Histoire VII

Un article de Caverne des 1001 nuits.

Version du 29 juillet 2007 à 17:27 par 1001nuits (Discuter | Contributions)
(diff) ← Version précédente | voir la version courante (diff) | Version suivante → (diff)
Le silence se fit progressivement dans la grande salle comble. A part quelques bruits étouffés, il était surprenant que tant de gens parvinssent à un tel niveau d'attention, au point que le silence lui-même n'était pas troublé par les respirations du public. Au bout de quelques instants, je me retournai pour vérifier que je n'étais pas seule. Bien entendu, des ombres m'entouraient, mais il m'était impossible de leur accorder un semblant de vie. Tout se passait comme si des mannequins remplissaient l'espace laissant l'air vierge des haleines humaines ou des bruits inhérents à la présence d'êtres vivants.
Soudain, l'obscurité fut déchirée par une brusque lumière ainsi que par une sirène qui se mit à hurler de manière inexpliquée. Dès lors, une onde de vie déferla dans l'assistance trahissant malaise, stupeur et inquiétude. J'étais enfin rassurée d'entendre le souffle rauque de certains de mes voisins.
Puis, tout alla très vite.
Se succédèrent la plupart des instruments de l'orchestre dans une précipitation quasi hystérique. Les percussions se superposèrent un instant à l'orchestre qui, après une période de calme relatif, entama une mélopée des plus déprimantes. Ce fut comme si l'on imposait à mon corps une brusque montée d'adrénaline : mon cœur battait plus vite. Même si les sonorités ne semblaient pas vraiment dissonantes, elles étaient parfois horriblement dérangeantes.
Néanmoins, et peut-être par une sorte de masochisme, j'aimais me laissait porter par la folie des instruments. Je ne me lassais d'ailleurs pas de contempler le chef d'orchestre qui, à l'instar d'une poupée désarticulée, semblait être le siège de tous les combats que se livraient les sons.
Je sentis un regard sur moi. Sans m'examiner en détail, il semblait me voiler d'incompréhension. Je tournai la tête et aperçu mon voisin, visiblement troublé par mon attitude. C'est alors que je remarquai combien mon corps accompagnait chaque soubresaut de la musique.
J'esquissai un sourire.
Visiblement rassuré sur mon état, il tourna la tête et contempla l'orchestre, les yeux vides. A mon tour, je mirai les musiciens en transes et leurs mouvements saccadés et imprévisibles.
Le chef d'orchestre sauta brusquement en l'air, accompagnant une montée chromatique stridente qui se généralisa à tous les instruments supposés jouer la note la plus aiguë de leur registre respectif, de surcroît le plus fort possible. Puis, la musique se fit rythmée et sembla vouloir parodier la démarche grossière de quelque montre imaginaire. Les voix firent alors leur entrée, subrepticement.
Le chœur feignit l'indifférence et continua de battre l'air de ses mains ordonnant aux musiciens de marteler de toutes leurs forces la pâte sonore encore à l'état brut. Celui-ci faisait de discrètes incursions dans la musique lorsque les percussions mettaient un peu en veilleuse. Enfin, dans un affreux chaos de cris et de sons se termina le premier mouvement.
Aussitôt, la salle, qui semblait avoir beaucoup souffert, applaudit avec le soulagement de pouvoir remplir l'espace sonore de complexes connus.
Je me demandai s'il était correct d'applaudir entre les mouvements.
Je consultai ma montre et m'aperçus que le premier mouvement avait bien duré une vingtaine de minu...
... le second mouvement commençait, interrompant les applaudissements ! Le chœur articula une série de mots insensés : «bab - gab - bab - get - hug - dab - gnu» et un frisson d'indifférence parcourut la salle. Puis vinrent des cris insoutenables appuyés par des violons grinçants. Plusieurs de mes voisins se bouchèrent les oreilles. D'autres voulurent applaudir afin de signifier au chef que le morceau pouvait s'arrêter, qu'ils en avaient assez entendu. Mais, fâché par ce brusque sursaut de goujaterie, le chef entreprit une série violente, hachée, agressive où se mêlait percussions, cuivres, voix pour simuler les cris d'un golem monstrueux en pleine rage. Les contestataires s'écroulèrent, vaincus, tandis que le chœur scandait avec entêtement : «gnu... gnu... gnu...».
La conclusion de la pièce fut l'interprétation d'une unique note pendant de plus de vingt minutes, par un violon, du reste, invisible. Le chef se retourna, en nage. Le public applaudit.
Au deuxième rappel, on me convia à monter sur scène pour que mes voisins de plâtre puissent découvrir le compositeur.


Navigation
Précédent - Suivant