Histoire XLIII

Un article de Caverne des 1001 nuits.

Version du 17 avril 2008 à 17:14 par 1001nuits (Discuter | Contributions)
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Il arriva un peu plus tard que les autres. Un peu trop tard. Le dernier pour ainsi dire. Et il se fit remarquer. Comme il l'avait prévu. Arriver après tout le monde avec une négligence calculée et des nippes qu'on ne pouvait pas ne pas remarquer était un coup réussi par la désinvolture construite de l'extrémiste.

La salle était vaste et froide. La musique couvrait les lézardes et la décrépitude de ce lieux sordide malgré l'obscurité tamisée de lumières de couleurs. Des spectres feignaient l'amusement pour ne pas trop dévoiler leur profond ennui des lieux comme des autres. Lorsque le dernier venu entre, le rideau ouvert de la scène montre aux yeux multiples l'éternel décalé, le continuel extrémiste face aux autochtones des galaxies qu'il fréquente. Quel que soit le niveau des soldats des conventions dans lesquelles il brasse l'air, il est à la limite de ce qu'ils peuvent supporter. Comme caméléon extrême de leur horizon, il est toujours le plus fort.

— Bonjour Freddy.

— Bonjour Freddy !

— Salut Freddy.

Les mots répétés si vides qu'ils en étaient à pleurer pouvaient laisser croire que la majeure partie de l'assemblée faisait partie de ses intimes. Il souriait, indifférent aux saluts des cafards.

— 'alut Fred.

— Merde Jackie ! Je ne savais pas que tu viendrais.

— Comme tu vois...

— Mais que fais-tu ici ? Dans cette soirée minable ?

— Et toi ?

— Comme d'hab' : je parade et je chasse.

— Tu n'es pas fringué discrètos.

— Mais non, je suis {extrémiste}! Je suis là pour faire chier le monde, tous les nases qui sont là pour se bourrer la gueule ou se tirer un thon avant la fin de la nuit.

— Chouette perspective.

— Parce que tu as mieux ? Putain, sourire, gars. Tu sais bien que je suis déguisé, mais avec ces blaireaux, il faut être lourd de chez lourd, sinon ils comprennent pas. Moi, faut que je paraisse, que je vante. Je ne fais partie des élus des dieux, môa...

— Quels dieux ?

— Merde, déconne pas vieux ! Si j'avais autre chose que du flan, je ferais pas le zouave ici, dans cette taule merdique. Non, s'te plaît. Moi, je suis pas gâté, alors je me montre. Et puis je leur montre qu'ils sont encore plus cons que moi. C'est ça l'astuce mec. Pas besoin d'être bon dans l'absolu ; mon trip à moi, c'est le relatif.

— Si j'avais des talents, à quoi serviraient-ils ici ?

