions du parti aussi, le bien et le mal sont assimilés respectivement au oui de ligne officielle et au non dissident.

A quand, à gauche et à droite, le renouveau des procès staliniens ?

[modifier] Des arguments qui n'en sont pas

Un des arguments conjoint aux deux partis phares de la démocratie française est le fait que «les français ont ratifié le Traité de Nice, qui est pire que la Constitution». Il faudrait rappeler à nos politiciens que seul le couple Jospin Chirac ratifia ce traité, sans que les français n'aient eu une invitation à se prononcer sur le contenu dudit traité. L'opinion publique était à l'époque peu intéressée par ce dernier car elle savait que «la France» le voterait, même en cas de conditions inacceptables, la morale unique requérant de ne pas faire trop de vagues.

Cet argument est encore de mise chez certains intellectuels de droite comme de gauche partisans du oui qui soutiennent que le référendum est une mauvaise chose et qu'un vote du Parlement aurait ratifié, sans simagrées ni débat, la Constitution. Ce genre de messages, s'il est réaliste, n'en est pas moins très inquiétant de la part d'intellectuels qui, dans d'autres circonstances, défendent les élections Irakiennes pour l'établissement de leur démocratie. Le « peuple » est sans doute bête, mais il semble normal que des choses qui l'engagent durablement, lui soient parfois présentées.

On pourra donc s'interroger sur le mystère constitué par le fait que les arguments de discussion des termes de la Constitution n'arrivent pas jusqu'à la scène publique. Le fait est que cette constitution n'est pas négociable dans ses détails, et elle doit être acceptée d'un bloc ou refusée d'un bloc. Ce mode de fonctionnement démocratique est bien entendu licite pour des textes constitutionnels de petite taille, comme la Charte de l'environnement de 2004. Mais pour un texte de plusieurs centaines de pages, l'acceptation brutale de l'ensemble du texte doit néanmoins soulever certaines interrogations légitimes. Or, de la même façon que le Traité de Nice offrait une marge de négociation infime au duo Jospin Chirac qui se trouvaient dans la posture désagréable de dire « non à l'Europe » ou de négocier des détails insignifiants du traité pour le ratifier, le positionnement sur la Constitution européenne propose les mêmes règles du jeu, en un peu plus caricaturales : accepter ou refuser. Car les détails, eux, ne sont pas négociables. Ils ont déjà été négociés par des instances « compétentes ».

Les médias et les politiques n'ont donc d'autre choix que de ne pas débattre véritablement du fond du texte, car ce débat est inutile. La seule action résultante d'un désaccord sur une ou plusieurs clauses de la Constitution est de défendre le non, d'où séisme politique en cours.

[modifier] Le déni de l'identité française

Le vrai problème derrière toutes ces polémiques est que la France perd son identité[1] à force d'adhérer à des mensonges qui lui donnent bonne conscience, ou d'accepter l'inacceptable, comme ce fut le cas pour la signature de Traité de Nice. On peut lire la dissidence des élus des grands partis comme un aveu de l'abandon des règles du jeu du mensonge - une fois n'est pas coutume. On pourrait aussi lire la position du non comme un autre mensonge mais il semble, malheureusement, que la sincérité habite les séparatistes politiques plus que la volonté de manipulation à des fins électorales.

Quelle Europe voulons-nous, nous français ? Sous prétexte que nous avons signé un mauvais traité à Nice en 2001, devons-nous nous entêter dans l'erreur ? Devons-nous accepter une constitution qui, à la différence de constitution de la Vème République, n'est pas lisible et compréhensible par l'européen moyen ? Devons-nous accepter que ce que notre démocratie autorisait, ce qu'elle avait gagné au cours des siècles, soit interdit par la nouvelle constitution ?

