Les courants de l'art au XXème siècle

Un article de Caverne des 1001 nuits.

Le XXème siècle est un siècle charnière pour l'histoire de l'art dans la mesure où un grand nombre de concepts tournant autour de l'œuvre d'art volent en éclats sous des pressions qui n'ont parfois rien de véritablement artistique.

Sommaire

Une profusion de courants et d'écoles

Le XXème siècle nous a montré en art une profusion considérable de courants et d'écoles, toutes plus ou moins sorties des mêmes constatations :

  • l'art est trop « légiféré »,
  • l'esthétique est trop encadrée,
  • les pratiques de l'art sont trop convenues.

A l'instar des états des lieux philosophiques sur le monde et du fait que ces derniers débouchent généralement sur des solutions pires que les problèmes qu'ils relèvent très justement, les courants de l'art et les mouvements artistiques du XXème relèvent souvent de la même dynamique que l'on constate en philosophie de s'inscrire contre sans avoir de contre-proposition crédible.

Une pulsion destructrice théorisée en courant artistique

Le premier axe formel par lequel s'illustrent la plupart des courants artistiques du XXème est le cadre théorique. En effet, la plupart des courants artistiques du XXème définiront des cadres théoriques très stricts dont les fondements reposent souvent sur la contestation d'un ordre établi.

Il faut un ou plusieurs théoriciens pour bâtir le cadre méthodologique, cadre qui dérive la plupart du temps en doctrine. Une fois le cadre théorique créé, les artistes pourront venir s'y inscrire, faisant de leurs créations à la fois des œuvres artistiques et des actes politiques.

Généralement, les théoriciens des courants de l'art du XXème sont des artistes hargneux (quand ils sont des créateurs, car tous ne le sont pas) ayant un compte à régler avec l'establishment de l'art ou avec la société en général ; ils se postulent habituellement en victimes et décident, au travers de leur positionnement « contre » de redéfinir l'art à leur image. La pulsion qui les anime est très souvent une pulsion primaire d'opposition, pulsion qui va se fondre dans la structure même du courant artistique comme on va le voir.

Le cadre théorique comporte en lui le glas du système ancien, analysé d'une façon souvent purement intellectuelle. Il est à noter qu'aborder l'art au travers de l'unique dimension intellectuelle est une erreur conceptuelle tout à fait intéressante, l'art étant plus une affaire de sensations qu'une affaire d'intellect. Si le mouvement impressionniste, par exemple, rompait avec les canons de l'art de l'époque tout en respectant un désir de provoquer de l'émotion d'une autre façon, les courants de l'art du XXème illustrent au contraire des volontés de choquer et d'aller contre l'ordre établi sans forcément avoir compris pourquoi cet ordre établi était en place.

Des théories louant la recherche de la « nouveauté »

Derrière ces volontés intellectuelles de « réformer » l'art, voire de le « révolutionner », on découvre la plupart du temps le double sentiment de :

  • rejet du passé,
  • volonté de trouver de « nouvelles » voies.

Cet attrait soudain pour la nouveauté engage ces courants dans une recherche plus intellectuelle qu'artistique, plus abstraite qu'émotionnelle, plus orientée sur les moyens que sur les résultats.

Les théories des différents courants exposent donc, dans un premier temps, les carences, contraintes et les aliénations du système artistique tel que les artistes le vivent, tout ce qui, d'une certaine façon, est hérité de l'histoire de l'art. D'ailleurs les mots « histoire de l'art » même font souvent horreur aux théoriciens car ils évoquent pour eux des générations de gens sous la contrainte et dans l'incapacité de créer ce que bon leur semblait.

Le message est souvent axé sur le raisonnement formel suivant, plus politique qu'artistique. L'artiste doit se libérer des contraintes de toute nature :

  • apprentissage de la technique,
  • culture de l'art,
  • méthodes d'exécution,
  • etc.

Le cadre théorique redéfinit parfois comment l'artiste doit travailler avec des règles qui peuvent témoigner de multiples contraintes, ces contraintes étant censées assurer la nouveauté de l'œuvre au travers du rejet des anciennes traditions artistiques.

Contraindre plus au nom de la liberté

Or, il est un fait que les contraintes existent dans tout système et l'art du XIXème est un art de contraintes avec des formes imposées, même si ces dernières sont en mutation permanente. La raison de ces mutations est simple : quand le cadre théorique devient trop étroit, on doit le redéfinir, si besoin est, à chaque « nouvelle » œuvre.

