Destin et Karma

Un article de Caverne des 1001 nuits.

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Sommaire

[modifier] Introduction

Le destin, dans le monothéisme abrahamique, est une notion très discutée qui tourne autour de la liberté de l'homme dans sa relation avec Dieu. On trouve grosso modo trois types de thèses :

  • le premier est que l'homme est libre dans le monde matériel ; cela signifie que Dieu est le créateur de l'univers et de ses règles de fonctionnement mais qu'il n'intervient pas dans le monde matériel laissant à l'homme une liberté totale dans cette sphère[1] ;
  • le second type défend que l'homme possède une certaine liberté ; Dieu intervient dans ce monde à certains moments mais laisse l'homme libre dans une certaine mesure ;
  • le troisième type soutient que l'homme n'est pas libre du tout, même s'il en a l'illusion ; Dieu est alors présent partout, Il contrôle tout[2].

Les théologiens, à toutes les époques, se sont affrontés à coups de versets pour se « prouver » les uns aux autres que leur théorie était la meilleure et la plus conforme aux écritures. Nous allons mettre en perspective ces différentes vision par rapport à la loi du Karma.

[modifier] Aspects formels

[modifier] Une voix unique et des voies multiples

En matière de spiritualité, il faut se méfier d'une représentation univoque de la vérité. En effet, nous sommes des individus singuliers qui avons, chacun, des traits différents. Or ce sont ces traits qui nous porteront ou pas sur un chemin spirituel particulier. Ce sont ces mêmes traits qui nous feront prendre un chemin spirituel ou un autre, sachant que l'un peut nous parler alors que les autres peuvent ne rien évoquer en nous. Bien entendu, ce n'est pas parce qu'un chemin n'évoquera rien en nous qu'il n'évoquera rien pour d'autres que nous[3].

Dans les civilisations de tradition monothéiste abrahamique, la vérité se doit toujours d'être unique (à l'image de Dieu, quelque part). Elle l'a été durant longtemps en Occident au travers du dogme chrétien, et elle perdure dans cette vision univoque au travers des divers dogmes - pourtant polythéistes - actuels (culte de la République, culte de la Démocratie, culte des ancêtres, des grands hommes, des idées politiques, etc.).

Or force est de constater que cette vision univoque sociale, voire même cette vision univoque religieuse (dans ce qu'il reste de tradition strictement religieuse), est antinomique avec la façon dont les individus qui ont des aspirations à Dieu vivent leur chemin spirituel. Si les chemins sont multiples, ils mènent tous en haut de la même montagne.

Il n'y a donc pas de raison a priori pour qu'une vérité unique soit applicable à toutes les sensibilités spirituelles individuelles.

[modifier] Des âmes particulières sur un chemin

Pour reprendre l'analogie du chemin et de la montagne, tous les « cheminants » ne sont pas au même endroit de leur chemin. Certains restent bloqués à certains paliers, d'autres découragés descendent le chemin pour retourner vers le monde matériel, d'autres enfin progressent péniblement par des chemins qui peuvent ne pas mener directement au sommet ou ne pas y mener du tout ; d'autres enfin suivent une voie qui les mènera au sommet de la montagne, soit au face à face avec Dieu.

Parmi tous ces individus, différentes représentations ou sentiments de la divinité cohabitent, sans pour autant que l'une soit juste parce qu'elle correspond à un dogme établi et que les autres soient faux parce qu'ils sont hors du dogme. Chacun ayant un niveau de vision différent des autres, leur connaissance du divin peut les faire avoir des avis divergents des avis de leurs camarades, sans pour autant que l'un ait raison dans l'absolu sur l'autre. Ils ont tous simplement raison relativement à leur niveau de connaissance.

En ce sens, la théologie vise plus à établir la vérité dogmatique qu'à épouser la vérité vécue par les individus. Cela ne signifie pas que la théologie ne propose pas une certaine vision de la vérité, mais que dire de cette vérité quand cette dernière est trop élevée pour pouvoir être comprise complètement ?[4] Que dire aussi lorsque cette vérité propose un chemin qui ne correspond pas aux aspirations d'un individu ? N'est-ce pas le sens de la religion de pouvoir justement répondre aux aspirations de tous les individus ?

