Le mythe du combat dans l'inconscient collectif français

Un article de Caverne des 1001 nuits.

La société française a perverti massivement le concept de «combat», en lui faisant subir un certain nombre de glissements sémantiques. Ainsi, «avoir une opinion contre quelque chose» revient dans l'inconscient collectif français à «combattre cette chose». Nous allons tenter, dans cet article, de donner quelques pistes quant aux conséquences néfastes de tels glissements sémantiques.

Sommaire

[modifier] Le vrai sens du combat dans la société moderne

Le combat dans la société moderne est l'action d'un ou plusieurs individus pour un objectif précis et mesurable : changer ou créer une loi, obtenir quelque chose de concret, etc.

Le combat suppose que l'on soit deux, celui qui combat et celui qui est combattu, et que cette polarisation soit conflictuelle. Dans la plupart des véritables combats, le conflit est rapport de forces et est ultime recours après des négociations qui ont échoué. Nous sommes donc dans un cas dans lequel un ou plusieurs individus cherchent à obtenir quelque chose que celui qui est visé dans le combat refuse de donner (ou refuse de donner sans affrontement). Il y a donc lutte.

[modifier] Premier glissement sémantique : opinion et combat

Le premier glissement sémantique que l'on constate dans l'inconscient collectif français est l'assimilation de l'opinion avec un combat. Cette confusion est tout à fait regrettable et elle a des conséquences extrêmement néfastes que nous allons voir.

L'opinion d'une ou plusieurs personnes, dans le fait qu'elle soit une opinion, implique qu'elle s'inscrit dans un référentiel qui est composé d'autres opinions. Si certains pays ont un débat d'opinions assez sain, il n'en est pas de même pour la France, pays dans lequel l'opinion étant un «combat», le débat d'opinions est par nature conflictuel.

En effet, celui qui a une «autre opinion» devient automatiquement un ennemi, qui doit être «combattu», et non un interlocuteur avec qui il faudrait débattre. Cette logique de l'ennemi s'illustre dans l'approche prosélyte violente qui sous-entend deux positionnements chez celui qui «combat» pour son opinion :

  • la «conversion» de l'autre à son opinion,
  • la classification de l'autre dans des catégories qui excluent sa légitimité à avoir une opinion («con», «fou», «facho», «ennemi», «communautariste», «révolutionnaire», « extrémiste », etc.).

Confondre opinion et combat implique donc une légitimation de l'affrontement et du conflit comme seule possibilité d'obtenir des choses. De plus, elle légitime la surdité aux arguments des autres opinions.

Ce premier glissement dans la sémantique du combat est donc de nature «névrotique» au sens de l'inconscient collectif français. On se bat «entre nous» en France, persuadés que nous sommes tous de détenir chacun l'exacte vérité, et persuadés que celui qui a une opinion contraire est dans l'erreur la plus complète.

[modifier] Deuxième glissement sémantique : le culte de la non action

La confusion autour du concept de «combat» et son assimilation à l'opinion dégrade la notion de «combat» elle-même. En effet, dans un certain nombre de cas, un vrai combat doit être mené, notamment dans un cadre syndical. Si les syndicats ont contribué à brouiller l'image du combat en ayant souvent un peu vite recours au mode conflictuel, il n'en demeure pas moins que, la plupart du temps, leurs «combats» sont nécessaires dans la mesure où les problèmes qu'ils soulèvent ne se résolvent pas sans conflit.

Le fait de confondre combat et opinion a deux conséquences paradoxales sur les individus :

  • la première est la valorisation positive de tout combat ;
  • la seconde est le culte de la non action.

En ce qui concerne la valorisation positive de tout combat, elle est issue de la culture française qui remonte à la valorisation positive de la Révolution de 1789. Instrumentalisée par l'éducation comme une lutte légitime du peuple contre le Roi de France, toutes les luttes contre une image de pouvoir ou d'autorité ont par extension en France un côté positif. Cela est vrai pour les vrais combats tout comme pour les opinions.

Ce trait de l'inconscient collectif français pose un problème en ce qu'il présuppose a priori le côté positif du combat. Or, bien entendu, tout combat n'est pas positif a priori et l'on ne peut estimer de la justesse d'un combat qu'en examinant les conditions précises dans lesquelles il se déroule.

Si l'on ajoute à la confusion entre combat et opinion le culte du combat positif a priori, on en vient à prôner l'équivalence du vrai combat par les actes et du combat au sens « avoir une opinion ». Cela revient à dégrader l'image du combat lui-même et à se proclamer « combattant » dès lors que l'on a une opinion. Bien sûr, le « combattant » qui agit n'est pas celui qui s'autoproclame « combattant » en ne faisant qu'avoir une opinion. Mais, dans l'inconscient de ce dernier, agir et avoir une opinion revient au même : « combattre ».

Nous voyons en quoi le combat passant de la sphère de l'action personnelle ou de groupe dans la sphère intellectuelle des opinions implique un désintérêt pour l'action en elle-même et donc un culte de la parole au détriment de l'action, culte qui devient rapidement une tendance à la non action.

On peut observer cette tendance dans le désintérêt actuel pour le syndicalisme, tout comme dans la volonté, un peu naïve, d'éradiquer complètement certaines opinions qui, heureusement ou malheureusement, existeront toujours (à l'instar de Don Quichotte dans son combat contre les moulins).

[modifier] Conséquence sur l'inconscient collectif français actuel

Beaucoup de personnes en France se sentent donc des « combattants » alors qu'ils ne font qu'avoir des opinions, la plupart du temps tranchées et non ouvertes au débat. Ces personnes, de quelque bord qu'elles soient, envisagent souvent les autres comme des « non combattants » ou des « combattants dans l'erreur». Car la norme intellectuelle française actuelle est de « combattre », mais d'un combat qui n'apporte rien d'autre que le fait d'avoir une opinion polarisée sur un certain nombre de sujets.

Là où l'inconscient collectif français est névrotique, c'est dans sa non capacité à voir qu'il est fondamentalement dans cette logique un peu absurde du « combat » généralisé (au sens perverti du terme), et qu'il est persuadé de ne l'être pas ; ce qui explique que de plus en plus de gens se sentent « lutter » et souvent « lutter contre » alors qu'ils ne font pas plus qu'avoir des opinions, mais qu'ils projettent leur insécurité intérieure dans cette illusion du « combat ».

[modifier] Conclusion

Au niveau psychologique, les dérives issues de la confusion entre combat et opinion sont assez graves dans la mesure où elles favorisent un comportement social névrotique et conflictuel, que l'on nomme souvent avec complaisance « esprit français ».

Une fois encore, la France devrait regarder les autres pays pour voir comment le débat et la négociation peuvent apporter à l'intérêt commun et comment certains objectifs prosélytes et violents génèrent une véritable dictature intellectuelle.