La délivrance de l'erreur, par Al-Ghazâlî, cinquième partie

Un article de Caverne des 1001 nuits.

Sommaire

[modifier] Cinquième partie : Raison de mon retour à l'enseignement

[modifier] A. Les médecins des coeurs

Au cours de mes dix années de retraite et de solitude, il m’est apparu (par gustation, démonstration, ou acte de foi) que l’homme est créé avec un corps et un “coeur” — c’est-à-dire un esprit qui est le siège de la connaissance d’Allah, et qui n’a rien à voir avec la chair et le sang (que le cadavre et l’animal ont en commun avec l’homme).

La santé du corps le réjouit, la maladie est sa perte. Le “coeur”, aussi, peut être bien portant (et seul sera sauvé “celui qui est venu à Allah avec un coeur pur[1], comme il peut succomber à une maladie mortelle (quand “un mal est dans son coeur[2]). Ignorer Allah est un poison mortel ; lui désobéir, pour suivre ses passions, une cause de maladie. Au contraire, reconnaître Allah est l’antidote de vie ; lui obéir, en contrariant ses propres passions, voilà le remède qui guérit. Le traitement des maux de “coeur” et le retour à la santé (aussi bien que pour les maladies physiques) ne se peuvent attendre que des remèdes.

Or, les remèdes du corps agissent en vertu de leurs propriétés spécifiques, que les gens intelligents ne perçoivent point par l’intellect : il leur faut s’en remettre aveuglément aux médecins, qui tiennent leur science des Prophètes (lesquels sont au courant, “ès-qualités”). Il en est de même des pratiques religieuses : elles sont définies, mesurées par les Prophètes, et leur modalité d’action ne saurait être perçue par l’intellect. Là encore, il faut accepter l’avis conforme des Prophètes, issu de la lumière prophétique, et non du truchement de l’intellect.

Les remèdes sont composés selon des proportions déterminées (certains pèsent deux fois plus que d’autres), dont le secret provient de leurs propriétés spécifiques. C’est aussi le cas des pratiques religieuses — ces remèdes pour les maux de “coeur”. Elles se composent de plusieurs gestes différents, en proportion variable. C’est ainsi qu’une prosternation vaut deux inclinaisons, et que la prière de l’après-midi vaut deux fois celle du matin. La raison secrète en est due à des propriétés particulières que, seule, la lumière de la Prophétie peut éclairer. Il faudrait beaucoup de sottise et d’ignorance pour chercher, à ces distinctions, un motif “raisonnable”, ou les expliquer par simple coïncidence.

D’autre part, il y a, dans tout remède, un produit de base, auquel on ajoute une “préparation”, aux effets complémentaires. De même pour les prières ou les oeuvres surérogatoires : leur action parachève celle des éléments de base dans les pratiques rituelles.

En somme, les Prophètes sont les médecins des “coeurs”. L’intellect n’a d’autre objet que de nous le faire comprendre : l’assentiment rationnel qu’il entraîne témoigne en faveur de la Prophétie, car il reconnaît son impuissance à percevoir ce que perçoit “l’oeil prophétique”. Nous sommes pris par la main, et, dociles, nous nous laissons guider comme des aveugles, ou des patients par les médecins. Mais là est la limite de l’intellect : il ne va pas au-delà, sauf pour faire comprendre au malade les prescriptions du médecin. Tel est, du moins, le fruit de nos connaissances, développées par nécessité au lieu de simple intuition sensible, dans nos années de retraite et de solitude.

[modifier] B. La tiédeur de la foi

On a vu combien les hommes ont peu de foi dans la Prophétie : son principe, sa réalité, son action. J’ai constaté que les responsables de cette tiédeur sont au nombre de quatre : les Philosophes, les Mystiques (şûfi), les partisans de l’Enseignement (Secte shiite), et enfin les hommes de science.

