Vingt-deuxième nuit, histoire du jeune roi et des îles noires

Un article de Caverne des 1001 nuits.

Dinarzade avait tant d’impatience d’entendre la suite du conte de la nuit précédente, qu’elle appela sa sœur de fort bonne heure :

Ma chère sœur, lui dit-elle, si vous ne dormez pas, je vous supplie de continuer le merveilleux conte que vous ne pûtes achever hier.

— J’y consens, répondit la sultane ; écoutez-moi :

Vous jugez bien, poursuivit-elle, que le sultan fut étrangement étonné quand il vit l’état déplorable où était le jeune homme :
« Ce que vous me montrez là, lui dit-il, en me donnant de l’horreur, irrite ma curiosité ; je brûle d’apprendre votre histoire, qui doit être, sans doute, fort étrange ; et je suis persuadé que l’étang et les poissons y ont quelque part : ainsi, je vous conjure de me la raconter ; vous y trouverez quelque sorte de consolation, puisqu’il est certain que les malheureux trouvent une espèce de soulagement à conter leurs malheurs.

— Je ne veux pas vous refuser cette satisfaction, repartit le jeune homme, quoique je ne puisse vous la donner sans renouveler mes vives douleurs ; mais je vous avertis par avance de préparer vos oreilles, votre esprit et vos yeux même à des choses qui surpassent tout ce que l’imagination peut concevoir de plus extra-ordinaire. »

HISTOIRE DU JEUNE ROI DES ÎLES NOIRES

« Vous saurez, seigneur, continua-t-il, que mon père, qui s’appelait Mahmoud, était roi de cet état. C’est le royaume des Îles Noires, qui prend son nom des quatre petites montagnes voisines : car ces montagnes étaient ci-devant des îles ; et la capitale, où le roi mon père faisait son séjour, était dans l’endroit où est présentement cet étang que vous avez vu. La suite de mon histoire vous instruira de tous ces changements.

« Le roi mon père mourut à l’âge de soixante-dix ans. Je n’eus pas plus tôt pris sa place, que je me mariai ; et la personne que je choisis pour partager la dignité royale avec moi, était ma cousine. J’eus tout lieu d’être content des marques d’amour qu’elle me donna ; et, de mon côté, je conçus pour elle tant de tendresse, que rien n’était comparable à notre union, qui dura cinq années. Au bout de ce temps-là, je m’aperçus que la reine ma cousine n’avait plus de goût pour moi.

« Un jour qu’elle était au bain l’après-dînée, je me sentis une envie de dormir, et je me jetai sur un sofa. Deux de ses femmes qui se trouvèrent alors dans ma chambre, vinrent s’asseoir, l’une à ma tête, et l’autre à mes pieds, avec un éventail à la main, tant pour modérer la chaleur, que pour me garantir des mouches qui auraient pu troubler mon sommeil. Elles me croyaient endormi, et elles s’entretenaient tout bas ; mais j’avais seulement les yeux fermés, et je ne perdis pas une parole de leur conversation. »

Une de ces femmes dit à l’autre :

« N’est-il pas vrai que la reine a grand tort de ne pas aimer un prince aussi aimable que le nôtre ?

— Assurément, répondit la seconde. Pour moi, je n’y comprends rien, et je ne sais pourquoi elle sort toutes les nuits, et le laisse seul. Est-ce qu’il ne s’en aperçoit pas ?

— Hé ! comment voudrais-tu qu’il s’en aperçût ? reprit la première : elle mêle tous les soirs dans sa boisson un certain suc d’herbe qui le fait dormir toute la nuit d’un sommeil si profond, qu’elle a le temps d’aller où il lui plaît ; et à la pointe du jour, elle vient se recoucher auprès de lui ; alors elle le réveille, en lui passant sous le nez une certaine odeur. »

« Jugez, seigneur, de ma surprise à ce discours, et des sentiments qu’il m’inspira. Néanmoins, quelque émotion qu’il me pût causer, j’eus assez d’empire sur moi pour dissimuler : je fis semblant de m’éveiller et de n’avoir rien entendu.

« La reine revint du bain ; nous soupâmes ensemble, et, avant que de nous coucher, elle me présenta elle-même la tasse pleine d’eau que j’avais coutume de boire ; mais au lieu de la porter à ma bouche, je m’approchai d’une fenêtre qui était ouverte, et je jetai l’eau si adroitement, qu’elle ne s’en aperçut pas. Je lui remis ensuite la tasse entre les mains, afin qu’elle ne doutât point que je n’eusse bu.

« Nous nous couchâmes ensuite, et bientôt après, croyant que j’étais endormi, quoique je ne le fusse pas, elle se leva avec si peu de précaution, qu’elle dit assez haut :

« Dors, et puisses-tu ne te réveiller jamais ! »

Elle s’habilla promptement, et sortit de la chambre... »

En achevant ces mots, Scheherazade, s’étant aperçu qu’il était jour, cessa de parler. Dinarzade avait écouté sa sœur avec beaucoup de plaisir. Schahriar trouvait l’histoire du roi des Îles Noires si digne de sa curiosité, qu’il se leva fort impatient d’en apprendre la suite la nuit suivante...


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