Car, cette «idée de l'Europe» n'est pas un concept partagé par tous les acteurs et tous les pays de l'Union et cette formule sert souvent d'arguments à des abus de langage ignominieux. Quand on dit par exemple que la Constitution reprend les principes de 1957, c'est peut-être vrai au niveau des mots, mais pas au niveau de l'idée que l'on se faisait de l'Europe à l'époque : une Europe des 6, relativement homogène en termes de services publics et de droit, une Europe qui allait discuter les lois les unes après les autres afin de trouver, pour chaque pays un compromis acceptable. On parlait alors d'un nivellement vers le haut de l'Europe ; on avait une certaine opinion de ce que devait être l'Europe : un groupement de pays en marche vers un même progrès basé, notamment sur la collaboration des Etats. Cette homogénéité a disparu avec l'Europe des vingt-cinq, ce qui remet en cause les visions de l'Europe de 1957. Il est, par conséquent trop facile de confondre le passé et le présent et d'appeler à cette tradition européenne qui, justement, est l'objet central du débat.

Quand on lit la directive Bolkenstein par exemple, on s'aperçoit que l'idée de l'Europe qui y est décrite n'est pas celle de 1957, même si les mots utilisés sont les mêmes. Cette directive rend illicites des contraintes étatiques qui empêchent la libéralisation des services à un horizon 2010. Mais que sont les services ? L'école, les hôpitaux, etc. En a-t-on parlé en France ? Est-on prêt à se faire sanctionner par Bruxelles en 2010 si l'école publique de Jules Ferry existe encore, si elle n'a pas été privatisée ? Est-on prêt à résoudre les dysfonctionnements de l'Etat français par la libéralisation obligatoire de l'Europe, c'est-à-dire par la foi dans un système qui n'existe pas dans des termes aussi extrêmes, ailleurs sur la planète ? L'Europe de Bruxelles ne nous impose-t-elle pas des réformes que nous, les français, ne voudrions peut-être pas faire ? Au nom de quel principe allons-nous briser ce que nous avons construit sans pour autant avoir de garantie que le libéralisme complet sera la panacée universelle ? N'est-ce pas une solution extrémiste que propose la directive Bolkenstein ? Est-ce bien l'esprit de l'Europe que nous voulons ?

Je ne le crois pas, tout comme, je ne crois pas que l'urgence de tout détruire ce qui fut acquis soit une solution aux problèmes réels de notre pays, à commencer par les problèmes économiques. Méfions-nous des doctrinaires ! Après avoir vécu avec des doctrinaires communistes, il nous faut maintenant vivre avec des doctrinaires libéraux. Que la France fasse le choix du libéralisme, c'est possible, mais le peuple doit s'exprimer sur le sujet. Car la droite française est tout sauf libérale, tout comme la gauche qui, de manière inexplicable, signa ce traité de Nice pour ne pas être taxée de faire blocage à l'Europe. Que l'Etat doive être réformé est un fait reconnu par tous ; que cette réforme ne puisse se faire qu'aux moyens de directives comme Bolkenstein, cela reste à prouver.

Bien entendu, la directive Bolkenstein n'a rien à voir avec la Constitution, stricto sensu, si ce n'est cet «esprit européen» qu'elle propose, un esprit dans lequel le passé de l'Europe n'existe pas et est couvert par le tabou (il est interdit notamment de parler religion ou patrimoine), un esprit dans lequel les décennies de luttes sociales de notre pays sont annihilées, un esprit dans lequel le droit français est méprisé car déclaré illicite dans un grand nombre de domaines, un esprit dans lequel la constitution est illisible et incompréhensible par la majorité des européens, un esprit dans lequel le parlement européen n'a pas la possibilité constitutionnelle de proposer des lois (comme c'est le cas en France), un esprit dans lequel toute la bureaucratie dirigeante Bruxelloise n'est pas élue démocratiquement.

Comment alors ne pas sentir cette perte d'identité française ? Car le débat n'est pas de n'être que français, mais d'être un européen français, comme un texan est avant tout un américain. Cette Europe ne propose pas d'identité et en cela, elle n'est pas conforme à l'image de 1957 que portaient des hommes politiques comme le Général de Gaule. Elle éradique les identités et propose, à la place, une constitution impersonnelle née d'une logorrhée, alors que la constitution française actuelle ou celle des Etats-Unis ne font que quelques pages. Elle dépossède de plus les Etats de la plupart de leurs compétences jusqu'à leur proposer de voter des directives dans lesquelles les Etats acceptent de briser ce qui fait leur particularité, au nom de principes idéalistes européens et libéraux et sans intervention démocratique possible du peuple européen. Certains pays sont pour la constitution européenne parce qu'ils n'ont pas notre passé. Nous qui avons construit une des premières démocraties, sommes-nous prêts à signer sans négocier les clauses ? Heureusement que quelques vieux singes de la scène politique française savent encore faire la grimace.

