La délivrance de l'erreur, par Al-Ghazâlî, troisième partie, chapitre II

Un article de Caverne des 1001 nuits.

Sommaire

[modifier] Troisème partie, chapitre II : La “philosophie” (Falsafa)

Après quoi, en ayant terminé avec la science de foi, je suis passé à la “Philosophie” (falsafa). Je savais bien qu’il est impossible de savoir par où pèche une science quelconque, sans la pénétrer à fond, pour rivaliser avec ses meilleurs connaisseurs. Il faut même aller plus loin, dépasser ceux-ci et sonder les profondeurs et les périls que toute science dissimule. C’est seulement ainsi qu’on peut espérer en mettre au jour le point faible... Mais je ne connaissais aucun savant qui se fût engagé à ce point.

Les livres des savants en foi — dans la mesure où ils se sont souciés de répondre aux “philosophes” — ne renfermaient que d’obscures allusions éparses, où la contradiction et l’erreur étaient évidentes : elles ne semblaient pas capables de séduire un homme du commun doué d’intellect, en encore moins celui qui prétend connaître les subtilités des sciences. J’ai appris que, réfuter un système avant de le comprendre et de le connaître à fond, serait le faire à l’aveuglette. Je me suis mis donc sérieusement à l’acquisition de cette science dans les livres, par la seule lecture, sans le secours d’un professeur. Je l’ai fait durant les moments de loisir que me laissaient le travail de composition et l’enseignement du droit canon : j’avais alors trois cents étudiants à Baghdad.

Grâce à Allah, la seule lecture, durant ces moments pris à la dérobée, m’a fait comprendre la “Philosophie” en moins de deux ans. Je continuais, ensuite, à y réfléchir près d’un an : j’y revenais, je la reprenais, j’en scrutais les profondeurs et les périls cachés. Finalement, je me suis rendu compte, indubitablement, de son contenu d’hérésies et d’illusions, aussi bien pratique qu’imaginaire.

Voici donc l’exposé des philosophies et de leurs résultats. Il y a plusieurs catégories de philosophes et plusieurs branches de la philosophie. Mais tous et toutes doivent être taxés d’hérésie, leur éloignement relatif de la vérité dépendant de l’ancienneté de leur naissance.

[modifier] A. Les catégories des philosophes

Compte tenu de leurs multiples groupes et de leurs tendances diverses, les Philosophes se divisent en trois catégories: Matérialistes, Naturalistes et Théistes.

1°— Les “Matérialistes” (dahriyyûn) sont les plus anciens. Ils nient l’existence de l’Agent Moteur[1], du docte Tout-Puissant. Ils soutiennent que l’Univers a toujours existé par lui-même, sans Agent. Selon eux, l’animal serait issu du sperme, et le sperme, de l’animal, indéfiniment. Ce sont des athées (zindîq).

2°— Les “Naturalistes” (tabi’iyyûn) ont multiplié leurs recherches sur le monde de la nature et les merveilles du règne animal et végétal ; ils ont poussé bien avant l’étude anatomique des organes des animaux. Ce qu’ils ont vu, alors, des merveilles de la création, oeuvres de la Sagesse divine, les a obligés à reconnaître un Créateur Sage, informé des choses et de leurs fins. On ne saurait, du reste, étudier l’anatomie et l’admirable fonctionnement des organes, sans comprendre, du même coup, la perfection nécessaire de Celui qui a formé le corps de l’animal et surtout celui de l’homme.

Pourtant, les “Naturalistes” ont pensé, à force de recherches, que l’équilibre du tempérament influe grandement sur la constitution physique. Ils ont cru qu’en dépendait la faculté de raisonner, si bien que celle-ci disparaîtrait avec celle-là. Or, il leur paraissait inconcevable que le néant puisse renaître.

Ils ont donc prétendu que l’âme humaine meurt et ne revient plus à la vie. Ils ont nié la fin dernière, le Paradis et l’Enfer, la Résurrection et le Jugement. La récompense de la bonne conduite et le châtiment de la mauvaise devenaient alors sans objet.