Dans le discours théorique général, il n'est jamais question de soulever le pourquoi des contraintes artistiques passées, de les discuter, de les prendre une par une pour en tirer les points positifs ou négatifs. Cela est hors de propos. La contrainte est synonyme de loi, et la loi implique l'autorité. Or l'autorité est déclarée « mauvaise » par définition voire « totalitaire ». Il faut faire table rase du passé pour se « libérer » et trouver la « nouveauté ».

On distingue clairement dans les conséquences de ces analyses une ambiguïté certaine. Car si les cadres théoriques des courants de l'art agissent au nom de la liberté de l'artiste, ils n'en démontrent pas moins :

  • une volonté de contraindre une nouvelle fois l'artiste dans un cadre souvent plus étroit encore que le cadre traditionnel,
  • une volonté pour des théoriciens d'être suivis a priori, et non copiés pour leurs succès ou leur nouveauté comme dans un cadre traditionnel,
  • une volonté affichée de pousser l'artiste à plus d'individualisme et plus d'arbitraire, parfois au mépris de son propre talent.

Certains courants doctrinaires de l'art jouent explicitement sur ces artifices intellectuels qui visent à conquérir des « fidèles » et de pratiquer un véritable « prosélytisme » artistique, louant le théoricien comme un « gourou ». Ces courants proposent un message simple suggérant l'adhésion à un certain nombre d'artistes.

D'autres courants proposent une illusion d'ouverture, vantant l'investigation de « nouvelles » voies artistiques, sans au préalable avoir prononcé la sentence de mort de l'art ancien. Pourtant, dès lors que le courant prend un peu d'ampleur, une base théorique se constitue pour encadrer ce qui fut déjà réalisé et ce qui le sera. La doctrine récupère les choses a posteriori dans ce cas et les théoriciens vont parfois jusqu'à exercer une véritable chasse aux sorcières lorsque les choses ne se passent pas comme cela était prévu[1].

L'influence de la méthode « scientifique »

Prouver que la théorie est « bonne » ou véritablement « nouvelle » est un des buts de ces courants. Afin d'atteindre ces buts, le mécanisme est généralement le même :

  • l'artiste doit s'engager à « servir » la théorie (ce qui revient surtout à servir le théoricien) durant un certain temps,
  • il ne doit pas être tenté par des influences du passé, ou par des recherches personnelles,
  • il doit se dévouer à mettre en place la théorie et à prouver par ses œuvres que cette dernière est bonne,
  • il doit respecter scrupuleusement les techniques et options du cadre doctrinaire dans lequel il évolue.

L'œuvre devient preuve de la justesse de la théorie si elle reconnue, une preuve a posteriori corroborant la spéculation intellectuelle du théoricien. L'approche est donc scientifique plus qu'artistique.

La théorie a donc pour vocation plus ou moins explicite :

  • de tuer l'art ancien,
  • de prédire l'avenir de l'art, du moins pendant un certain laps de temps[2].

Le cadre théorique du mouvement est l'illustration que l'homme peut maîtriser son destin artistique, qu'il peut modifier le cours de l'histoire de l'art, basé sur sa volonté intellectuelle.

Un art politique

En ce sens, les sous-entendus de ces théories sont très voisines des théories communistes de la première heure dans leur structure : une élite détient les clefs pour guider les autres vers leur destin et leur accomplissement. Bien entendu, dans les faits, les choses sont moins faciles car l'artiste, s'il est souvent influençable et sensible à la mode et au succès, n'adhère au courant que pour une durée déterminée avant de réaliser qu'il en est le prisonnier. D'où la faible durée de vie des mouvements artistiques, leur grand nombre dans le XXème et le fait que les diverses courants ne fassent souvent que s'affronter à coups de doctrines.

Les directions dans lesquelles la théorie du courant préconisent d'investiguer s'appuient directement sur une ou plusieurs « insuffisances » du système ancien. C'est donc souvent un pur mouvement de réaction qui motive la démarche et non une pensée absolue. La doctrine implique un positionnement relatif (donc mesurable) par rapport aux hypothèses du système critiqué. Il n'y a donc pas de changement de référentiel, de reconsidération complète de la perspective. Non que cette ré-appropriation d'une façon de créer différente soit inexistante de l'art, bien au contraire. Elle paraît seulement inexistante dans la plupart des courants artistiques même si elle existe chez certains artistes.

Le fait de se placer en opposition par rapport à quelques traits contraignants de la façon classique d'envisager l'art peut parfois prêter à sourire, l'opposition formelle menant rapidement à des contre-sens ou des exercices de style[3], à une mort annoncée du courant du fait même de l'extrémisme de ses positions.

