Soixante-onzième nuit, histoire de la dame massacrée et du jeune homme son mari

Un article de Caverne des 1001 nuits.

Schahriar prévint la sultane, et lui demanda ce que le jeune homme avait raconté au calife Haroun Alraschid.

Sire, répondit Scheherazade, il prit la parole et parla dans ces termes :

HISTOIRE DE LA DAME MASSACRÉE ET DU JEUNE HOMME SON MARI

« Commandeur des croyants, votre majesté saura que la dame massacrée était ma femme, fille de ce vieillard que vous voyez, qui est mon oncle paternel. Elle n’avait que douze ans quand il me la donna en mariage, et il y en a onze d’écoulés depuis ce temps-là. J’ai eu d’elle trois enfants mâles, qui sont vivants, et je dois lui rendre cette justice, qu’elle ne m’a jamais donné le moindre sujet de déplaisir. Elle était sage, de bonnes mœurs, et mettait toute son attention à me plaire. De mon côté je l’aimais parfaitement, et je prévenais tous ses désirs, bien loin de m’y opposer.

« Il y a environ deux, mois qu’elle tomba malade. J’en eus tout le soin imaginable, je n’épargnai rien pour lui procurer une prompte guérison. Au bout d’un mois elle commença de se mieux porter et voulut aller au bain. Avant que de sortir du logis elle me dit :

« Mon cousin (car elle m’appelait ainsi par familiarité), j’ai envie de manger des pommes : vous me feriez un extrême plaisir si vous pouviez m’en trouver ; il y a longtemps que cette envie me tient, et je vous avoue qu’elle s’est augmentée à un point que si elle n’est pas bientôt satisfaite, je crains qu’il ne m’arrive quelque disgrâce.

— Très volontiers, lui répondis-je, je vais faire tout mon possible pour vous contenter. »

« J’allai aussitôt chercher des pommes dans tous les marchés et dans toutes les boutiques ; mais je n’en pus trouver une, quoique j’offrisse d’en donner un sequin. Je revins au logis fort fâché de la peine que j’avais prise inutilement. Pour ma femme, quand elle fut revenue du bain et qu’elle ne vit point de pommes, elle en eut un chagrin qui ne lui permit pas de dormir la nuit. Je me levai de grand matin et allai dans tous les jardins ; mais je ne réussis pas mieux que le jour précédent. Je rencontrai seulement un vieux jardinier qui me dit que quelque peine que je me donnasse, je n’en trouverais point ailleurs qu’au jardin de votre majesté à Balsora.

« Comme j’aimais passionnément ma femme, et que je ne voulais pas avoir à me reprocher d’avoir négligé de la satisfaire, je pris un habit de voyageur, et après l’avoir instruite de mon dessein, je partis pour Balsora. Je fis une si grande diligence que je fus de retour au bout de quinze jours. Je rapportai trois pommes qui m’avaient coûté un sequin la pièce. Il n’y en avait pas davantage dans le jardin, et le jardinier n’avait pas voulu me les donner à meilleur marché. En arrivant je les présentai à ma femme ; mais il se trouva que l’envie lui en était passée. Ainsi elle se contenta de les recevoir et les posa à côté d’elle. Cependant elle était toujours malade, et je ne savais quel remède apporter à son mal.

« Peu de jours après mon voyage, étant assis dans ma boutique, au lieu public où l’on vend toutes sortes d’étoffes fines, je vis entrer un grand esclave noir de fort méchante mine, qui tenait à la main une pomme que je reconnus pour une de celles que j’avais apportées de Balsora. Je n’en pouvais douter, puisque je savais qu’il n’y en avait pas une dans Bagdad ni dans tous les jardins aux environs. J’appelai l’esclave :

« Bon esclave, lui dis-je apprends-moi, je te prie, où tu as pris cette pomme ?