[modifier] Destin et liberté, des concepts flous

La troisième remarque formelle que nous proposerons porte sur la relation entre destin et liberté. Dans les trois axes que nous avons présenté en introduction, le destin est systématiquement présenté par rapport à la « liberté ». Mais que signifie donc le terme "liberté" ?

On a pu voir, au cours du XXème siècle, des théories psychanalytiques montrer que nous agissons souvent comme pilotés par un certain nombre de paramètres intérieurs[5] parmi lesquels :

  • nos affects ;
  • nos traumatismes d'enfance et d'adulte ;
  • l'image de nos parents ;
  • le masque social ;
  • etc.

Ces entités psychologiques nous font agir sur un canevas contraint sans que notre liberté d'agir (et bien souvent notre liberté de conscience) ne soit mise en jeu. Nous sommes alors comme « pilotés » par une partie de nous-mêmes qui n'est pas entièrement consciente. Le but, d'ailleurs, de certaines psychanalyses est justement de nous libérer de ces actes automatiques qui nous mènent, la plupart du temps, toujours aux mêmes ornières.

Dès lors que dirons-nous : je suis libre alors que je sais être piloté par de nombreuses contraintes qui me font agir, tout le temps dans le même sens ? Ou je ne suis pas libre car je connais ces contraintes et je n'ai pas pu m'en dégager ? Nous avons ici une illustration du sentiment très relatif de la liberté d'une personne à une autre : une personne peut « découvrir » qu'elle n'était pas libre alors qu'elle croyait l'être.

A un même instant, nous avons donc des gens qui peuvent se positionner, théologiquement, différemment par rapport au destin, chacune étant marquée par ses expériences et par son propre ressenti de la liberté. Nous noterons qu'une même personne, à différents moments de sa vie, pourra ainsi répondre différemment à la même question. Si elle se sent plus ou moins libre, elle aura plus ou moins tendance à accepter l'idée de contraintes d'un autre ordre.

[modifier] Conclusion

Cette partie formelle nous a emmené naturellement dans le coeur du débat, cela parce qu'en religion, questionner la question est déjà un acte religieux. Formellement, nous pouvons donc dire que, de tous temps, il se trouvera :

  • des personnes pour défendre l'une des trois thèses présentées dans l'introduction ;
  • des personnes qui défendront alternativement l'une ou l'autre de ces thèses au cours de leur vie.

Nous allons voir qu'il se trouvera aussi des personnes pour qui la question du destin, telle qu'elle est posée dans le monothéisme abrahamique, est une question mal posée.

[modifier] Autour du concept de liberté

[modifier] Introduction

Le débat sur le destin, nous l'avons vu, renvoie au débat sur la liberté. Or, nous avons vu que la notion de liberté est très relative, car la plupart des gens peuvent se sentir libres là où, de fait, ils ne le sont pas (et vice versa) ; mais souvent, ils ne sont pas suffisamment « avancés » pour s'en apercevoir.

Pourtant, nous avons tous des éclairs de lucidité, éclairs durant lesquels un certain enchaînement de causes et de conséquences nous paraît devoir donner toujours les mêmes résultats. Puis, cet éclair disparaît, réabsorbé par les illusions dont nous nous berçons individuellement et collectivement[6].

[modifier] La liberté mais par rapport à quoi ?

Qu'est-ce, en effet, que la liberté ? Les dictionnaires regorgent de définitions de la liberté suivant les contextes, chacune pouvant être dérivée de la première définition du TLF :

  • État de celui, de ce qui n'est pas soumis à une ou des contrainte(s) externe(s).

Or, il est bien difficile de savoir quelles sont les contraintes dites "externes" et les contraintes "internes" dans la mesure où ces dernières ne sont le plus souvent que l'intériorisation des contraintes externes (à moins que les contraintes "externes" ne soient que les illustrations de nos contraintes "internes", conscientes ou inconscientes). Ainsi, pour être libre, il faudrait que je recherche à me passer des contraintes ? Mais quelles sont ces contraintes, sachant que certaines me sont inconscientes ? On sent que la dichotomie analytique entre interne et externe est artificielle.

Questionner la notion de destin nous emporte donc vers des considérations sur la liberté qui nous emportent, à leur tour, vers des considérations sur les contraintes.