Restés sans frein, ces “Naturalistes” se sont plongés, comme des animaux, dans la concupiscence. Ce sont aussi des athées (zindîq) puisque la foi doit être en Allah et au Dernier Jour, et que les Naturalistes, s’ils ont cru en Allah et en ses attributs, ont nié l’existence du Jugement Dernier.

3°— les “Théistes” (ilâhiyyûn) sont les derniers venus. Tels Socrate, le maître de Platon, et Platon, le maître d’Aristote. C’est Aristote qui leur mit sur pied la logique, leur classifia les sciences, mit le levain dans la pâte et porta les fruits à maturité. Les “Théistes” ont, dans l’ensemble, réfuté les prétentions des Matérialistes et des Naturalistes. En révélant leurs honteuses erreurs, ils ont évité cette tâche aux autres chercheurs. De ce fait, “Allah épargna aux Croyants la peine de les combattre[2].

Aristote a longuement réfuté les allégations de Platon, de Socrate et de ses devanciers, dont il s’est séparé, tout en gardant des traces de leurs hérésies et de leurs inventions. Tous doivent être tenus pour hérétiques, y compris leurs successeurs, les “Philosophes” musulmans comme Avicenne (İbn Sina) ou Al-Fârâbî. Ces deux-ci ont, plus que quiconque, contribué à répandre les conceptions d’Aristote. Quant aux autres, les erreurs, les confusions de leur message ont troublé leurs lecteurs et leur ont paru inintelligibles (et comment rejeter ou admettre ce que l’on n’entend point ?).

Néanmoins, si l’on s’en tient à ce que nous ont transmis Al-Fârâbî et Avicenne, la Philosophie authentique d’Aristote comprendrait trois parties : les deux premières seraient condamnées, l’une pour hérésie (infidèle), l’autre pour innovation (bid’at) ; la troisième ne serait pas frappée sans appel.

[modifier] B. Les branches de la philosophie

Elles sont au nombre de six : mathématiques, logique, sciences naturelles, théodicée, politique, éthique.

[modifier] Les mathématiques

Elles comprennent : l’arithmétique, la géométrie et l’astronomie. Elles n’ont aucun rapport, positif ou négatif, avec les questions religieuses. Elles traitent plutôt d’objets soumis à la preuve, irréfutables une fois compris et connus. Mais elles présentent un double risque.

a) Premier risque

L’étudiant en mathématiques est frappé par cette science exacte, par la force convaincante de ses preuves. Il étend alors cette excellente opinion à l’ensemble des disciplines philosophiques et généralise, à leur avantage, la clarté et la solidité des preuves mathématiques. Aussi, lorsqu’il entend reprocher aux mathématiciens d’être hérétiques, négateurs, dédaigneux de la Révélation, il rejette les vérités admises jusque-là par conformisme.

“Si la foi était varie, se dira-t-il, comment ces savants mathématiciens ne l’auraient-ils point reconnue? Or en prétend qu’ils sont hérétiques et irréligieux. La vérité consiste donc à rejeter et à nier les croyances religieuses”. Que de gens ont perdu la vraie foi pour ce simple raisonnement.

On leur objectera la spécialisation du technicien. Le juriste (fıqh), le scolastique n’est pas nécessairement un bon médecin, et l’ignorant en métaphysique ne l’est pas forcément en grammaire. Toute technique a ses experts sans rivaux, ignorants et stupides dans d’autres domaines. Les Mathématiques des Anciens sont fondées sur la preuve ; leur Théodiciée, sur la conjecture. Mais on ne peut le savoir que par l’expérience.

Malheureusement ces considérations échappent à ceux qui ne tiennent leur foi que du conformisme. Au contraire, ils persistent dans leur bonne opinion de toutes les disciplines philosophiques, poussés qu’ils sont par la passion, l’ironie négatrice et le désir de jouer aux beaux-esprits.

