Trente-sixième nuit

Un article de Caverne des 1001 nuits.

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Dinarzade, suivant sa coutume, dit à la sultane :

Ma chère sœur, si vous ne dormez pas, je vous supplie de continuer l’histoire des dames et des calenders. Scheherazade la reprit ainsi :

Pendant que Zobéide et Safie coururent au secours de leur sœur, un des calenders ne put s’empêcher de dire :

« Nous aurions mieux aimé coucher à l’air que d’entrer ici, si nous avions cru y voir de pareils spectacles. »

Le calife, qui l’entendit, s’approcha de lui et des autres calenders, et s’adressant à eux :

« Que signifie tout ceci ? dit-il. »

Celui qui venait de parler lui répondit :

« Seigneur, nous ne le savons pas plus que vous.

— Quoi ! reprit le calife, vous n’êtes pas de la maison, ni vous ne pouvez rien nous apprendre de ces deux chiennes noires, et de cette dame évanouie et si indignement maltraitée ?

— Seigneur, repartirent les calenders, de notre vie nous ne sommes venus en cette maison, et nous n’y sommes entrés que quelques moments avant vous. »

Cela augmenta l’étonnement du calife.

« Peut-être, répliqua-t-il, que cet homme qui est avec vous en sait quelque chose. »

L’un des calenders fit signe au porteur de s’approcher, et lui demanda s’il ne savait pas pourquoi les chiennes noires avaient été fouettées et pourquoi le sein d’Amine paraissait meurtri.

« Seigneur, répondit le porteur, je puis jurer par le grand Dieu vivant que si vous ne savez rien de tout cela, nous n’en savons pas plus les uns que les autres. Il est bien vrai que je suis de cette ville ; mais je ne suis jamais entré qu’aujourd’hui dans cette maison, et si vous êtes surpris de m’y voir, je ne le suis pas moins de m’y trouver en votre compagnie. Ce qui redouble ma surprise, ajouta-t-il, c’est de ne voir ici aucun homme avec ces dames. »

Le calife, sa compagnie et les calenders avaient cru que le porteur était du logis, et qu’il pourrait les informer de ce qu’ils désiraient savoir. Le calife, résolu de satisfaire sa curiosité à quelque prix que ce fût, dit aux autres :

« Écoutez, puisque nous voilà sept hommes et que nous n’avons affaire qu’à trois dames, obligeons-les à nous donner l’éclaircissement que nous souhaitons. Si elles refusent de nous le donner de bon gré, nous sommes en état de les y contraindre. »

Le grand vizir Giafar s’opposa à cet avis et en fit voir les conséquences au calife, sans toutefois faire connaître ce prince aux calenders, et lui adressant la parole, comme s’il eût été marchand :

« Seigneur, dit-il, considérez, je vous prie, que nous avons notre réputation à conserver. Vous savez à quelle condition ces dames ont bien voulu nous recevoir chez elles : nous l’avons acceptée. Que dirait-on de nous si nous y contrevenions ? Nous serions encore plus blâmables s’il nous arrivait quelque malheur. Il n’y a pas d’apparence qu’elles aient exigé de nous cette promesse sans être en état de nous faire repentir si nous ne la tenons pas. »

En cet endroit, le vizir tira le calife à part, et lui parlant tout bas :

« Seigneur, poursuivit-il, la nuit ne durera pas encore longtemps ; que votre majesté se donne un peu de patience. Je viendrai prendre ces dames demain matin, je les amènerai devant votre trône, et vous apprendrez d’elles tout ce que vous voulez savoir. »
Quoique ce conseil fût très judicieux, le calife le rejeta, imposa silence au vizir, en lui disant qu’il prétendait avoir à l’heure même l’éclaircissement qu’il désirait.

Il ne s’agissait plus que de savoir qui porterait la parole. Le calife tâcha d’engager les calenders à parler les premiers ; mais ils s’en excusèrent. À la fin, ils convinrent tous ensemble que ce serait le porteur. Il se préparait à faire la question fatale, lorsque Zobéide, après avoir secouru Amine, qui était revenue de son évanouissement, s’approcha d’eux. Comme elle les avait ouïs parler haut et avec chaleur, elle leur dit :

« Seigneurs, de quoi parlez-vous ? quelle est votre contestation ? »

Le porteur prit alors la parole :

« Madame, dit-il, ces seigneurs vous supplient, de vouloir bien leur expliquer pourquoi, après avoir maltraité vos deux chiennes, vous avez pleuré avec elles, et d’où vient que la dame qui s’est évanouie a le sein couvert de cicatrices. C’est, madame, ce que je suis chargé de vous demander de leur part. »

Zobéide, à ces mots, prit un air fier, et se tournant du côté du Calife, de sa compagnie et des calenders :

« Est-il vrai, seigneurs, leur dit-elle, que vous l’ayez chargé de me faire cette demande ? »

Ils répondirent tous que oui, excepté le vizir Giafar, qui ne dit mot. Sur cet aveu, elle leur dit, d’un ton qui marquait combien elle se tenait offensée :

« Avant que de vous accorder la grâce que vous nous avez demandée de vous recevoir, afin de prévenir tout sujet d’être mécontentes de vous, parce que nous sommes seules, nous l’avons fait sous la condition que nous vous avons imposée de ne pas parler de ce qui ne vous regarderait point, de peur d’entendre ce qui ne vous plairait pas. Après vous avoir reçus et régalés du mieux qu’il nous a été possible, vous ne laissez pas toutefois de manquer de parole. Il est vrai que cela arrive par la facilité que nous avons eue ; mais c’est ce qui ne vous excuse point, et votre procédé n’est pas honnête. »

En achevant ces paroles elle frappa fortement des pieds et des mains par trois fois, et cria :

« Venez vite. »

Aussitôt une porte s’ouvrit, et sept esclaves noirs, puissants et robustes, entrèrent le sabre à la main, se saisirent chacun d’un des sept hommes de la compagnie, les jetèrent par terre, les traînèrent au milieu de la salle, et se préparèrent à leur couper la tête.