Car la doctrine des courants de l'art est essentiellement morale. Elle établit un rapport de qualité non par rapport au sentiment provoqué chez le récepteur de l'œuvre, mais par rapport au respect des règles. La doctrine juge et détermine ses limites, traduit en procès ceux qui s'inspirent de ses idées sans l'appliquer à la lettre (ce qui est fort heureusement le cas de grands artistes, nourris au voisinage de plusieurs courants mais jamais véritablement membre de l'un d'entre eux), défend la conception pure, se montre intraitable, écrit des pamphlets et prononce des jugements.

D'une manière générale, l'approche théorique de l'art dans le cadre d'un groupe est poussé vers cette nécessité du jugement, car le groupe recherche une identité commune, identité très difficile à construire avec des individualités artistiques sensibles, très souvent divergentes dans leur vision même de l'art. Il est donc nécessaire de structurer les grands principes communs au mouvement artistique, de les structurer de manière intellectuelle tout d'abord afin que tout le monde les comprenne de la même façon, et de les structurer dans une opposition à un référentiel connu de tous. C'est donc l'opposition qui soude plus que l'adhésion, c'est l'opposition qui agrège (comme dans la plupart des mouvements politiques qu'on peut voir de manière caricaturale comme un ensemble de mouvements en équilibre car tous sont en opposition les uns par rapport aux autres).

L'opposition peut aussi s'exprimer contre une autre école souvent taxée de « réactionnaire » car plus nuancée dans son approche de l'histoire de l'art, moins portée sur les effets intellectuels que sur la recherche de l'expression de l'émotion. De fait, le courant artistique semble revêtir une structure identique à celle des mouvements politiques.

Une fois que l'artiste adhère à une opposition dogmatique, il se retrouve très vite contraint dans la façon d'exprimer cette opposition, il se rend compte qu'il a en quelque sorte échangé un cadre classique par des contraintes doctrinaires plus fortes encore. Ce dernier ne tarde pas à se rendre compte de la nécessité de sortir du mouvement.

Le courant artistique meurt souvent dans d'affreuses souffrances et d'horribles déchirures, les théoriciens conspuant systématiquement sur la place publique les rats quittant le navire. Ces scènes sont souvent navrantes et s'illustrent par des grands déballages de mesquineries et de soi-disant trahisons.

Les « prêcheurs artistes » (encore faudrait-il se mettre d'accord sur ce que recouvre le terme d'artiste) qui auraient pu être prêcheurs religieux ou politiques, ces derniers reviennent souvent sur la scène artistique avec une nouvelle théorie sortie de leur besace. Le cycle peut alors renaître dans une nouvelle variation.

Conclusion

Bien qu'ayant changé de siècle, nous ne sommes pas complètement sortis de cette ère quoique le monde l'art dit « moderne » ait depuis longtemps cessé de défrayer la chronique au travers de ses « provocations ». Seules quelques petites écoles en marge de la création supportée par des médias plus professionnels, se battent encore pour des idées qui n'intéressent plus véritablement le public. La notion d'artiste est galvaudée, et les mots de l'analyse de l'art sont porteurs de tabous, de jugements et d'idées morales pré-conçues.

L'art est donc souvent devenu purement commercial, intellectuel et recueille les voix des gens intéressés par le fait de rester « tendance ». Bien entendu, le commerce de l'art avait déjà pris son essor au XXème siècle, mais le XXIème siècle lui permet de prendre toute son ampleur commerciale : l'artiste devient « marque » et fournit des produits de consommation de luxe sur lesquels il est possible de spéculer. Le reste de l'art contemporain est devenu un produit de consommation courante : une fois lassé de la prétendue nouveauté de certaines oeuvres, le public demande « du nouveau ».

A noter que l'art a, une fois encore durant ce XXème siècle bouleversé, joué son rôle d'anticipation. Le public est devenu souvent comme les artistes : intellectuel, juge et doctrinaire. Les personnes étant passé au travers des mailles de la moulinette médiatique, économique et artistique pourront encore attendre des oeuvres du passé qu'elles provoquent en elles des émotions.

Pour le reste, certaines toiles abstraites bien connues continueront d'orner les murs des entreprises. Une preuve que seul le sentiment exprimé est révolutionnaire et que tout acte intellectuel se périme lorsqu'il n'est que conjoncturel.

Notes

  1. Cf. Le surréalisme.
  2. C'était, par exemple, le désir de Schoenberg avec la musique sérielle.
  3. Cf. Définition de l'oeuvre d'art.