— Justement, à rien ! Dans tes idées, tu es mille fois plus extrémiste que tous les empaffés du coin, moi y compris. Moi, je me la joue parce que faut bien compenser. Les mecs dans mon dos ricanent mais ils pensent en douce : " voilà un mec qui en a ! " ou autres conneries. Mais toi ! Si tu parlais sérieusement, les gens ne capteraient rien à ce que tu racontes. Les mots, ils les connaissent, mais dans ta bouche, ils verraient bien que vous ne causez pas de la même chose. Ton extrémiste à toi est trop déconnecté, trop lointain. Y'a des années lumières entre toi et moi, alors imagine entre toi et eux ! Tu n'est pas un terrien ! Tu es trop loin. Moi, je me situe à la limite de leur compréhension. Quand tu causes parfois, en articulant des pensées profondes comme si on causait du temps qu'il fait, nom de Dieu, je crois rêver ! Moi j'évolue dans le champ de vision visible, mais toi, tu es dans les cieux ; tu planes à quinze milles, gars. Des mecs comme moi peuvent compter, alors que tu es bon pour la postérité ! De ton vivant, tu seras toujours un extraterrestre. Un jour, quand tu seras mort depuis des lustres, on te lira et on dira : " putain ce mec était en avance sur son temps " ou des bobards comme on voit dans les films. Mais toi, que d'. Tu s'ras raide et becté depuis des générations. Célèbre à ce moment, aucun intérêt gars. Parce que moi, pendant le temps où tu purges ta peine, moi je vis a fond. Hé oui. Moi j'aurais vu du monde, un paquet de mondes même. Car je suis à la lisière du bois et les gens du village me prennent pour un homme loup, un peu zarbe. Mais toi, tu es si paumé dans le bois qu'on peut toujours courir pour te trouver. La société a changé, vieux, et toi tu es un dinosaure ! Si tu te compromettais comme moi quelques instants, tu pourrais devenir un phénomène, avoir des fans, entrer dans la haute. Mais tu croirais vendre ton âme au diable. Et t'aurais peut-être pas tort. Moi, je sais pas si je l'ai fait, mais j'en tire les bénefs. J'ai toutes les poules que je veux ; j'arnaque les nabots en leur racontant des trucs que, sans connaître, je connais mieux qu'eux. Toujours en ligne de mire de la masse. Toujours différent. Toujours envié parce que j'ose ce que les autres n'osent pas. Alors que toi... Regarde-toi. Tu leur ressembles ! Et c'est ça le pire. Non seulement, ils ne te comprennent pas ; mais en plus, ils te prennent pour un des leurs. Et souvent même, comme un mec inférieur, un idiot de village. Mais c'est certain : pour toi, être admiré par des imbéciles, ce n'est pas un honneur, mais plutôt une insulte. Mais être méprisé par des gros blaireaux, ça fait chier quand même, hein ? Avoue. La vie est ainsi faite, mec, et rien ne changera parce que c'est une loi immuable de l'homme et ç'aura toujours été comme cela. Moi, j'ai cessé d'espérer. La vie, pour ces nases, c'est des images, ça bouge, ça raconte des conneries, ça fait rêver. Si Dieu revenait maintenant pour se faire adorer, il prendrait ma forme et pas la tienne ! {Un caméléon extrémiste}. Quel sera le public pour mon numéro de parade ? Une dose de ceci, un brin de cela, et un gros paquet de poivre : tac, comme cela, c'est parti, et ils en auront pour leur pognon ! Je suis comme ça : pas radin avec les cons. Ils veulent des mecs à admirer : me voilà. Tous en rang et dites : " à vos ordres ". Et si vous êtes sages, vous passerez pour le susucre après la représentation. Toi, si tu voulais bien te pencher sur cette poubelle qu'on appelle le monde, voilà ce que tu y trouverais : de quoi faire carrière ! De quoi marquer l'histoire. Oui, la vérité est dans les livres. Mais le monde s'en fout. Pourquoi ? Parce qu'il est con comme ses pieds, ce monde de merde, toujours avide de se laisser entuber par n'importe quelle connerie ou concept. Il y a deux types d'intelligence : la mienne qui se coule dans le courant pour tirer ses marrons du feu, et la tienne qui n'est qu'amertume à force de vivre dans un monde où il t'est impossible de vivre. Mais, tu vois, je suis l'avocat du diable. Pourquoi, parce que ton monde des idées, je l'ai fréquenté, et les personnes qui y bourdonnent aussi. Hé bien crois moi, mec, t'es aussi bien ici ! Parce que con pour con, je préfère les vrais et pas les cons qui se la jouent hyper puissant. Ceux-là, c'est les pires, et ce sera les pires de tes ennemis. Moi, je sers des principes de merde à la pelle à ceux qui ne demandent qu'à les gober. Franchement, j'aurais aimé être comme toi, avant. Mais plus maintenant. Je crois que tu n'as rien compris, que tu te pourris l'existence. Et si c'est moi qui ne comprends rien, parce que tu ne le fais pas exprès, alors là désolé, gars. " Jamais de concession ! " Nom de Dieu, ça en jette. Faudra que je le ressorte. Pendant une de mes causeries où je brouterai le choux à une bande de nases. Parce que, figure-toi, au bout d'un moment, on y prend goût à faire chier le monde. Moi, j'adore ça. Parce que, même broutés, ils m'écoutent et tentent de comprendre pourquoi je suis là à déblatérer mes conneries ; pourquoi ils ne sont pas à place au centre de l'arène des regards. Oui, mec, c'est mon monde et c'est ton enfer. Je te laisse à tes gouffres absurdes, à tes monstres intérieurs, à tes ciels grisâtres. Si tu es supérieur, tu dois le payer. Seulement, si un jour, tu voulais tenter de goûter un peu aux fruits que je t'offre, enfermer ton orgueil stérile au placard, tu découvrirais des plaisirs inconnus, plus voluptueux que les fruits amers auxquels tu a goûtés.

— Va te faire foutre.

— Je n'en attendais pas moins de toi.

Fred tapota l'épaule de Jackie comme celui qui a décidé, malgré l'adversité, de rester un ami longtemps.

Ainsi parlaient-ils, adossés à une baie vitrée donnant sur les lumières de la ville, une nuit comme les autres aux petites heures du jour.



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