[modifier] La loi du Karma

Penser la contrainte dans l'absolu est complexe, car la contrainte est une relation entre quelque chose qui contraint et quelque chose qui est contraint. De plus, comme nous venons de le voir, les notions d'intérieur ou d'extérieur d'une contrainte sont très relatives, chaque contrainte externe existant psychologiquement et chaque contrainte psychologique existant au travers de nos actes. Disposer d'une représentation de la contrainte qui ne fasse pas appel à ces notions d'intérieur et d'extérieur serait donc très utile pour pouvoir, intellectuellement au moins, progresser.

Les hindous ont, pour représenter les contraintes, la notion de loi du Karma. La loi du Karma est la chaîne des causes et des conséquences. C'est une loi universelle qui enchaîne chaque être humain aux conséquences de ses actes, que ces derniers aient été produits dans cette vie ou dans une autre. Dès lors que les actes d'un être humain sont intéressés, ce qui signifie que l'être humain désire profiter des fruits de ses actes, la loi du Karma l'enchaîne. Il se retrouve alors contraint dans les rets du Karma, filet universel qui lie un individu aux autres et aux conséquences de ses actes[7].

[modifier] Comparaison avec la théologie du monothéisme abrahamique

La loi du Karma, si on la regarde du seul point de vue intellectuel, est un outil formidable dans la mesure où elle permet une représentation qui fait collaborer les trois points de vue théologiques précédemment exposés dans le cadre monothéiste abrahamique.

Dans le premier cas, l'homme est libre dans la sphère matérielle. Le Dieu est le créateur mais un créateur "absent" de sa création. La loi du Karma peut être vue de cette manière, comme une loi promulguée par Dieu et qui régit les êtres dans l'univers matériel. Ces derniers sont libres d'agir dans le monde matériel, mais ils doivent supporter la contrainte des conséquences de leurs actes[8]. Notons donc que l'usage de cette loi n'est pas incompatible avec une vision matérialiste du monde (vision qui peut être au final très athée).

Dans le second cas, la loi du Karma peut être vue comme une présence de Dieu au quotidien, comme une loi de Dieu qui est la contrainte posée par Dieu sur les actes des hommes. L'homme possède donc une certaine liberté matérielle, une liberté incomplète car il est enchaîné par les lois divines dont la loi du Karma.

Dans le troisième cas, la loi du Karma peut être vue comme une contrainte complète de Dieu sur l'homme, contrainte dont les écoles de philosophie hindoues veulent se sortir.

La loi du Karma est donc capable de recouvrir les trois modalités de la théologie du destin abrahamique. Cela appelle quelques commentaires :

  • la division analytique de la théologie abrahamique a des aspects artificiels, étant donné que nous pouvons au moyen d'un seul concept et de différentes lectures de ce même concept arriver aux trois conceptions ;
  • la loi du Karma est un concept qui semble parfaitement adapté à l'esprit religieux de l'homme dans le sens où de profondes divergences de vues théologiques peuvent dériver de ce même et unique concept, concept qui peut donc s'adapter à toutes les sensibilités selon leur sentiment religieux, leur niveau sur le chemin spirituel, l'étape de leur vie ou leur niveau de compréhension.

[modifier] Liberté et loi du Karma

La loi du Karma laisse entrevoir le concept de liberté d'une autre façon que le concept de liberté entrevu dans une perspective abrahamique.

D'une certaine façon, tous les êtres sont libres de supporter leur Karma et d'entretenir leur Karma. Au sein du monde matériel, le problème de l'hindou n'est pas de savoir s'il est libre de faire quelque chose, mais s'il supportera ou pas les conséquences de ses actes. Si l'homme veut se libérer, il doit rompre la loi du Karma, en ayant pour but de rompre le cycle des réincarnations.

La liberté ainsi visée est une liberté spirituelle qui n'a que peu de choses à voir avec la liberté matérielle entrevue dans les civilisations abrahamiques. Dans ces civilisations en effet, il semblerait que l'homme place derrière la notion d'« acte » une notion très restreinte correspondant à l'acte lui-même accompli par un ego, sans prise ne compte des conséquences de cet acte. Ainsi, l'homme d'une civilisation abrahamique se pose la question de la liberté de faire un acte, mais ne se pose souvent pas la question de la liberté de supporter ou pas les conséquences de cet acte. La "liberté" au sens abrahamique du terme est appliquée à l'amont de l'acte, mais pas à son aval. La liberté devient alors un concept intellectuel, relatif à l'ego, qui peut, alors, être décliné en "catégories de liberté", soit en capacités de faire un certain type d'actes dans certaines circonstances (vision purement analytique).