J’ai interrogé quelques-uns de ceux qui se soustraient à la Loi Divine, en scrutant leurs hésitations, leur croyance et leur pensée intime. “Pourquoi donc, leur disais-je, rester ainsi en arrière ? Il est stupide de vendre l’Autre Monde pour celui-ci, si tu crois en celui-là sans te préparer à t’y rendre. Toi qui ne vendrais rien de matériel à moitié prix, tu irais vendre l’infini pour des jours qui te sont comptés ? Et si tu n’y crois pas, tu n’es qu’un païen ! Dans ce cas, mets-toi en quête de la foi ! Vois donc la cause de ta secrète impiété, ta doctrine enfouie (Secte ésotérique) au plus profond de toi-même ! C’est elle qui te rend si hardi, bien que tu n’en souffles mot — pour te parer d’une foi convenable et profiter des honneurs de la Loi (Sheriat)”...

L’un de ceux-ci me répond : “S’il fallait t’écouter, les savants seraient les premiers à donner l’exemple. Pourtant, l’un des plus célèbres ne fait pas sa prière ; un autre boit du vin ; celui-ci dévore les biens de main-morte et mange l’argent des orphelins. Celui-là dilapide le Trésor Public, et ne se garde pas des choses défendues ; un dernier touche des cadeaux, pour infléchir ses jugements ou les témoignages. Et ainsi de suite”.

Un deuxième se dit fort avancé dans la Mystique, au point de n’avoir plus besoin de pratiquer sa religion !

Un troisième donne un prétexte équivoque de libertin[3]. Et tous ceux-là sont ceux qui ont perdu la Voie mystique.

Un quatrième a fréquenté les partisans de l’Enseignement. “Le Vrai, dit-il, est difficile : la route est barrée, les controverses multiples, telle tendance ne vaut pas mieux qu’une autre, et les arguments rationnels se contredisent. On ne peut se fier à l’opinion des gens, et les partisans de l’Enseignement tranchent sans avoir besoin de preuve. Dans ces conditions, comment ne pas douter de la certitude” ?

Le cinquième me dit : “Je n’agis pas par simple conformisme. Mais j’ai étudié la Philosophie et perçu la réalité de la Prohétie. Or, elle se ramène à la sagesse[4] et au bien-public. Les pratiques cultuelles qu’elle recommande ont pour unique objet de discipliner le commun des hommes, de les empêcher de s’entre-tuer, de se quereller et de s’abandonner à leurs désirs. Seulement, moi, je ne suis pas un quelconque ignorant, pour me plier aux obligations légales. Je suis plutôt un dialecticien, qui pratique la connaissance rationnelle. J’y vois clair et me passe de conformisme” !

Tel est le summum de la foi pour ceux qui ont appris la Philosophie des Théistes et étudié dans les livres d’Avicenne et d’Al-Fârâbî. L’Islâm n’est plus pour eux qu’une parure extérieure !

Peut-être s’en trouve-t-il, parmi eux, qui lisent le Coran, assistent aux réunions et aux prières et exaltent la Loi révélée (sharî’at). Pourtant, ils continuent à boire du vin et à se conduire mal. Si on leur demandait : “à quoi bon faire sa prière, puisque la Prophétie est fausse” ? ils répondraient sans doute : “c’est une bonne gymnastique, une coutume locale, et c’est utile à la protection des vies et des biens”. Mais peut-être reconnaîtraient-ils que la Loi révélée est vraie, et la Prophétie réelle. Dans ce cas, pourquoi boire du vin ? Réponse probable : “le vin n’est défendu qu’en raison des excès auxquels il peut conduire. Or, je suis assez raisonnable pour les éviter ; je ne cherche, en buvant, qu’à m’aiguiser l’esprit”. Et il ajoute qu’Avicenne (İbni Sina) écrit “avoir promis à Allah de vanter la Révélation, de pratiquer sa religion et de ne pas boire par plaisir, mais à titre de remède”. Le plus qu’on puisse donc exiger, tant au regard de la foi que des pratiques religieuses, c’est de faire une exception pour le vin, lorsqu’il est pris comme remède.

