L'accès à la vérité

Un article de Caverne des 1001 nuits.

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Une citation d'al-Ghâzâlî

A chaque fois que des propos sont attribués à des personnes jugées crédibles, les gens les prennent pour vérité même lorsqu'ils sont erronés ; mais si des propos sont attribués à une personne discréditée, les gens les réfutent même si ils sont vrais.

Il en est toujours ainsi : les gens reconnaissent la vérité en prenant pour critère les hommes et ne reconnaissent pas les hommes en prenant pour critère la vérité ; c'est là le comble de l'égarement[1].

Ces propos de Ghazâlî, extraits d'un discours sur l'éthique philosophique, sont d'une réelle actualité, faisant briller sa lumière de {Qutb} (pôle) sur le monde bien longtemps après sa mort. Ils peuvent ainsi être pris pour un avertissement général sur l'abord de la vérité au travers des hommes et de leurs discours, en particulier au travers des discours de certains philosophes.

Dans ce domaine, Ghazâlî dit d'ailleurs que les gens doivent être avertis que la proximité qui existe entre la vérité et l'erreur ne change pas la vérité en erreur ni l'erreur en vérité[2]. La vérité est donc comme l'huile avec l'eau : elle ne se mêle pas au mensonge, même si on trouve très fréquemment des liquides contenant à la fois de l'huile et de l'eau.

Commentaire

Les arguments de réfutation de l'éthique philosophique de Ghazâlî sont simples et toujours d'actualité. En substance, son propos est de décrire le philosophe comme soumis à deux grands types d'erreurs :

  • le premier est de citer des écrits saints, des dires de prophètes et de les critiquer comme faux ; cela constitue le premier niveau d'égarement ;
  • le second est de citer des écrits saints ou des dires de prophètes et de les mêler à une pensée personnelle qui en modifie ou qui en change le sens profond ; cela est le second niveau d'égarement.

Ghazâlî nous rappelle qu'il n'y a pas d'« innovation » en éthique philosophique et que la substance de l'« éthique », la morale, est de nature religieuse. En cela, elle est complète dans les textes religieux et les traditions prophétiques. Il montre que la critique pure conduit à la mécréance tout comme la modification de sens qui est nuisible au lecteur car ce dernier n'a souvent pas les moyens de faire la différence entre la vérité et l'altération de la vérité.

Pour éviter ce mal, il est nécessaire d'empêcher la lecture des ouvrages des philosophes à cause des tromperies et des dangers qu'ils renferment. Tout comme il est nécessaire de tenir éloigné des plages glissantes le nageur débutant, de même il convient de tenir éloignés les hommes de ces livres.[3]

L'homme dit « modern e» verra cette citation avec une certaine horreur, en pensant à la volonté de « censure de la pensée » exprimée par Ghazâlî au sein de sa doctrine. Une fois encore, il est nécessaire de tempérer cette vision trop affective de l'homme moderne quant à ses prétendues libertés. Ghazâlî œuvre dans une autre dimension, humaine, celle de la spiritualité et donc de la responsabilité de l'individu par rapport à lui-même. Il suggère ainsi que la lecture de certains ouvrages de philosophie est nuisible à tous les points de vue pour le lecteur. Cet « empêchement » prôné par Ghazâlî, qui fait aujourd'hui peut-être frissonner certains, est une recommandation adressée à celui qui désire se nourrir exclusivement de textes spirituellement purs.

Ce message est une fois encore d'une actualité fondamentale car il a été perdu par les civilisations dites modernes. Quand tous les écrits sont accessibles, on peut facilement être encouragé à entrer dans des écrits spirituellement néfastes, et s'imprégner des erreurs, de l'orgueil, de la névrose ou de la haine de l'auteur de ces écrits. Or, si l'on est pas un nageur chevronné, on risque de se noyer dans des écrits dont nous n'avons pas les moyens d'estimer la toxicité pour soi. On prend donc en soi une pseudo-vérité qui nous légitime dans des comportements nocifs pour soi et pour les autres.

Comprenons bien qu'il ne s'agit pas du tout de remettre en cause l'illusion actuelle de « libre accès à la connaissance », mais de signifier que l'avertissement de Ghazâlî est toujours valable, aujourd'hui comme hier, et que les livres sont chargés de messages qui ont leur dangers. Il est d'ailleurs étonnant que dans un pays qui prohibe la publication de certains livres, d'autres tout aussi néfastes, haineux et mensongers aient pignon sur rue.

Nous ajouterons une contextualisation à ces citations de Ghazâlî. Ce dernier écrit cette critique dans une perspective autobiographique. Il a donc connu l'expérience de la confrontation avec les livres spirituellement néfastes. Il a été nageur débutant, et a travaillé pour devenir nageur chevronné. La quête de la vérité a motivé son travail personnel. Une fois encore, le pôle est un exemple par sa vie même, et par le fait qu'il ait étudié ces doctrines pour mieux les comprendre et mieux en dégager la substance. Il y a donc chez Ghazâlî, cette stupéfiante volonté de connaître pour comprendre, et donc d'expérimenter pour savoir, ce qui est une dimension fondamentale du soufisme.

Quiconque recherche ce qui doit l'être ne doit pas pouvoir être accusé de négligence dans sa recherche de ce qui est à chercher.[4]

Cette citation est l'acte de foi d'un engagement entier sur la Voie de Dieu (qu'Il soit exalté !).

Notes

  1. In Al Ghazâlî, La délivrance de l'erreur, Revivification des sciences de la religion, fin XIème siècle, éditions Albouraq.
  2. Ibid.
  3. Ibid.
  4. Ibid.