La délivrance de l'erreur, par Al-Ghazâlî, quatrième partie

Un article de Caverne des 1001 nuits.

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Sommaire

[modifier] Quatrième partie : La réalité de la Prophétie

La substance de l’homme, dans sa nature originelle, a été créée, vide, simple, sans connaître la pluralité des mondes d’Allah, que le Très-Haut est seul à connaître : “Nul ne connaît les armées du Rabb, sauf Lui”[1]. L’homme n’entre en rapport avec le monde que par la perception, destinée à lui permettre cette prise de contact avec le monde des êtres, c’est-à-dire avec les différentes sortes de créatures.

Le premier sens est celui du toucher. Grâce à lui, l’homme perçoit, par exemple, le chaud et le froid, l’humide et le sec, le lisse et le rugueux. Mais les couleurs et les sons lui échappent : ils n’existent pas pour le toucher.

Et puis c’est l’ouïe, qui fait entendre les sons et les mélodies.

Enfin vient le goût. Alors l’homme franchit les limites du monde des sens, grâce au discernement (qu’il acquiert vers l’âge de sept ans). A cette nouvelle étape, il perçoit de nouvelles choses, étrangères au monde des sens.

De là, il atteint un autre stade, celui de l’intellect, qui lui permet de saisir ce qui est nécessaire, possible et impossible, et ce qu’il n’avait pas perçu dans les étapes antérieurs.

Au delà de l’intellect s’étend un autre domaine, une faculté nouvelle de vision [2] qui permet de voir ce qui est caché, ce qui arrivera dans l’avenir, et bien d’autres choses encore, aussi étrangères à l’intellect que le sont les connaissances rationnelles au discernement, et celui-ci à la perception des sens. Devant les objets connus par la raison, celui qui n’est qu’à l’âge du discernement se rebiffe et les trouve invraisemblables. De même, certaines personnes restées au stade de l’intellect ont rejeté, comme invraisemblables, ce qu’elles apprenaient du domaine prophétique. Cette attitude est ignorance pure. Ces sceptiques, n’étant pas arrivés eux-mêmes au stade supra-rationnel (qui n’existe donc pas pour eux), en concluent qu’il n’existe pas du tout.

Si l’aveugle né n’a jamais entendu parler des couleurs et des formes, et qu’on lui en parle tout d’un coup : il n’y comprendra rien et ne voudra pas le croire...

Allah a rendu ces difficultés intelligibles, en donnant à ses créatures, avec le sommeil, un exemple des propriétés prophétiques, puisque le dormeur a des songes prémonitoires, tantôt transparents, tantôt symboliques. Or, un homme qui n’aurait aucune expérience personnelle du sommeil, et auquel on le décrirait (en disant qu’il y a des gens qui tombent en léthargie, perdent conscience, sensibilité, ouïe et vue, et perçoivent l’invisible), nierait ce conte incroyable, et justifierait son scepticisme en disant : “les facultés sensibles sont les facteurs de la perception ; comment celui qui ne perçoit pas certaines choses à l’état de veille, les percevrait-il quand il dort”? Et pourtant, l’existence et l’intuition sensible infirment ce genre de raisonnement par analogie !

L’intellect ne représente, dans la vie humaine, qu’une étape, avec laquelle l’homme acquiert une faculté nouvelle de vision qui lui permet d’embrasser toutes sortes de connaissances rationnelles, étrangères au domaine des sens. Il en est de même pour les Prophètes, qui ont comme un “troisième oeil”, dont la lumière éclaire l’invisible et le supra-rationnel.

Certains ont des doutes, portant soit sur la possibilité de la Prophétie, soit sur son existence réelle, soit sur son incarnation effective dans une personne donnée. Or, le fait qu’elle existe est bien la preuve qu’elle est possible. D’ailleurs, il y a des connaissances qu’on n’imaginerait pas d’acquérir par le seul intellect. C’est le cas de la médecine et de l’astronomie. On voit bien, en les étudiant, qu’il y faut le secours de l’inspiration divine, et qu’on n’y arrive pas par l’expérience ! Il y a des lois astronomiques qui ne se vérifient qu’une fois tous les mille ans : comment pourrait-on le savoir par expérience ? Il en est de même pour les propriétés des remèdes.

Ceci montre qu’il existe une Voie pour percevoir ces phénomènes qui échappent à l’intellect — et c’est précisément la Prophétie. Mais la connaissance supra-rationnelle n’est que l’une de ses nombreuses propriétés. Ce n’est qu’une goutte d’eau dans la mer.

Je n’ai mentionné cette propriété qu’à cause de l’exemple que propose le sommeil. Et j’ai cité deux cas analogues : ceux de la médecine et de l’astronomie, dont on peut rapprocher les miracles des Prophètes, comme eux inaccessibles à l’intellect.