Voilà bien la foi de ceux qui se disent des gens de foi ! Beaucoup se sont trompés à leur sujet, ou l’ont été, plus encore, par la faiblesse des objections de leurs détracteurs, qui consistaient seulement à rejeter la géométrie, la logique et d’autres sciences exactes...

[modifier] C. Mon retour à l'enseignement

Je vis donc que la foi avait faibli à ce point, pour tous ces motifs. Je me sentais capable de dévoiler ces ambiguïtés : démasquer ces gens-là m’était plus facile que boire un verre d’eau, tant j’avais fréquenté leurs sciences et leurs voies — je veux dire celles des Mystiques, des Philosophes, des partisans de l’Enseignement et des prétendus savants. Alors, ma décision jaillit, comme un silex, nette et précise : “à quoi bon la solitude et la retraite, quand le mal est universel, que les médecins sont malades, et les hommes sur le point de périr”?

Là-dessus, je me mis à réfléchir : “tu vas donc entreprendre de dissiper cette tristesse et de chasser ces ténèbres, alors que le temps est à la torpeur et l’époque à la vanité. Toi qui voudrais remettre tes contemporains dans le droit chemin, sache bien qu’ils vont tous se retourner contre toi. Comment leur tenir tête, et comment vivre avec eux, si le moment n’est pas propice, et sans l’appui d’une autorité religieuse contraignante” ?

Il me semble donc qu’Allah m’autorisait à continuer ma retraite, sous prétexte que j’étais incapable d’administrer victorieusement la preuve de la vérité. C’est alors que, par la volonté d’Allah, les autorités[5] se décidèrent spontanément, sans pression extérieure, et me donnèrent l’ordre strict de me rendre à Nishâpûr, pour combler le vide de mon absence. L’injonction fut assez impérative pour m’exposer, en cas de refus, à tomber en disgrâce.

Ma première résolution me parut devenue caduque. “Il ne faut pas, me dis-je, que tu souhaites rester solitaire par paresse et goût du repos. Tu ne dois pas t’attendre à devenir célèbre et respecté. Et tu n’as pas, non plus, à fuir le contact des autres, car tu ne voulais pas continuer ta retraite pour éviter les difficultés de la vie en commun”.

Allah a dit dans le Qur’ân al-karim : “Au nom d’Allah, le Bienfaiteur Miséricordieux A.L.M. Les Hommes croient-ils qu’on les laissera dire: “Nous croyons!” sans qu’ils soient éprouvés? Nous avons certes éprouvé leurs prédécesseurs[6].

Et Allah dit à son envoyé, qui est la plus chère de ses créatures: “Certes, des Apôtres [Prophètes] (venus) avant toi ont été traités d’imposteurs. Ils supportèrent avec constance d’être traités d’imposteurs et d’être malmenés, jusqu’à ce que leur vint Notre Secours. Nul modificateur aux arrêts d’Allah! Certes tu as reçu quelqu’histoire des Envoyés[7].

Et Allah dit: “Au nom d’Allah le Bienfaiteur Miséricordieux. Y.S. Par la Prédication Sage”, jusqu’à sa Parole: “Tu peux seulement avertir celui qui suit l’édification[8].

Je consultai alors plusieurs hommes de bon conseil et de prière. Ils convinrent de m’indiquer de renoncer à ma retraite et de sortir de mon “coin” (zâwiya)[9]. De plus, des hommes de bien firent, plusieurs fois, des rêves à mon sujet, annonciateurs des bons et heureux effets de mon départ. Telle fut la volonté d’Allah, au début de ce (sixième) centenaire[10].

Mon espoir s’affermit et se renforça de tous ces témoignages. Finalement, grâce à Allah, je partis pour Nishâpûr, le onzième mois de l’année 499. Ma retraite avait duré onze ans. Ce changement est l’oeuvre d’Allah. Je n’en avais jamais eu l’idée, dans ma solitude. C’était déjà Lui qui m’avait inspiré de quitter Baghdad et d’abandonner mon poste : je n’y aurais pas pensé tout seul. C’est Allah qui change les coeurs et les situations : “Le Miséricordieux tient le coeur du Croyant entre deux de Ses doigts”.