Le risque est considérable. En conséquence, il convient de blâmer les mathématiciens. Quoique sans rapport avec la religion, les Mathématiques sont à la base des autres sciences. Celui qui les étudie risque donc la contagion de leurs vices. Peu s'en occupent sans échapper au danger de perdre la foi.

b) Deuxième risque

C’est celui qui provient du Musulman ignorant. Pensant qu’il faut défendre la foi en rejetant toute “Philosophie”, il refuse toutes les sciences, allant jusqu’à nier leurs explications des éclipses de soleil ou de lune, qu’il prétend contraires à la Révélation. Ces propos, revenant aux oreilles d’un homme instruit par la preuve apodictique, ne le font pas douter de celle-ci, mais des bases de l’Islâm, qu’il croit alors fondé sur l’ignorance et la méconnaissance des preuves apodictiques. Cela ne peut que l’ancrer dans son amour pour la Philosophie et la haine de l’Islâm.

Ceux qui croient défendre l’Islâm en rejetant les sciences philosophiques, lui causent, en réalité, le plus grand tort. La Révélation n’a d’attitude ni affirmative, ni négative dans ce domaine, et ces sciences ne s’opposent nullement à la religion.

Le Prophète Muhammad (alayhissalâm) a dit: “le soleil et la lune sont deux des signes divins. Ils ne s’éclipsent ni pour la mort, ni pour la naissance de personne. Qu’en voyant cela, notre recours soit dans l’invocation d’Allah et la prière”. En quoi ces paroles entraînent-elles le rejet de l’arithmétique, qui calcule la marche du soleil et de la lune, leur conjonction ou leur opposition ? Citera-t-on ces mots apocryphes de Muhammad qui ne se trouvent pas dans les recueils authentiques : “Lorsqu’ Allah apparaît, dans tout son éclat, à quelque chose, celle-ci se soumet aussitôt”?

Et voilà les deux risques que peuvent présenter les Mathématiques.

[modifier] La logique

Elle n’a rien à voir avec la foi, qu’elle n’approuve ni ne désavoue. Elle se borne à examiner les méthodes, les arguments et les raisonnements par analogie ; les conditions des prémisses de la preuve et les modalités de leur agencement ; celles de l’exacte définition et de la modalité de son ordonnance. Pour elle, la connaissance se ramène, soit au concept (et c’est affaire de définition), soit au jugement de “véridicité” (et c’est affaire de preuve).

Rien de cela qui doive être rejeté. Chercheurs scolastiques et spéculatifs s’en ont déjà servi. Les logiciens en se distinguent d’eux que par leurs expressions, leur terminologie, et par leurs définitions et leurs classifications plus approfondies. Exemple de leurs raisonnements: “si l’on admet que tout A est B, il s’ensuit nécessairement qu’un certain B est aussi A. Autrement dit : s’il est vrai que tout homme est un animal, il s’ensuit nécessairement que certains animaux sont hommes”. C’est ce qu’ils expriment en disant qu’une affirmation universelle est l’inverse d’une affirmation partielle.

Quel rapport y a-t-il entre cette logique et les questions religieuses, qui permette de rejeter ou de condamner celle-là ? Condamnée, elle produirait, chez les logiciens, une mauvaise opinion, d’abord de la raison du contradicteur, et surtout de la religion apparemment fondée sur cette condamnation.

Il est vrai qu’il y a quelque injustice, chez les logiciens, à vouloir accumuler, en vue de la preuve, des conditions qu’ils savent capables d’engendrer infailliblement la certitude. Pourtant, quand ils s’en prennent aux questions religieuses, ils ne peuvent réaliser ces conditions, qu’ils admettent alors avec la plus grande facilité. Ainsi, un admirateur de la logique s’imaginera que les blasphèmes attribués aux “Philosophes” reposent sur de solides preuves semblables. Il optera aussitôt pour l’hérésie, avant même d’étudier la théodicée.

La logique n’est donc pas, elle-même, sans danger.

[modifier] Les sciences naturelles

Elles traitent du monde céleste et de ses astres, ainsi que des corps simples au-dessous d’eux, tels que l’eau, l’air, la terre et le feu, et des corps composés (tels que les animaux, les végétaux et les minéraux).

Elles examinent aussi les causes de leurs variations et de leurs mélanges, se comportant ainsi comme la médecine dans son étude de l’anatomie des parties du corps et des causes du mélange des humeurs.