— C’est, me répondit-il en souriant, un présent que m’a fait mon amoureuse. J’ai été la voir aujourd’hui et je l’ai trouvée un peu malade. J’ai vu trois pommes auprès d’elle, et je lui ai demandé d’où elle les avait eues : elle m’a répondu que son bon homme de mari avait fait un voyage de quinze jours exprès pour les lui aller chercher, et qu’il les lui avait apportées. Nous avons fait collation ensemble, et en la quittant j’en ai pris et emporté une que voici. »

« Ce discours me mit hors de moi-même. Je me levai de ma place, et après avoir fermé ma boutique, je courus chez moi avec empressement et montai à la chambre de ma femme. Je regardai d’abord où étaient les pommes, et n’en voyant que deux, je demandai où était la troisième. Alors, ma femme ayant tourné la tête du côté des pommes, et n’en ayant aperçu que deux, me répondit froidement :

« Mon cousin, je ne sais ce qu’elle est devenue. »

À cette réponse, je ne fis pas difficulté de croire que ce que m’avait dit l’esclave ne fût véritable. En même temps je me laissai emporter à une fureur jalouse, et tirant un couteau qui était attaché à ma ceinture, je le plongeai dans la gorge de cette misérable. Ensuite je lui coupai la tête et mis son corps par quartiers ; j’en fis un paquet que je cachai dans un panier pliant ; et après avoir cousu l’ouverture du panier avec un fil de laine rouge, je l’enfermai dans un coffre que je chargeai sur mes épaules dès qu’il fut nuit, et que j’allai jeter dans le Tigre.

« Les deux plus petits de mes enfants étaient déjà couchés et endormis, et le troisième était hors de la maison : je le trouvai à mon retour assis près de la porte et pleurant à chaudes larmes. Je lui demandai le sujet de ses pleurs.

« Mon père, me dit-il, j’ai pris ce matin à ma mère, sans qu’elle en ait rien vu, une des trois pommes que vous lui avez apportées. Je l’ai gardée longtemps ; mais comme je jouais tantôt dans la rue avec mes petits frères, un grand esclave qui passait me l’a arrachée de la main et l’a emportée ; j’ai couru après lui en la lui redemandant ; mais j’ai eu beau lui dire qu’elle appartenait à ma mère qui était malade ; que vous aviez fait un voyage de quinze jours pour l’aller chercher, tout cela a été inutile. Il n’a pas voulu me la rendre ; et comme je le suivais en criant après lui, il s’est retourné, m’a battu, et puis s’est mis à courir de toute sa force par plusieurs rues détournées, de manière que je l’ai perdu de vue. Depuis ce temps-là j’ai été me promener hors de la ville en attendant que vous revinssiez, et je vous attendais, mon père, pour vous prier de n’en rien dire à ma mère, de peur que cela ne la rende plus mal. »

En achevant ces mots, il redoubla ses larmes.

« Le discours de mon fils me jeta dans une affliction inconcevable. Je reconnus alors l’énormité de mon crime, et je me repentis, mais trop tard, d’avoir ajouté foi aux impostures du malheureux esclave qui, sur ce qu’il avait appris de mon fils, avait composé la funeste fable que j’avais prise pour une vérité. Mon oncle, qui est ici présent, arriva sur ces entrefaites ; il venait voir sa fille ; mais au lieu de la trouver vivante, il apprit par moi-même qu’elle n’était plus, car je ne lui déguisai rien ; et sans attendre qu’il me condamnât, je me déclarai moi-même le plus criminel de tous les hommes. Néanmoins, au lieu de m’accabler de justes reproches, il joignit ses pleurs aux miens, et nous pleurâmes ensemble trois jours sans relâche ; lui, la perte d’une fille qu’il avait toujours tendrement aimée, et moi celle d’une femme qui m’était chère, et dont je m’étais privé d’une manière si cruelle, et pour avoir trop légèrement cru le rapport d’un esclave menteur.

« Voilà, commandeur des croyants, l’aveu sincère que votre majesté a exigé de moi. Vous savez à présent toutes les circonstances de mon crime, et je vous supplie très-humblement d’en ordonner la punition. Quelque rigoureuse qu’elle puisse être, je n’en murmurerai point et je la trouverai trop légère. »

Le calife fut dans un grand étonnement.

Scheherazade en prononçant ces derniers mots, s’aperçut qu’il était jour, elle cessa de parler.


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