Quant aux autres propriétés de la Prophétie, on les perçoit par la gustation, en suivant la Voie mystique. Tandis que la connaissance supra-rationnelle ne t’est devenue intelligible qu’à cause de l’exemple du sommeil. Comment croire à une autre propriété prophétique dont on n’aurait, en soi, aucun exemple (car l’entendement précède l’assentiment)? Aussi faut-il, dans ce cas, aborder la Voie mystique : on acquiert une partie de cette faculté supra-rationnelle par gustation, et le reste par une sorte d’assentiment accordé à ce qui échappe au raisonnement analogique. Et cette unique propriété de la Prophétie suffit alors pour croire au principe même de la Prophétie.

Douterais-tu de l’inspiration divine de tel ou tel Prophète ? Il te suffit de connaître ses facultés, soit par intuition, soit Par ouï dire. Du moment, en effet, que tu connais la médecine et le droit (fıqh), par exemple, tu peux pressentir quelles sont les facultés des médecines et des juristes, les écouter parler, même si tu ne les connais pas personnellement. Et rien ne t’empêche, non plus, de savoir que Shâfi’î était juriste (le savant de fiqh) et Galien médecin, et de le savoir réellement, et non par soumission au principe d’autorité. Il te suffit d’étudier quelque peu le droit et la médecine, de lire les ouvrages de ces deux auteurs, pour connaître nécessairement leur mentalité.

Tu dois, de même, si tu as compris le sens de la Prophétie, et si tu as souvent recours au Coran et aux “logia”, savoir avec certitude que Muhammad (Hadrat Muhammed alayhissalâm) est arrivé au plus haut degré de la Prophétie. Tu dois aussi t’aider de l’expérience de ses propos, sur la pratique religieuse et son effet pour la purification des coeurs. Comme il a eu raison de dire que “celui qui agit selon ce qu’il sait, Allah lui donne en partage de connaître ce qu’il ne savait pas” ! Et encore, que “le valet du tyran deviendra son esclave”! Ou bien, que “celui qui n’a qu’un souci en tête, Allah le tiendra quitte des soucis de ce monde et de l’autre”! Refais l’essai de ces paroles mille et mille fois, et tu acquerras une connaissance nécessaire et qui ne laisse place à aucun doute !

Telle est la Voie de la certitude en ce qui concerne la Prophétie. Elle vaut mieux que celle des prodiges — tels que baguette changée en serpent, ou lune fendue en deux — qui, dégagés de leur contexte débordant, peuvent se ramener à la magie, à l’illusion, ou même au piège tendu par Allah : car “Il égare celui qui Il veut et Il guide celui qui Il veut[3].

Tu en arrives maintenant à la question des miracles. Il se peut que tu croies au miracle, en te fondant sur un raisonnement bien ordonné tendant à en démontrer l’existence. Il se peut aussi que ta foi soit tranchée par un autre raisonnement méthodique faisant ressortir les traits extérieurs et l’ambiguité du phénomène. L’exemple de ces faits insolites ne doit être qu’un des arguments, une des parties de ton raisonnement d’ensemble. De cette façon, tu auras acquis une connaissance nécessaire, aux fondements indéfinissables...

Comme celui qui tiendrait une information de plusieurs sources différentes : il ne peut préciser celle qui lui a donné la certitude. Il est sûr de son fait, sans en connaître l’origine. Celle-ci fait partie d’un tout, mais elle n’est pas fondée précisément sur telle ou telle affirmation. C’est cela, la foi solide et scientifique.

Quant à la “gustation” elle est comme une “vision” : elle consiste à “prendre par la main”[4] et ne se rencontre que dans la Voie mystique.

Et voilà! ce que j’ai dit de la réalité de la Prophétie est suffisant pour le but que je vise actuellement. Nous allons voir, maintenant, comment l’homme en a besoin.

[modifier] Références

  1. Coran LXXIV, 31.
  2. (Littéralement: “un autre oeil” (c’est-à-dire: “un troisième oeil”). Comparer ce passage avec Mustasfâ 22-23, Ihyâ’, I, 49, 78, 79, II, 239, III, 7, 15, IV, 24, 363-364, et Mishkât, 119; 131, 136, 138. Il n’y a pas ici affirmation d’une faculté supra-rationnelle chez le Prophète, mais il s’agit de la raison instinct qui chez lui atteint son plein développement normal. Cf. ici ntrod. p. 44-45. Contra, MONTGOMERY-WATT, The Authenticity of the works attributed to al-Ghazâli, in JRAS, April 1952, p. 26-27 et A Forgery in Al-Ghazâli’s Mishkat, in JRAS, April 1949, p. 9 sq.
  3. Coran II, 142 et passim.
  4. Pour cette expression, voir plus loin, p. 109, § 4.


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