Houellebecq ou le Lovecraft moderne

Un article de Caverne des 1001 nuits.

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Houellebecq est souvent vu comme un auteur nihiliste, provocateur, dérangeant car exposant une vision de la sexualité qui peut être interprétée comme de la névrose. Au sein de cet article, nous proposerons une autre vision de Houellebecq, totalement décalée de la vision courante que les médias littéraires ont l'habitude de nous servir sur le sieur Houellebecq. Bien entendu, cette vision, comme toute interprétation, peut être sujette à caution, mais elle sera argumentée par certains traits qui font d'elle une lecture crédible de son œuvre pour un auteur qui, sous ce biais, pourrait paraître, d'une certaine façon, assez génial mais parfaitement incompris[1].

Sommaire

[modifier] Houellebecq et Lovecraft

Quand Houellebecq publie son ouvrage sur Lovecraft, H.P.Lovecraft, contre le monde, contre la vie, il s'intéresse de manière engagée à la biographie d'un des génies du fantastique américain. Le panorama littéraire français étant prompt à étiqueter les auteurs suivant des genres dont certains sont valorisants, d'autres mineurs, a toujours eu une vision de Lovecraft un peu condescendante : Lovecraft est un vu comme un auteur mineur, souvent taxé de manquer de style, et dont les préoccupations sont totalement cantonnées à un genre peu valorisant. Lovecraft est né dans le pulp, il reste de la littérature de pulp pour les bien pensants du monde littéraire français.

Houellebecq ne donne bien entendu pas cette vision du grand écrivain américain, détaillant l'homme, spécial, retiré du monde, solitaire, et sa vision d'un monde qui, à la fois, lui fait peur et qu'il déteste. Certainement, Lovecraft voit des abominations partout, mais au sein de son référentiel que l'on pourrait qualifier de folie, une cohérence étonnante émane de la plupart de ses textes, au point que les créations lovecraftiennes en deviennent parfois plus réelles que la réalité elle-même. Combien de personnes n'ont-elles pas cherché le Necronomicon, livre mythique écrit par un arabe dément Abdul Al-Azred ?

Houellebecq fait une étude très poussée de la psychologie de Lovecraft sans chercher à le juger ou à le déclarer fou. Il insiste sur les aspects sombres du personnage, sur son retrait progressif de la vie, sur son inadaptation au monde due à une hypersensibilité et sur des traits peu glorieux de sa personnalité, comme son racisme affirmé. Il voit en Lovecraft l'accomplissement de la transformation de dégoût de la vie en force créatrice négative voire haineuse. Il reconnaît une œuvre sans équivalent, même si celle-ci est basée sur des sentiments d'hostilité envers le monde.

[modifier] Houellebecq, le Lovecraft moderne ?

Quelque part, Houellebecq ne parle-t-il pas de lui en parlant de Lovecraft ? Et si ses livres n'étaient que des romans fantastiques, mettant en scène des hommes non représentatifs détestant le monde qui les entoure et développant, à l'image de leur auteur, des mécanismes de défense à l'image de leur dégoût ? Ainsi l'informaticien de l' Extension du domaine de la lutte verse-t-il dans la dépression comme dans un gouffre, mais il choisit ce néant parce que le monde autour de lui est néant. Les personnes qui font semblant de vivre autour de lui n'existent pas vraiment, selon ses critères. La réalité est son enfer fantastique comme dans la nouvelle The outsider de Lovecraft : la réalité abominable est là, devant ce héros qui voit la nature de l'homme qui l'entoure et dont chaque mouvement quotidien est encadré par ce monde qui le surveille, le juge comme une divinité satanique. En quelque sorte, le héros de l' Extension est l'archétype du damné dans un monde lovecraftien.

On peut lire aussi les particules élémentaires sous l'angle fantastique. Les héros sont des hommes brisés par des « Grands Anciens » n'étant autres que leurs géniteurs inconscients et absurdes ayant donné la vie à des êtres qu'ils ont détruit dans leur bêtise et qu'ils ont exposé à un dégoût du monde ne pouvant être résolu que dans la croyance dans de nouvelles religions. Ainsi, toute la lecture freudienne sur laquelle Houellebecq joue pourrait être revue par une lecture fantastique, panthéiste, dans laquelle nous devons la vie non à Dieu mais à nos géniteurs qui peuvent être à l'image d'Azathoth, des dieux absurdes, imbéciles ou mauvais.

Le fait de changer de perspective et de lire Houellebecq sous l'angle fantastique change littéralement le point de vue du lecteur, car loin d'y voir une critique basique et brutale de la société, les livres de Houellebecq mettent alors en exergue un monde moderne vu comme le monde terrifiant de Lovecraft, peuplé de personnes à qui la société nous demande de vouer des cultes alors que ces personnes sont responsables de notre souffrance. La littérature fantastique a toujours joué sur ces contrastes en mettant en situation des hommes face à des phénomènes irrépressiblement mauvais, liés à une représentation fantastique du monde, pour mieux pouvoir placer les personnages humains en situation critique et, au final parler de l'homme. C'est ce positionnement des personnages que l'on retrouve chez les deux écrivains. Le monde ne se doute de rien, il vit selon des règles et des principes sociaux uniquement, mais les personnages de Lovecraft et de Houellebecq vivent dans une autre dimension faite de peur et de souffrance, car ils perçoivent une réalité horrible du monde qui, semble-t-il échappe au commun des personnes. Forts de ce lourd secret, ils vivent toujours des états limites de l'humanité et doivent puiser leurs ressources dans les bas-fonds de l'âme humaine, dans le déni de la réalité ignoble, pour ne pas devenir fous.

