Trente-deuxième nuit

Un article de Caverne des 1001 nuits.

Sur la fin de la nuit suivante, Dinarzade appela la sultane :

Au nom de Dieu, ma sœur, lui dit-elle, si vous ne dormez pas, je vous supplie de continuer le conte de ces trois belles filles ; je suis dans une extrême impatience de savoir qui frappait à leur porte.

— Vous l’allez apprendre, répondit Scheherazade ; je vous assure que ce que je vais vous raconter n’est pas indigne du sultan mon seigneur.

Dès que les dames, poursuivit-elle, entendirent frapper à la porte, elles se levèrent toutes trois en même temps pour aller ouvrir ; mais Safie, à qui cette fonction appartenait particulièrement, fut la plus diligente ; les deux autres, se voyant prévenues, demeurèrent et attendirent qu’elle vînt leur apprendre qui pouvait avoir affaire chez elles si tard. Safie revint :

« Mes sœurs, dit-elle, il se présente une belle occasion de passer une bonne partie de la nuit fort agréablement, et si vous êtes de même sentiment que moi, nous ne la laisserons point échapper. Il y a à notre porte trois calenders[1], au moins ils me paraissent tels à leur habillement ; mais ce qui va sans doute vous surprendre, ils sont tous trois borgnes de l’œil droit, et ont la tête, la barbe et les sourcils ras. Ils ne font, disent-ils, que d’arriver tout présentement à Bagdad, où ils ne sont jamais venus ; et comme il est nuit et qu’ils ne savent où aller loger, ils ont frappé par hasard à notre porte, et ils nous prient, pour l’amour de Dieu, d’avoir la charité de les recevoir. Ils se contenteront d’une écurie. Ils sont jeunes et assez bien faits : ils paraissent même avoir beaucoup d’esprit ; mais je ne puis penser sans rire à leur figure plaisante et uniforme. »

En cet endroit, Safie s’interrompit elle-même et se mit à rire de si bon cœur, que les deux autres dames et le porteur ne purent s’empêcher de rire aussi.

« Mes bonnes sœurs reprit-elle, ne voulez-vous pas bien que nous les fassions entrer ? Il est impossible qu’avec des gens tels que je viens de vous les dépeindre, nous n’achevions la journée encore mieux que nous ne l’avons commencée. Ils nous divertiront fort et ne nous seront point à charge, puisqu’ils ne nous demandent une retraite que pour cette nuit seulement, et que leur intention est de nous quitter d’abord qu’il sera jour. »

Zobéide et Amine firent difficulté d’accorder à Safie ce qu’elle demandait, et elle en savait bien la raison elle-même. Mais elle leur témoigna une si grande envie d’obtenir d’elles cette faveur, qu’elles ne purent la lui refuser.

« Allez, lui dit Zobéide, faites-les donc entrer ; mais n’oubliez pas de les avertir de ne point parler de ce qui ne les regardera pas, et de leur faire lire ce qui est écrit au-dessus de la porte. »

À ces mots, Safie courut ouvrir avec joie, et peu de temps après, elle revint accompagnée des trois calenders.

Les trois calenders firent, en entrant, une profonde révérence aux dames qui s’étaient levées pour les recevoir, et qui leur dirent obligeamment qu’ils étaient les bienvenus ; qu’elles étaient bien aises de trouver l’occasion de les obliger et de contribuer à les remettre de la fatigue de leur voyage, et enfin elles les invitèrent à s’asseoir auprès d’elles. La magnificence du lieu et l’honnêteté des dames firent concevoir aux calenders une haute idée de ces belles hôtesses ; mais avant que de prendre place, ayant par hasard jeté les yeux sur le porteur, et le voyant habillé à peu près comme d’autres calenders avec lesquels ils étaient en différend sur plusieurs points de discipline, et qui ne se rasaient pas la barbe et les sourcils, un d’entre eux prit la parole :

« Voilà, dit-il, apparemment, un de nos frères arabes les révoltés. »

Le porteur, à moitié endormi et la tête échauffée du vin qu’il avait bu, se trouva choqué de ces paroles, et, sans se lever de sa place, répondit aux calenders, en les regardant fièrement :

« Asseyez-vous et ne vous mêlez pas de ce que vous n’avez que faire. N’avez-vous pas lu au-dessus de la porte l’inscription qui y est ? Ne prétendez pas obliger le monde à vivre à votre mode ; vivez à la nôtre.

— Bonhomme, reprit le calender qui avait parlé, ne vous mettez point en colère ; nous serions bien fâchés de vous en avoir donné le moindre sujet, et nous sommes, au contraire, prêts à recevoir vos commandements. »

La querelle aurait pu avoir de la suite ; mais les dames s’en mêlèrent et pacifièrent toutes choses.

Quand les calenders se furent assis à table, les dames leur servirent à manger, et l’enjouée Safie particulièrement prit soin de leur verser à boire...

Scheherazade s’arrêta en cet endroit, parce qu’elle remarqua qu’il était jour. Le sultan se leva pour aller remplir ses devoirs, se promettant bien d’entendre la suite de ce conte le lendemain, car il avait grande envie d’apprendre pourquoi les calenders étaient borgnes et tous trois du même œil.

[modifier] Notes

  1. Les calenders, ou kalenderis, sont des derviches.


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