Le côté insidieux des sites de rencontres en ligne

Un article de Caverne des 1001 nuits.

Ou La loterie à Babylone moderne

Sommaire

[modifier] Introduction

Chaque société ayant des travers, elle génère des façons de compenser ces travers. Le cas des sites de rencontres pour célibataires est intéressant à plus d'un titre dans la mesure où il nous parle de notre société. Nous ne parlerons pas, dans cet article, du modèle économique, de la technicité de ces sites, mais de leur mode de fonctionnement.

[modifier] Mesurer et comparer

La première remarque que nous pouvons faire est que toute personne qui s'inscrit sur ces sites est obligée de se décrire au travers de critères très structurés et donc :

  • mesurables,
  • comparables.

En s'inscrivant donc sur ces sites, l'utilisateur ou l'utilisatrice accepte donc deux choses :

  • être considéré(e) comme un objet que d'autres personnes vont mesurer et comparer ;
  • entrer soit même dans la logique de la mesure et de la comparaison des autres profils.

En un sens, les sites de rencontre en ligne transforment les humains en "produits manufacturés", rentrant dans des cases au nombre de choix forcément très limité.

[modifier] La dictature de la représentation sociale

Ainsi, suivant les critères sociaux les plus partagés, les gens recherchent intellectuellement des personnes qui entrent intellectuellement dans leurs critères :

  • mon mari fera plus d'un mètre quatre-vingt ;
  • ma femme sera blonde ;
  • mon mari gagnera plus de 50 000 euros par an ;
  • ma femme aura un silhouette sportive ;
  • etc.

La mise en scène des contacts au sein de ces sites est caricaturale de ce jeu social. Le contact est très souvent piloté par les plus intellectuels des schémas sociaux. Lors des premiers contacts en ligne, c'est la caricature de la société qui ressort :

  • est-il ou est-elle fou ou folle ?
  • est-il bien celui ou est-elle bien celle qu'il ou elle prétend ?
  • etc.

Tout étant mis en scène au travers d'un profil intellectuel au nombre de choix limité, la pression des images de l'inconscient collectif est beaucoup plus grande que dans la vie.

[modifier] La "société de consommation de partenaires"

Structurellement, l'utilisation de ces sites implique une logique de consommation de partenaires :

  • le premier genre de consommation est l'aventure sexuelle, si importante de nos jours qu'elle n'est souvent que le seul moyen de "ne pas penser" ;
  • le second genre de consommation est la recherche d'un hypothétique amour.

En proposant en ligne un vivier virtuellement infini de rencontres, l'utilisateur de ces sites cristallise son espoir de combler sa détresse et notamment sa solitude. Si cet état est légitime et le fruit d'une société inhumaine, il a un effet pervers de taille que nous allons détailler.

[modifier] L'enfoncement dans la névrose

L'effet pervers du mécanisme de rechercher l'amour au travers d'un système comparatif et que l'ordre des choses n'est pas respecté. Dans l'ordre, quand un couple tombe amoureux, quelque chose se passe souvent avant la représentation intellectuelle du partenaire. Dans l'utilisation de ces sites, la représentation est le premier critère de choix, ne serait-ce que pour écrire ou pour organiser une rencontre physique. Il y a donc souvent perversion de la rencontre elle-même.

Cela donne des effets surprenants, parmi lesquels :

  • pourquoi travailler à faire marcher un couple quand le vivier internet est toujours là, ouvert ?
  • pourquoi ne pas garder celui ou celle-là en attendant de trouver "mieux" ?

L'utilisation de ces sites induit donc un véritable esprit de consommation.

Force est de constater que des névroses latentes sont aggravées par l'utilisation de ces sites. L'une d'entre elle est la recherche du partenaire "parfait" - perfection relative car uniquement basée sur des critères subjectifs. Cette recherche est externe mais elle ne s'accompagne bien sûr pas d'une quête de perfection interne. Cette névrose est donc psychologiquement complètement asymétrique car elle permet de croire, quand la personne ne convient pas, que "ce n'était pas la bonne", et non que la personne qui recherche aurait des questions à se poser quant à elle-même.

[modifier] Un espoir voisin de celui de gagner à la loterie

Les espoirs, fruits de tant de réelles souffrances, de trouver l'amour sur ces sites s'apparentent de plus à l'espoir de gagner au loto : je ne suis pas riche mais en jouant, je pourrais peut-être le devenir - sous-entendu, ne voulant pas me donner les moyens d'assumer ma volonté d'être riche, il ne me reste que la chance statistique, chance dont la récurrence me détourne de la réflexion sur moi (et d'ailleurs du fait que je souhaite véritablement être riche). Le cas des sites de rencontre est identique : je suis dans un environnement humain qui ne me permet pas de rencontrer des partenaires, mais user de ces sites et enchaîner les rencontres me détourne du vrai travail que j'aurais probablement besoin de mener sur moi pour m'ouvrir au monde.

[modifier] La loterie à Babylone

Le monde ainsi créé est très voisin du monde décrit par Borges dans La loterie à Babylone. Dans ce monde, chaque destin individuel est maîtrisé par une gigantesque loterie obligatoire et égalitariste (cette nouvelle est très symbolique de l'état de névrose de notre société quant à l'égalité des personnes) qui permet au hasard de décider du sort de tout le monde, sort bénéfique mais aussi dramatique (perte de maison, d'emploi, etc.). La société babylonienne de Borges est perdue dans une longue chute incroyable d'obéissance aveugle à des règles et de non considération de son individualité propre, mais uniquement du fait d'être un numéro social dans une société qui donne sa chance et sa malchance à tout le monde.

[modifier] Conclusion

D'une certaine façon, les sites de rencontre en ligne, même s'ils peuvent être concluants et peuvent mener à de vraies rencontres intéressantes, sont pour la plupart un moyen pour se détourner du questionnement sur soi.

La conséquence en est un affermissement de la morale sociale et de la dictature de certaines images, une propension plus grande à l'avilissement, à l'endoctrinement, à la perte de libre arbitre aggravé par le fait que le phénomène de groupe agisse en véritable caution sociale, car l'ensemble des personnes inscrites partage cette même optique, cette même ivresse désabusée de la loterie.