Or, il n’appartient pas plus à la religion de rejeter les sciences naturelles que la médecine (sauf pour quelques points mentionnés dans notre traité de “L’incohérence des Philosophes”)[3]. Les autres points de désaccord se ramènent, d’ailleurs, à ceux-là.

Au contraire, le principe des sciences naturelles est de reconnaître que la nature est au service du Tout-Puissant : elle n’agit pas par elle-même, elle est utilisée au service de son Créateur. C’est ainsi que le soleil, la lune, les astres, les éléments sont soumis aux ordres divins : rien en eux ne saurait agir spontanément.

[modifier] La théodicée

C’est elle qui contient la plupart des erreurs des Philosophes.

Ils sont incapables de fournir les preuves dont leur logique a posé les conditions. Aussi sont-ils en contradiction entre eux dans ce domaine. Sur ce point, le système d’Aristote se rapproche de celui des Musulmans (si l’on s’en tient aux transmissions d’al-Fârâbî et d’Avicenne). Mais l’ensemble de leurs erreurs se ramène à vingt articles, tous susceptibles d’excommunier les Philosophes : trois d’entre eux pour hérésie (infidèle), et les dix-sept autres pour innovation (bid’at). C’est pour réfuter ces vingt erreurs que ‘j’ai composé le traité de “L’incohérence des Philosophes”.

Voici d’abord les trois chefs d’hérésie, qui ont exclu leurs tenants de la communauté musulmane :

a)— Ils prétendent qu’au Jugement Dernier les corps humains ne seront pas rassemblés (créés de nouveau), mais que seules les âmes seront récompensées ou punies. Ils disent aussi que les récompenses et les peines seront spirituelles, et non corporelles. Ils ont raison d’insister sur le spirituel, mais tort de nier le corporel, ce qui est une hérésie (infidélité);

b) — Ils assurent qu’ “Allah connaît l’universel, à l’exclusion du particulier”, ce qui est aussi une belle hérésie, puisque, (C’est déclaré dans le Qur’an al-karim XXXIV, 4): “sur la terre comme au ciel, il ne Lui échappe pas le poids d’un atome”.

c)— Ils affirment encore la préexistence de l’Univers et son éternité, ce qu’aucun Musulman n’a jamais soutenu.

Pour le reste, ils nient les attributs divins et soutiennent qu’Allah connaît par l’essence (au lieu que Sa science s’ajoute à l’essence etc.). Leur doctrine est ici, proche des théories des “Scissionnistes” (Mu’tazila) (secte égarée) mais dont l’hérésie ne s’impose pas de manière analogue. Dans mon livre sur “La ligne de démarcation entre l’Islâm et le Nihilisme” j’ai cité les esprits faux qui condamnent précipitamment pour hérésie tout ce qui n’est pas leur propre système.

[modifier] La politique

Elle Concerne, dans son ensemble, le règlement des problèmes temporels de gouvernement. Elle a emprunté ses maximes aux Livres d’Allah révélés aux Prophètes et aux sentences des Prophètes anciens.

[modifier] L’éthique

L’objet de cette science se réduit à l’étude des qualités de l’âme et du caractère, de leurs différentes catégories, de la manière de les cultiver et de s’en rendre maître. Les moralistes ont emprunté leur doctrine aux mystiques (sûfi). Ceux-ci sont des dévots qui se consacrent à invoquer Allah, à lutter contre les passions, et à suivre la voie divine en se détachant des biens de ce monde. Ils ont eu la révélation, au cours de leurs “états” spirituels, du caractère humain, de ses défauts et de ses mauvaises actions, et ils s’en sont expliqués clairement.

Les “Philosophes” se sont alors emparé des propos des Mystiques, qu’ils ont incorporés aux leurs, pour mieux répandre leurs erreurs sous ces brillantes couleurs. Il y avait, en effet, de leur temps (comme toujours), un de ces groupes d’hommes d’Allah dont Allah ne laisse jamais le monde privé. Ces hommes sont les piliers qui soutiennent la terre, et la miséricorde divine descend sur elle grâce à leur rayonnement spirituel, conformément à la parole de Muhammad : “C’est par eux que vous vient la pluie, et par eux votre subsistance. Les Dormants de la Caverne étaient de ces hommes-là[4]”.

