La délivrance de l'erreur, par Al-Ghazâlî, troisième partie, chapitre IV

Un article de Caverne des 1001 nuits.

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Troisième partie, chapitre IV : La voie mystique (şûfiyya)

Je passai ensuite à l’étude de la Voie mystique (şûfiyya). Elle consiste à reconnaître science et action pour également nécessaires. Elle vise à lever les obstacles personnels (nafs, désirs sensuels) et à purifier le caractère de ses défauts. Le coeur finit ainsi par être débarrassé de tout ce qui n’est pas Allah (tout ce qui est autre qu’Allah), pour se parer du seul nom d’Allah.

Mais la science m’était plus aisé que l’action. Je commençai par lire les ouvrages de mystique: “L’Aliment des Coeurs”, par Abû Tâlib Al-Makkî[1], les oeuvres d’Al-Hârit al-Muhâsibî des citations d’Al-Junayd[2], d’Al-Shiblî[3] ou d’Abû Zayd al-Bistâmî[4] et d’autres cheikhs. J’appris ainsi la quintessence de leur dessein spéculatif et ce qu’on peut acquérir par l’enseignement et l’ouïe. Mais il m’apparut que ce qui leur est spécifiquement propre ne se peut atteindre que par le “goût”, les états d’âme[5] et la mutation des attributs.

C’est ce qui se passe pour la santé et la satiété, par exemple. Quelle différence entre, d’une part, la simple connaissance de leurs définitions, de leurs causes et de leurs conditions respectives, et, d’autre part, le fait d’être soi-même bien portant ou rassasié! Entre le fait d’être ivre et la connaissance de la définition de l’ivresse (cet état dû aux vapeurs qui montent de l’estomac au cerveau)! L’ivrogne ne connaît pas la définition et la science de l’ivresse: il ne s’en doute même pas. Et celui qui est sobre les connaît bien, quoiqu’il soit à jeûn. De même, un médecin malade connaît bien la définition de la santé, ses causes et les remèdes qui la rétablissent: il est pourtant malade. Eh bien, connaître la réalité de la vie ascétique, avec ses conditions et ses causes, est une chose; mais c’en est une tout autre que d’être effectivement dans l’état d’âme de l’ascétisme et due détachement des biens de ce monde.

Or, j’ai compris avec certitude que les mystiques ne sont pas des discoureurs, mais qu’ils ont leurs états d’âme. Ce qui pouvait s’apprendre, je l’avais acquis. Le reste, c’est affaire de gustation et de bonne voie. Grâce à mes recherches dans le domaine des sciences, tant religieuses que rationnelles, j’en étais arrivé à une foi inébranlable en Allah, à la Révélation et au Jugement Dernier.

Ces trois principes religieux s’étaient fortement gravés dans mon coeur, non comme effet d’arguments choisis et rédigés, mais à la suite de motifs, de circonstances et d’expériences qu’il ne m’est pas possible d’énumérer.

Je voyais bien aussi que je ne pouvais espérer la félicité éternelle qu’en craignant Allah et en chassant les passions, c’est-à-dire en commençant par rompre les attaches de mon coeur avec le monde. Il me fallait quitter les illusions d’Ici-Bas, pour me tourner vers l’Eternel Séjour et vers la pointe extrême du désir d’Allah. Tout cela exigeait d’éviter l’honneur et l’argent et de fuir tout ce qui occupe et attache l’homme.

Je suis donc rentré en moi-même: j’étais empêtré dans les liens qui me ligotaient de partout. J’ai réfléchi à mes actes — l’enseignement étant le meilleur — et j’ai vu que mes études étaient futiles, sans utilité pour la Voie.

Et puis, à quelle fin dispensais-je mon enseignement? Mon intention n’était pas pure, elle n’était pas tendue vers Allah. Mon propos n’était-il pas plutôt de gagner la gloire et la renommée? J’étais au bord branlant d’un précipice; si je ne me redressais pas, j’allais tomber dans le Feu.

Je ne cessais d’y penser, tout en restant encore indécis. Un jour, je décidais de quitter Baghdad et de changer de vie; mais je changeais d’avis, le lendemain. Je faisais un pas en avant, et un autre en arrière. Avais-je, au matin, l’ardente soif de l’au- Delà, que, le soir, l’armée du désir venait l’attaquer et l’abattre. La concupiscence m’enchaînait sur place (Baghdat), tandis que le héraut de la foi me criait: “En route! En route! la vie est brève, long le voyage (pour toi). Science et action ne sont pour toi qu’apparence et que faux-semblant. Si tu n’es pas prêt, dès maintenant, pour l’Autre Vie, quand le seras-tu? Et si tu ne romps pas maintenant tes amarres, quand donc le feras-tu”? A ce moment, l’impulsion était donnée: ma décision de partir était prise.

Mais Satan revenait me dire: “Ce n’est qu’un accident! Ne te laisse pas aller, cela va passer vite... Si tu cèdes, tu perdras ces honneurs, cette situation stable et tranquille, cette parfaite sécurité sans rivale. Tu risques de te reprendre et de les regretter: revenir en arrière ne serait pas facile...”. Ces tiraillements, entre la concupiscence et les appels de