[modifier] Houellebecq dans sa mythologie

La vision du monde de Houellebecq est, dans cette interprétation, une vision fantastique dans laquelle transparaît une haine de ce monde et des gens qui l'habitent, avec une mise en scène inspirée de Lovecraft : avec un panthéon, des mythes omniprésents prêts à détruire toute vie psychologique, avec des dieux géniteurs, absurdes et imbéciles, avec des lois ineptes laissant voir des esprits désœuvrés planant dans un monde auquel ils ne comprennent rien et qu'ils détestent.

Les personnages de Houellebecq sont à la fois dégoûtés de ce monde abominable et des êtres qui le peuplent à qui ils ne peuvent s'identifier, et à la fois tentés d'assouvir le côté sombre de leur personnalité en se vautrant dans les lieux ou les pratiques les plus socialement affligeantes, pour éviter de sombrer dans le folie. D'une certaine façon, ils vouent un culte obligatoire à leur destinée horrible et cherchent, dans le monde, les moyens de mettre en adéquation leur personnalité troublée avec les rares espaces de permissivité, qui apparaissent au reste de la société comme affreux. Ils sont des personnages lovecraftiens en commençant par ce dégoût et cette haine du monde, en commençant par la solitude et le retrait du monde, puis en trouvant des compromis inacceptables (quitte à s'autodétruire) pour aller vers ce qui les attire, la sexualité la plus « dépravée » notamment, dépravée étant ici entendu au sens social du terme.

Houellebecq ne serait donc pas un écrivain social, pas un écrivain se revendiquant de la grande tradition littéraire française, par un écrivain existentialiste comme Sartre avait pu l'être dans la série Les chemins de la liberté. Il ne serait pas non plus un écrivain nihiliste[2], ni un écrivain torturé par la « haine de soi ». Houellebecq ne chercherait donc pas à passer un message social, à donner des exemples de comportements qui pourraient être interprétés comme représentatifs : il chercherait à décrire des destinés de gens noirs, obligés d'aller vers l'« abominable social », destin du monde, car étant nés dans des contextes de cultes de déités abominables. Entre deux mondes, les personnages de Houellebecq ont une attirance pour l'abomination dont ils sont issus et un rejet pour les illusions du monde qu'on leur présente, monde du mensonge et du discours vide.

C'est pourquoi, la lecture psychanalytique de Houellebecq est peut-être un leurre sur lequel l'auteur joue pour mieux tromper son lectorat, le nihilisme qu'on y interprète étant une lecture à la mode, la provocation un outil pour mettre en perspective fantastique le trajet de ces êtres sorciers qui, à l'instar des personnages de Lovecraft, basculent dans le culte noir auquel ils sont irrémédiablement destinés, même s'ils rêvent d'une autre destinée.

[modifier] Conclusion

Si tel est le cas, Houellebecq doit bien rire des interprétations actuelles de ses romans, d'une société incapable d'y lire un réalisme fantastique à la française, de ne pas reconnaître parmi ses écrivains un García Marquez français. Ses multiples suiveurs, n'ayant pas compris la dimension mythologique des personnages navrants ou scandaleux qu'il anime, peut-être à son image ou à celle de Lovecraft, n'en apparaissent que d'autant plus grotesques, tout comme les commentaires sur le sens de ses romans[3].

D'une certaine façon, Houellebecq a raison de poursuivre dans ce style quand la critique la plus érudite n'est pas parvenue à voir l'interprétation fantastique du monde, mais a, au contraire, tenté de se disculper du fait que le monde soit si horrible ou aille vers de si noires directions.

Car là est le génie de Houellebecq : faire de notre monde un monde fantastique, refuser la normalité de pacotille et entrevoir les mensonges d'un monde qui sont la réalité de certains êtres maudits : les outsiders pour reprendre le vocabulaire lovecraftien. En ce sens, ses personnages sont perdus dans la réalité comme s'ils étaient dans un monde fantastique, comme s'ils étaient à R'Lyeh. A l'instar d'un Philip Dick, c'est la réalité elle-même qui est fantastique et abominable. Le désespoir n'en est que plus grand.

Houellebecq serait donc un grand auteur de romans fantastiques, dans la lignée de Lovecraft ou de Dick et personne ne l'aurait vu ! Engoncés dans une lecture au premier degré, l'establishment littéraire glose sur le personnage, sur ses manipulations répétées du monde médiatique, sur sa tendance à engranger de l'argent. Mais personne ne semble songer à lire l'horreur houellebecquienne de manière symbolique, et tous lui reprochent ou adulent chez lui un nihilisme primitif. Houellebecq, un auteur de livres à clefs ? Possible.

Même si cette thèse peut paraître surprenante, il appartient à chaque lecteur de se faire son opinion sur un auteur qui pourrait bien être un des génies du fantastique contemporain même si, au bout du compte, il ne soit pas certain que la comparaison humaine avec Lovecraft soit, psychologiquement, des plus élogieuses.

[modifier] Notes

  1. Cela s'applique à la vision française de Houellebecq, la vision anglo-saxonne de cet auteur étant peut-être plus précise.
  2. Comme peut l'écrire Michel Onfray.
  3. La fin des Particules élementaires est, en particulier, restée une énigme pour beaucoup et pourrait trouver tout son sens dans une lecture fantastique du livre.