[modifier] C. Les dangers de la philosophie

Les Philosophes d’autrefois étaient en accord avec la doctrine du Coran. Mais, depuis, ils ont incorporé à leurs écrits les sentences des Prophètes et les maximes des Mystiques. Ainsi s’est développé un double risque : celui d’admettre, comme celui de rejeter leur enseignement.

[modifier] Danger de rejeter la “Philosophie”.

C’est un danger considérable. En effet, des esprits faibles ont cru devoir écarter les paroles des Prophètes et des Mystiques, sous prétexte qu’ils les retrouvaient dans les écrits et les erreurs des “Philosophes”. Il leur a même paru blâmable de les citer, comme extraites des traités de Philosophie. Ces paroles seraient mensongères, à leurs yeux, puisque ceux qui les mentionnent sont eux-mêmes dans l’erreur.

Cette attitude rappelle celle des gens qui critiquent les chrétiens de dire : “il n’y a de divinité qu’Allah, et Jésus est l’Envoyé d’Allah”. Ils disent : “c’est bien là propos de Chrétien”, sans réfléchir que l’hérésie chrétienne ne s’exprime que dans le rejet de la mission de Muhammad. Un Musulman ne peut être en désaccord avec un Chrétien sur la première partie, négative, de son credo, puisque celle-ci est véridique, même si le Chrétien se trompe pour le reste.

C’est là le tort des esprits faibles : ils ne reconnaissent la vérité que dans la bouche de certains hommes, au lieu de reconnaître les hommes lorsqu’ils disent la vérité. Au contraire, le sage suit le conseil du Commandeur des croyants, ‘Ali b. Abî Tâlib[5], qui a dit : “ne reconnais pas la vérité dans la bouche de certains hommes, mais reconnais d’abord la vérité, et tu reconnaîtras ensuite les véridiques”. L’Initié, le Sage commence par reconnaître le vrai ; ensuite, il considère telle ou telle parole, en elle-même : si elle est véridique, il l’admet — que son auteur soit lui-même dans l’erreur ou dans le vrai.

Le Sage peut même tenter d’isoler la part de vérité que contiennent les propos des égarés. Il sait bien que les pépites d’or sont cachés dans le sable, et que le changeur expérimenté fouille, sans risque, le sac du faux-monnayeur, pour en séparer l’or pur de la fausse monnaie. Bien entendu, on ne laissera pas le rustre traiter avec le faussaire. On éloigne de la côte le débutant, non le nageur habile, et l’on défend à l’enfant de toucher au serpent — sans danger pour le charmeur.

Hélas ! la plupart des gens se croient trop facilement capables, habiles, doués de raison et d’esprit critique, aptes à distinguer le vrai du faux et le droit chemin de l’erreur. Aussi vaut-il mieux défendre à tout le monde, si possible, de lire les livres des égarés, pour éviter à ceux qui échapperaient au risque de rejeter la Philosophie, de tomber dans l’inconvénient de l’admettre en bloc.

D’autre part, certains de mes lecteurs ont critiqué quelques passages de mes livres, relatifs aux mystères de la religion. Ils n’ont pas suffisamment approfondi les sciences, et leur esprit n’a pu embrasser l’éventail complet des tendances. Ils ont cru que certains de mes propos étaient empruntés aux Anciens. En réalité, telles de mes expressions étaient le fruit de mes propres réflexions (et pourquoi la trace d’un cheval n’irait-elle pas recouvrir celle d’un autre ?) et telles autres se trouvent dans les textes sacrés ; beaucoup d’autres, enfin, sont aussi, en substance, dans les ouvrages des Mystiques.

Et même si mes paroles ne se retrouvaient que dans les écrits des “Philosophes” anciens, pourquoi les écarter, si elles sont admissibles, démontrées, et en accord avec le Coran et la Tradition ? Conviendra-t-on de repousser toute vérité déjà découverte par un auteur égaré ? Il en faudrait alors écarter un grand nombre, avec des versets coraniques, des “logia” du Prophète et des récits des Anciens, des propos des Sages et des Mystiques. Il suffirait de prétexter qu’ils ont été cités par l’auteur du livre des “Frères de la Pureté”[6], qui s’en sert pour appuyer son raisonnement et tromper les lecteurs stupides. Les égarés nous empruntent ainsi des citations authentiques qu’ils introduisent dans leurs écrits.