Et maintenant, je le sais bien, j’ai beau être revenu à l’enseignement : je n’y suis pourtant pas revenu ! Car revenir, c’est retourner à l’état antérieur. Or, autrefois, j’enseignais pour obtenir des honneurs : tels étaient mon but et mon intention. Tandis qu’aujourd’hui, mon enseignement invite à renoncer aux honneurs, il montre comment cesser de leur donner de l’importance. Tels sont, actuellement, mon intention, mon but et mon désir : Allah en est témoin ! Je veux me rendre meilleur et améliorer les autres. Y parviendrai-je ? Je l’ignore. Pourtant, je crois, d’une croyance certaine, fondée sur la “Vision”, qu’il n’y a de force et de puissance qu’en Allah. Je n’ai pas remué, c’est Lui qui m’a déplacé. Je n’ai pas agi, c’est Lui qui s’est servi de moi. Je Lui demande donc, d’abord, de me rendre meilleur et puis, d’améliorer les autres par mon exemple ; de me guider, puis de guider les autres à travers moi ; de me montrer la Vérité vraie, et de me donner de la suivre ; de me montrer enfin l’erreur complète, et de m’accorder de lui échapper.

[modifier] D - Remèdes pour les tièdes

Revenons maintenant aux causes de tiédeur religieuse et à leurs remèdes.

1)— Pour ceux qui prétendent être embarrassés par les propos des partisans de l’Enseignement (Secte Shiite, Ta’lîm’iyya), se reporter à notre traité de “La Juste Balance [Qıstas-ul-Mustaqîm]”.

2)— Pour les confusions inventées par les Libertins, elles sont classées en sept catégories, dans notre ouvrage intitulé “L’Alchimie du bonheur [Kimya-yi Se’âdet]”.

3)— Pour ceux dont la Philosophie a gâché la foi, et qui rejettent le principe même de la Prophétie, j’ai déjà parlé de la réalité de la Prophétie et de son existence nécessaire. Je me suis fondé, pour cela, sur l’existence des propriétés des remèdes, des astres et d’autres choses encore. Cette prémisse n’a pas d’autre fin. Mais j’ai mentionné cet argument, justement parce qu’il est tiré de la Philosophie. Je veux, en effet, administrer la preuve de la Prophétie à chaque homme de science, en la tirant de sa propre spécialité : astronomie, médecine, sciences naturelles, magie, art des talismans, par exemple.

4)— Il y a aussi celui qui reconnaît la Prophétie en parole, mais qui met les prescriptions de la Loi révélé (sharî’at) sur le même niveau que la Sagesse. En réalité, il nie la Prophétie. Il croit seulement aux Sages dialecticiens, nés sous un astre donné, qui détermine d’autres à les suivre. Cela n’a rien à voir avec les Prophètes.

La foi en la Prophétie, c’est la certitude de l’existence d’une zone supra-rationnelle, où s’ouvre un “oeil” doué d’une perception particulière. L’intellect en est exclu, comme le sont : l’ouïe, de la perception des couleurs, la vue, de celle des sons, et tous les sens, de celle des données rationnelles.

L’ami des Dialecticiens peut nier l’évidence : j’en ai pourtant montré la possibilité, et même l’existence. S’il l’admet, il reconnaît qu’il y a des “propriétés” qui échappent à l’entendement, ou lui paraissent presque impossibles. Exemple : un sixième de drachme[11] d’opium est un poison mortel, parce qu’il glace le sang dans les veines, en raison de sa froideur excessive. Or, pour celui qui se dit naturaliste, les corps composés ne peuvent être froids qu’à cause des deux éléments froids : la Terre et l’Eau. Il est pourtant clair que de grandes quantités de Terre et d’Eau ne suffiraient pas à produire autant de froid. Racontons cela à un Naturaliste. S’il ne l’a pas expérimenté lui-même, il dira : “c’est impossible, puisque l’opium renferme deux autres éléments. — l’Air et le Feu — et que ceux-ci ne peuvent refroidir. Même s’il n’était fait que de Terre et d’Eau, il ne pourrait glacer à ce point. A plus forte raison, s’il comprend deux éléments chauds...”. Et notre “savant” croira que c’est une preuve!