L'hindouisme propose une lecture plus globale et plus vivante de l'acte, à la fois plus immédiate et plus subjective : l'acte est à la fois l'acte en lui-même mais aussi les conséquences de l'acte. Ainsi, la liberté dans l'hindouisme est la capacité de se libérer des contraintes venant de l'acte. Peut-être parce que l'hindouisme se méfie de l'ego, la liberté n'est pas envisagée dans ce rapport à l'ego, dans le fait que l'ego ait le droit au non de faire certains actes, mais dans le fait de lier ego, acte et conséquences des actes. Ainsi, se libérer de la loi du Karma signifie se libérer des conséquences des actes et donc, une de voies pour y parvenir est de réduire son ego.

[modifier] Le destin, une tautologie

La notion de "destin" devient donc quasi tautologique dans l'hindouisme : tout homme est amené à suivre la loi du Karma, hormis s'il a en lui la volonté de sortir du Karma et donc d'abdiquer son ego (il entrera alors sur une des nombreuses voies qui visent à cette abdication). Cela passera par exemple par l'abdication du fruit de ses actes (karmayoga), par la dévotion entière et complète à son dieu (bhaktiyoga), etc. Toute âme étant sur le chemin de la libération, même si cette dernière nécessite des milliers de corps physiques, elle ira vers son destin qui est de rejoindre Dieu.

Cette conception est radicalement différente de la conception abrahamique, tout en l'incluant, et elle possède en elle certaines caractéristiques troublantes :

  • elle est simple ;
  • elle est intelligible à différents niveaux ;
  • elle est ouverte à la diversité de l'humanité et des voies, des stades et des âges, et donc elle est multiple ;
  • elle est unique dans la mesure où elle se base sur des lois qu'aucune école hindoue ne remet en cause ;
  • elle est semblable Dieu, une manifestée dans la multiplicité.

L'hindouisme réussit ce tour de force de concilier les contraires dans un même creuset et de faire de la vision abrahamique un "cas particulier".

[modifier] Conclusion

Certaines représentations, peut-être trop usées, font que les religions abrahamiques ont des accents intolérants, non immédiats, complexes qui semblent les réserver aux initiés les plus intelligents, notamment ceux qui ont "compris" tous les tenants et les aboutissants des dogmes les plus nébuleux. Or, il convient parfois de regarder comment les concepts eux-mêmes ont été construits dans d'autres pays, au sein d'autres traditions, la construction même des choses pouvant nous éclairer sur un savoir qui peut s'être perdu au fur et à mesure du temps dans certaines traditions, notamment occidentales.

Dans le cas du complexe problème du destin, l'introduction d'une logique différente nous montre une façon de penser radicalement différente de celle à laquelle nous sommes habitués, une façon de penser qui dénoue les tours intellectuels que nous avons appris à nous jouer. Revenir à l'essentiel de la compréhension des bases de la religion, c'est revenir à l'essentiel du message divin. C'est, aujourd'hui encore, une nécessité, voire un message "révolutionnaire". Plutôt que de parler de tolérance, terme qui exclut l'autre en le rendant "toléré", usons de concepts qui embrassent l'homme dans sa diversité et dans la variété étonnante de ses relations au divin.

[modifier] Notes

  1. Cette conception est compatible avec le matérialisme.
  2. On trouve, dans les histoires soufies, certains contes destinés à bien comprendre cette notion, ou disons, à ne pas la mécomprendre.
  3. C'est typiquement le raisonnement qui est le plus complexe à faire comprendre en Occident : ce n'est pas parce que je ne comprends pas un phénomène qui existe que je me dois de juger ceux qui le comprennent comme des imbéciles.
  4. On pourra citer l'épisode où Jésus tend l'autre joue dont les exégèses multiples cachent souvent mal le manque de compréhension de l'exégète.
  5. Cf. Jung.
  6. Les hindous nomment cela Maya.
  7. Nous n'évoquons ici rapidement qu'un seul des très nombreux aspects de cette loi.
  8. Ceci pilote aussi les réincarnations.