Mais, tout de même, le moins qu’on puisse exiger du savant, c’est de se distinguer de l’ignorant, du vulgaire : le miel ne le dégoûte pas, même s’il se trouve dans la ventouse du barbier... Car il sait bien que le récipient ne change pas la substance du miel. Sa répugnance naturelle est due à l’ignorance du fait que la ventouse est fabriquée pour recueillir le sang vicié : mais ce n’est pas elle qui corrompt le sang, lequel est vicié par lui-même. Le miel, n’étant rien de semblable, ne se gâte pas dans la ventouse.

Pourtant, ce genre d’erreur est commun. La plupart des gens admettent un propos, même faux, s’il est tenu par quelqu’un qu’ils apprécient ; tandis qu’ils n’en veulent pas, même vrai, dans la bouche de ceux qu’ils n’aiment point. C’est encore reconnaître la vérité selon la qualité de ceux qui parlent, au lieu de reconnaître ceux-ci selon qu’ils disent ou non la vérité.

Et voilà le danger de rejeter la Philosophie.

[modifier] Danger d’admettre la Philosophie

Les ouvrages des Philosophes, par exemple le Livre des “Frères de la Pureté”, sont truffés de sentences des Prophètes et de maximes des Mystiques. On peut alors les apprécier et les admettre. Mais ce serait accepter l’erreur de leur enseignement, sous prétexte de ménager la part de vérité qu’ils renferment.

En raison de ce danger, il faut interdire de les lire. Cette précaution indispensable rappelle la prudence qui doit tenir éloignés de la mer ceux qui ne savent pas nager, et garder les enfants à distance des serpents. Un charmeur de reptiles ne doit pas les manipuler en présence de son petit enfant, car celui-ci voudra l’imiter à son tour. Il faut donc qu’il prêche d’exemple.

D’autre part, le charmeur expert saisit le serpent, choisit entre le venin et l’antidote, extrait (des glandes) l’antidote et triomphe du poison : il ne doit pas refuser l’antidote à celui qui en a besoin. De même, le changeur perspicace fouille le sac du faussaire, et trie l’or pur de la fausse monnaie : il ne doit pas refuser l’or à celui qui le lui demande.

Encore faut-il vaincre la répugnance du malade pour l’antidote qu’il sait être tirée d’un serpent venimeux. Il faut aussi expliquer à l’indigent, qui n’ose puiser à la bourse du faussaire, qu’il risque d’être victime de son ignorance. Il doit comprendre que la vérité et l’erreur ne se contaminent pas, et surtout qu’elles ne changent pas de sens, du simple fait de leur voisinage...

Et voilà pour les dangers, que peut présenter la Philosophie.

[modifier] Références

  1. Un créateur qui sait toutes choses.
  2. Coran XXXIII, 25.
  3. Il s’agit de “Tahâfut al-Falâsifa”, terminé en 488/1095.
  4. Eshab-ı Kehf.
  5. 4ème Calife Sunnite (656-661), époux de Fâtima et gendre de Muhammad ; assassiné à Kûfa. Personnalité d’une importance capitale dans l’histoire de l’Islâm.
  6. Association assez mystérieuse très mal connue ; milieu du 4ème s. hégirien, à Ba ra. Elle avait des buts à la fois religieux, philosophiques et politiques avec des tendances mu‘tazilites, ismaélites et qarmetes. La Société est connue surtout sous le nom “Ikhwân a ق- afâ”. Les écrits auxquels Ghazâli fait allusion sont les “Epîtres” dont une édition a été donnée au Caire (1347/1928). Cf. GARDET-ANAWATI, op.cit., p. 107, et. EI, art.; cf. aussi DE BOER, Geschichte.. trad. Abû-Rida, p. 95.


Navigation
Précédent - Suivant