Eh bien, toutes les “preuves” des Philosophes sont de même genre, en Science Naturelle comme en Théodicée. Ils se représentent les choses, en les mettant à la portée de leurs découvertes et de leur entendement. Celles qu’ils ne connaissent pas, ils les déclarent impossibles. Si le rêve véridique[12] n’était pas si courant, pareils raisonneurs refuseraient de croire que l’on puisse prétendre, pendant le sommeil des sens, connaître les choses cachés. Et si on leur disait ceci : “est-il possible qu’il existe quelque chose au monde, qui, gros comme une graine, suffit à détruire une ville, puis se détruit soi-même entièrement” ? Ils répondraient que non, que c’est un conte à dormir debout ! Pourtant, c’est bien ce qui se passe avec le feu, incroyable pour qui ne l’a jamais vu. Et la plupart des merveilles de l’Autre-Monde sont dans ce cas.

Nous dirons donc au Naturaliste : “tu es bien obligé d’avouer que l’opium a la propriété de refroidir, même si ce fait ne se déduit pas par raisonnement analogique ! Dans le même sens, pourquoi les prescriptions de la Loi religieuse ne pourraientelles renfermer des propriétés (pour traiter et purifier les “coeurs”), inintelligibles à la dialectique, mais perçues par “l’oeil” prophétique ?

Les Naturalistes n’admettent-ils pas, dans leurs livres, des propriétés autrement surprenantes ? Par exemple, dans le traitement d’un accouchement difficile : la parturiente regarde, puis place sous ses pieds, deux morceaux d’étoffe sur lesquels on a écrit, et qui n’ont pas été mouillés. Il paraît qu’elle accouche immédiatement. Les Naturalistes citent ce cas dans leur traité des “Propriétés merveilleuses”. Le dessin (magique) se compose de neuf carrés, contenant neuf chiffres dont la somme fait toujours quinze (qu’on le lise en longueur, en largeur ou en diagonale).

Comment pourrait-on croire à cette histoire et ne pas admettre que l’évaluation de deux inclinaisons du corps pour la prière du matin, quatre pour celle de midi et trois pour celle du crépuscule, correspond à des propriétés irrationnelles ? Il s’agit de moments différents de la journée, et leurs propriétés différentes seraient peut-être perçues à la lumière prophétique.

D’ailleurs, si l’on s’exprimait en termes d’astrologie, on admettrait fort bien ces différences de comput. Car l’horoscope dépend de la position du soleil au méridien, au levant ou au couchant. C’est là-dessus que se basent les calculs pour différencier les remèdes, ou fixer la longueur de la vie et l’heure de la mort. Il n’y a pourtant aucune différence entre le zénith et le soleil à l’équateur, ou entre l’Occident et le coucher du soleil. Comment peut-on croire à l’astrologie ?

Pourtant, cette fausse science a ses fidèles, eussent-ils constaté cent fois son imposture ! Qu’on leur dise : “le soleil est au milieu du ciel, tel astre est tourné vers lui, et l’ascendant est tel signe du Zodiaque : si tu portes un habit neuf à ce moment là, tu seras tué dedans” ! — cela suffirait pour qu’ils ne missent point cet habit, dussent-ils mourir de froid (même si l’astrologue en question leur a déjà menti à maintes reprises) !

Comment celui dont l’intellect est assez vaste pour admettre de telles bizarreries, et qui doit reconnaître qu’il s’agit là de propriétés prodigieuses chez certains prophètes, comment peut-il nier ce qu’il entend rapporter d’un prophète authentique, d’un faiseur de miracles qui n’a jamais menti ?