[modifier] La volonté politique

Au delà de tout ce débat sur les arguments, il est nécessaire de savoir pourquoi nous votons et de constater que le vrai débat est probablement évité. En effet, nous pourrions affirmer qu'il n'est finalement que peu important que nous votions oui ou non si le même manque de volonté politique anime l'Europe.

Car, il est nécessaire de nous poser la question suivante :

Pourquoi notre vision de l'Europe a-t-elle dérivé depuis 57 ?

En effet, pourquoi accordons-nous aujourd'hui sans coup férir tous ces pouvoirs à la Commission, alors que cette dernière n'est qu'une instance administrative au service du Conseil européen ? Pour deux raisons très difficiles à regarder en face :

  • l'absence de volonté politique quelconque pour faire l'Europe, pour proposer une vision de l'Europe, pour présenter un réel projet européen ;
  • parce qu'il est commode pour nos politiques d'accuser l'Europe de tous les maux, de se défausser sur le prétexte européen, de ne pas assumer leur rôle, et par conséquent de laisser la Commission seule juge de décider de ce qu'il faut faire, sous la pression des lobbys, et de lui attribuer de facto une compétence et une autonomie qu'elle n'a pas.

Prenons l'exemple du pacte de stabilité, aberration économique qui veut, au nom de grands principes inflexibles, qu'un Etat fasse une politique de rigueur quand il va mal, économiquement. Il aura fallu des sondages plaçant le “non” vainqueur pour que les chefs d'états français et allemand règlent son compte au pacte de stabilité. Quand il y a volonté politique, l'Europe peut avancer. Quand il n'y en a pas, l'administration européenne prend le relais et propose des mesures qui vont avec son alignement aveugle, qui vont dans le sens de la bêtise doctrinaire de ce pacte de stabilité : Bolkenstein en est un exemple[2].

On pourra alors se demander s'il est utile de voter oui ou non dans la mesure où le défaut de politique de l'Europe est simplement un écho du manque affligeant de politique en France. Dans ce cas, de loin le plus sombre, nous serions condamnés à subir le poids de cette Commission et de ses doctrines tant qu'un ou plusieurs pilotes véritables ne se seront pas emparé du navire.

[modifier] Conclusion

On est toujours rattrapé par son déni de la réalité, passant souvent dans les bonnes intentions qui nous donnent l'impression de faire les choses bien alors que nous ne faisons que protéger le déni. Le débat actuel sur la Constitution européenne en France trahit l'état d'une société qui, d'une part, ne peut plus ou ne veut plus assumer son identité et qui «craque» dès lors qu'une position claire faisant appel à cette identité lui est demandée, et qui, d'autre part, n'est plus en mesure de voir en face ses propres responsabilités. La France est devenue un pays qui ne peut plus pour des raisons morales se positionner tant sont grands les tabous intellectuels en vigueur. Le paysage politique y est devenu terne, sans différence entre la gauche et la droite et sans illustration de politiques allant au delà du «cabotage économique».

C'est pourquoi, au final, on nous invite encore une fois probablement à nous prononcer sur un faux débat[3]. L'Europe avec ou sans constitution doit être dirigée politiquement. Elle ne l'est pas ou de manière très sporadique et elle n'est, en ce sens, que le reflet d'une crise politique majeure dans la plupart des pays d'Europe : le défaut de politique et de vision politique des Etats et de l'Europe.

Alors voter oui ou non, finalement, risque de ne rien changer. Je suis navré de faire ainsi «le jeu des abstentionnistes» comme diraient nos médias.

[modifier] Notes

  1. Cf. l'obsession névrotique française de l'universalité.
  2. On pourrait ironiser sur le fait que l'Europe parle tant de l'«adminsitration Bush». Peut-être cette formule est-elle la preuve d'une projection ?
  3. Cf. la fracture médiatique.