Il est aisé de se représenter quelle fut la frayeur du calife. Il se repentit alors, mais trop tard, de n’avoir pas voulu suivre le conseil de son vizir. Cependant ce malheureux prince, Giafar, Mesrour, le porteur et les calenders étaient près de payer de leurs vies leur indiscrète curiosité ; mais avant qu’ils reçussent le coup de la mort, un des esclaves dit à Zobéide et à ses sœurs :

« Hautes, puissantes et respectables maîtresses, nous commandez-vous de leur couper le cou ?

— Attendez, lui répondit Zo-béide ; il faut que je les interroge auparavant.

— Madame, interrompit le porteur effrayé, au nom de Dieu, ne me faites pas mourir pour le crime d’autrui. Je suis innocent, ce sont eux qui sont les coupables. Hélas ! continua-t-il en pleurant, nous passions le temps si agréablement ! ces calenders borgnes sont la cause de ce malheur ; il n’y a pas de ville qui ne tombe en ruine devant des gens de si mauvais augure. Madame, je vous supplie de ne pas confondre le premier avec le dernier, et songez qu’il est plus beau de pardonner à un misérable comme moi, dépourvu de tout secours, que de l’accabler de votre pouvoir et le sacrifier à votre ressentiment. »

Zobéide, malgré sa colère, ne put s’empêcher de rire en elle-même des lamentations du porteur. Mais, sans s’arrêter à lui, elle adressa la parole aux autres une seconde fois.

« Répondez-moi, dit-elle, et m’apprenez qui vous êtes : autrement vous n’avez plus qu’un moment à vivre. Je ne puis croire que vous soyez d’honnêtes gens ni des personnes d’autorité ou de distinction dans votre pays, quel qu’il puisse être. Si cela était, vous auriez eu plus de retenue et plus d’égards pour nous. »

Le calife, impatient de son naturel, souffrait infiniment plus que les autres de voir que sa vie dépendait du commandement d’une dame offensée et justement irritée ; mais il commença de concevoir quelque espérance quand il vit qu’elle voulait savoir qui ils étaient tous, car il s’imagina qu’elle ne lui ferait pas ôter la vie lorsqu’elle serait informée de son rang. C’est pourquoi il dit tout bas au vizir, qui était près de lui, de déclarer promptement qui il était. Mais le vizir, prudent et sage, voulant sauver l’honneur de son maître et ne pas rendre public le grand affront qu’il s’était attiré lui-même, répondit seulement :

« Nous n’avons que ce que nous méritons. »

Mais, quand pour obéir au calife, il aurait voulu parler, Zobéide ne lui en aurait pas donné le temps. Elle s’était déjà adressée aux calenders, et les voyant tous trois borgnes, elle leur demanda s’ils étaient frères. Un d’entre eux lui répondit pour les autres :

« Non, madame, nous ne sommes pas frères par le sang ; nous ne le sommes qu’en qualité de calenders, c’est-à-dire en observant le même genre de vie.

— Vous, reprit-elle en parlant à un seul en particulier, êtes-vous borgne de naissance ?

— Non, madame, répondit-il, je le suis par une aventure si surprenante qu’il n’y a personne qui n’en profitât si elle était écrite. Après ce malheur, je me fis raser la barbe et les sourcils, et me fis calender, en prenant l’habit que je porte. »

Zobéide fit la même question aux deux autres calenders, qui lui firent la même réponse que le premier. Mais le dernier qui parla ajouta :

« Pour vous faire connaître, madame, que nous ne sommes pas des personnes du commun, et afin que vous ayez quelque considération pour nous, apprenez que nous sommes tous trois fils de rois. Quoique nous ne nous soyons jamais vus que ce soir, nous avons eu toutefois le temps de nous faire connaître les uns aux autres pour ce que nous sommes, et j’ose vous assurer que les rois de qui nous tenons le jour font quelque bruit dans le monde. »

À ce discours, Zobéide modéra son courroux et dit aux esclaves :

« Donnez, leur un peu de liberté, mais demeurez ici. Ceux qui nous raconteront leur histoire et le sujet qui les a amenés en cette maison, ne leur faites point de mal, laissez-les aller où il leur plaira ; mais n’épargnez pas ceux qui refuseront de nous donner cette satisfaction... »

À ces mots, Sheherazade se tut, et son silence, aussi bien que le jour qui paraissait, faisant connaître à Schahriar qu’il était temps qu’il se levât, ce prince le fit, se proposant d’entendre le lendemain Scheherazade, parce qu’il souhaitait de savoir qui étaient les trois calenders borgnes.


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