Que l’incrédule pense que de telles propriétés sont possibles, en ce qui concerne, par exemple, le nombre d’inclinaisons du corps dans la prière, le jet rituel des pierres[13], le nombre des éléments de base dans le pèlerinage ou les autres pratiques religieuses ! Elles ne diffèrent, en effet, en rien de celles des remèdes ou des astres. Il peut objecter, alors : “j’ai expérimenté par moi-même certaines propriétés des astres et des remèdes, et j’ai en partie constaté leur existence. J’ai donc cessé de les regarder avec incrédulité et méfiance. Mais, les propriétés prophétiques, même si je les crois possibles, comment saurai-je qu’elles existent si je ne les constate pas personnellement” ? Réponse : “L’expérience personnelle ne suffit pas, puisque tu fais crédit aux témoignages d’autrui. Tu dois donc te fier aux paroles des prophètes: ils parlent par expérience. Tu n’as qu’à suivre leur Voie, et tu pourras participer à leur Vision des choses”.

Je dois pourtant ajouter : “Et même si tu ne faisais pas cette tentative, ta raison juge que, dans ce domaine, il te faut croire et suivre aveuglément”.

Supposons, en effet, le cas suivant. Un adulte raisonnable, jusque là bien portant, tombe malade. Son père aimant est un bon médecin, comme notre homme le sait depuis l’enfance. Le père prépare un remède pour son fils et lui dit : “voilà ce qu’il te faut, voilà qui va te guérir” ! Même si le remède est amer, d’un goût affreux, le patient va-t-il le prendre, ou, au contraire le repousser en disant: “il est possible que ce remède soit indiqué, mais je n’en ai pas fait l’expérience” ?

Eh bien, tes hésitations te rendent semblable à ce malade, aux yeux des gens clairvoyants. Diras-tu : “comment connaîtrai-je la compassion du Prophète et sa science médicale” ? que je te répondrai : “Comment connaîtras-tu sa compassion, qui ne tombe pas sous les sens ! Tu peux pourtant la connaître par les circonstances de sa vie ou les récits de ses actions, d’une manière indubitable”.

Il suffit, en effet, de réfléchir aux paroles de l’Envoyé d’Allah, aux récits sur le soin qu’il prenait de mettre les hommes dans la bonne voie et sur ses bontés envers les créatures, à sa bienveillance pour améliorer leur caractère et leurs relations, pour leur assurer ce qu’il leur faut dans ce monde et dans l’Autre. On voit bien que l’amour du Prophète pour sa Communauté dépasse celle d’un père pour son enfant.

Réfléchissons aux prodiges dont il a fait l’objet, aux merveilles du monde invisible que sa voix a révélées dans le Livre et dans les “logia”, à ses prédictions sur la fin des Temps, réalisée comme il l’avait dit. On voit bien, avec certitude, que Muhammad franchit la limite supra-rationnelle. Le (troisième) “oeil” s’ouvrit en lui, pour révéler les choses cachés (que seuls perçoivent quelques uns) et tout ce qui échappe à l’intellect.

Voilà ce qu’il faut faire pour être certain de l’authenticité du Prophète. Essaie donc, médite le Coran, lis les “logia” et tu verras tout cela de tes propres yeux.

Cet avertissement aux partisans des Philosophes devrait suffire. Je l’ai donné, parce qu’aujourd’hui il m’a paru particulièrement nécessaire.

5)— La cinquième cause de tiédeur religieuse, c’est le spectacle de l’inconduite des savants. J’y vois trois remèdes :

a) Primo. Réponse : “Tu vois un savant en train de manger des aliments illicites. Il est parfaitement au courant, autant que toi, pour le vin ou l’usure, la médisance, le mensonge ou la calomnie. Est-ce que cela t’empêche de pécher ? Mais ce n’est pas par manque de foi, c’est tout simplement par concupiscence. Or, celle du savant vaut la tienne, elle le domine comme toi. Et le fait qu’il connaisse des choses que tu ignores n’augmente pas, pour lui, le degré de prohibition concernant cette question précise.

Que de gens croient à la médecine, sans pourtant se priver de manger des fruits, ou de boire de l’eau glacée, malgré l’interdiction de leur médecin ! Leur imprudence ne prouve pas qu’ils aient eu raison, ni que la médecine ne vaille rien. Et les fautes des savants n’ont pas d’autre cause”.

b) Secundo. Réponse : “Le savant considère sa science comme un viatique pour l’Autre Monde. Il croit qu’elle le sauvera, qu’elle interviendra en sa faveur, qu’elle fera passer sur ses mauvaises actions.

En fait, son savoir peut aussi bien se retourner contre lui, que jouer en sa faveur. De toute façon, il peut essayer de se prévaloir de sa science, s’il n’a pas été un croyant pratiquant. Mais toi, qui n’est pas un savant, si tu fais ce calcul et négliges les pratiques religieuses, ton inconduite te perdra et tu n’auras rien pour intervenir en ta faveur”.

c) Tertio. Réponse (et cette fois, c’est la bonne) : “le vrai savant ne pèche que par inadvertance; il ne persévère point dans l’erreur. Car la vraie science lui montre bien que le péché est un poison mortel, et que ce bas monde ne vaut certes pas l’autre. Celui qui sait cela n’ira pas faire une aussi mauvaise affaire !

La vraie science n’a rien à voir avec les autres sciences dont s’occupent la plupart des hommes, et qui ne les poussent qu’à pécher davantage. Elle inspire un surcroît de révérence et de crainte, et elle retient de commettre des péchés (autres que les fautes vénielles, intermittentes, inévitables). Celles-ci ne prouvent point la faiblesse de la foi, car le Croyant succombe et se repent, ce qui est tout autre chose que de persévérer dans l’erreur”.

Voilà ce que je voulais dire pour critiquer la Philosophie et l’Enseignement et pour révéler les dangers auxquels s’expose celui qui veut les réfuter par d’autres voies que les leurs.

Nous prions Allah Tout-Puissant de nous compter au nombre de ceux qu’Il préfère, qu’Il a choisis, qu’Il met dans la bonne route et qu’Il conduit à la Vérité ; ceux auxquels Il inspire de l’Invoquer pour qu’ils ne L’oublient pas, et qu’Il préserve de leur propre mal, pour qu’ils n’aiment rien que Lui seul ; ceux dont Il fait Ses élus, afin qu’ils n’adorent que Lui.

[modifier] Références

  1. Coran XXVI, 89.
  2. Coran XXIV, 50.
  3. Ibâha: “secte égarée qui s’est éloigné de celle des Soufis” (B. de MAYNARD, p. 75).
  4. Il ne s’agit pas ici de la Sagesse ni de la philosophie proprement dite, mais plutot d’une sorte d’éthique empirique basée sur la connaissance d’Allah et qui était alors considérée comme une technique au sens propre du terme, ayant ses lois et son objet. Celui qui la pratiquait s’appelait hakîm. Comparer par exemple avec Ihyâ’ III, 8, 19; Qistâs, 97. V. CHELHOT (1958, p. 44) traduit par “dialectique”.
  5. Il s’agit de Fakhr al-Mulk, ministre de Sanjâr; cf. aussi JABRE, art.cit. in MIDEO, p. 99, et SUBKI, Tabaqât Ash-Shhafi’iyya, t. IV, p. 108.
  6. Coran XXIX, 2.
  7. Coran VI, 34.
  8. Coran, XXXVI, 1 jusqu’à 11.
  9. i.e. l’endroit où le soufi se retirait pour vaquer à ses dévotions.
  10. Cf. JABRE, art. cit. in MIDEO, p. 89, n. 2.
  11. La drachme (dirham) est le huitième de l’once.
  12. Le rêve ordinaire (ru’yâ) qui est considéré comme étant la 46ème partie de la prophétie.
  13. Il s’agit du jet rituel des cailloux auquel les pèlerins sont astreints avant d’entrer dans la Ka‘ba.


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