A propos de l'ésotérisme

Un article de Caverne des 1001 nuits.

Sommaire

Introduction

L'étude de l'ésotérisme est une mine d'enseignements, non directement pour ce qu'apportent en elles-mêmes les théories ésotériques (ou ce qu'elles sont censées apporter), mais parce que ces dernières sont révélatrices, entre autres :

  • de traits de l'esprit humain illustrant des patterns de la pensée très particuliers de l'intellect ;
  • de la faculté des hommes à croire des théories intellectuelles ;
  • de la propension des hommes à rechercher des gourous ou plus généralement à se placer au sein d'une hiérarchie.

L'importance de l'étude de l'ésotérisme réside dans le fait que la multitude des théories ésotériques et leur structure fournissent des exemples très pertinents et plus accessibles des schémas de conditionnement fournis par la société en général. C'est pourquoi, la compréhension de patterns de la pensée dans un référentiel ésotérique peut clarifier un certain nombre de patterns sociaux plus généraux, mais basés au fond sur les mêmes modèles.

Dans cette article, nous userons du mot anglais pattern qui représente de manière plus adéquate l'idée que nous voulons employer de "modèle de structures" ou de "modèle de schémas". Un pattern est un concept abstrait qui va se décliner dans un grand nombre de cas n'ayant pas obligatoirement de points communs visibles. Le pattern sera la structure sous-jacente des liens entre les différents concepts. Dans l'ésotérisme comme dans le conditionnement social traditionnel, les patterns sont les mêmes, comme nous allons le voir.

Introduction aux caractéristiques générales de l'ésotérisme

On peut noter en guise d'introduction quelques dimensions de la démarche ésotérique qui portent de nombreux enseignements sur le monde tel qu'il est :

  1. L'ésotérisme produit des représentations et des théories intellectuelles souvent très éloignées de la réalité (dans le sens usuel d'acceptation de ce terme) ;
  2. L'ésotérisme met en perspective les relations entre humains comme des relations hiérarchisées, dans lesquelles le savoir ésotérique caractérise une certaine classe d'humains, postulés supérieurs ;
  3. L'ésotérisme cultive le secret ;
  4. Le savoir ésotérique est difficile à obtenir mais sa possession vaut pouvoir et position hiérarchique.

Analyse des différents patterns de la pensée ésotérique

Introduction

L'approche ésotérique part souvent d'un certain nombre de confusions, de décalages assez fins qui sont assez difficiles à identifier, mais d'une exceptionnelle richesse en enseignement. Les grandes religions monothéistes ont toujours analysé avec beaucoup de finesse les dérives ésotériques, tout en ne reconnaissant pas toujours que leur mode de pensée pouvait être assez proche[1][2][3]. Nous allons revenir sur ces similitudes ainsi que sur ces différences.

Le but de cet article n'est pas de condamner telle ou telle théorie ésotérique et donc de ne pas entrer dans le champs de l'opinion, mais d'identifier les patterns de la "pensée ésotérique" et de voir dans quelles conditions, cette identification peut éclairer notre compréhension du monde.

Premier pattern : la triade constat/problème/solution

Le premier pattern que nous pouvons identifier dans la pensées ésotérique est l'utilisation de la triade bien connue constat/problème/solution. La technique est simple : il s'agit de lier dans un même raisonnement une vérité (celle du constat, la plupart du temps indubitable), le problème résultat de ce constat, et la solution. La deuxième étape, le problème, résulte d'une représentation biaisée du constat. Cette représentation opère un décalage intellectuel partial depuis le constat vers la direction de la solution (celle proposée par la théorie ésotérique en l'occurrence).

Ce mode de pensée est bien connu en philosophie et aussi largement utilisé par cette discipline. Notons que le passage du constat au problème est le lieu très particulier des glissements dans le raisonnement :

  • le constat tient lieu de vérité agréée ; il est donc la caution intellectuelle de la véracité du raisonnement ;
  • le problème est une représentation intellectuelle du constat qui à la fois :
    • ajoute au constat des connotations sous-entendues (notamment relatives à l'importance du débat, à ses possibles implications sur d'autres sujets, à la peur que l'on devrait en avoir, etc.) ;
    • retranche au constat une partie de sa complexité et donc simplifie, conceptualise, la vérité d'une manière tendancieuse.

Comme en philosophie, c'est au travers du passage entre constat et problème que le décalage s'opère, et c'est dans cette transition que l'esprit est souvent le moins vigilant ou le plus paresseux. Dans les doctrines ésotériques, le constat est souvent une vérité difficile à admettre, choquante, non usuelle, allant contre les idées reçues. L'impact n'en est que plus grand. Alors que l'esprit découvre une vérité inhabituelle, il est subjugué et accepte dans le même mouvement la vérité, mais aussi les deux autres étapes de la triade, soit le problème et la solution.

Bien entendu, le passage entre problème et solution est, lui, le lieu de l'exposition de la doctrine. En ésotérisme, ce passage va être vendu sous des auspices matériels (soit dans la perspective d'un gain personnel), comme nous allons le voir.

Deuxième pattern : le mystère

Le deuxième pattern est la nécessaire introduction rapide d'un élément de mystère. Ce dernier sert le plus souvent à appâter le lecteur avec la promesse d'un dévoilement d'un grand secret plus tard dans l'exposé. Le mystère peut être utilisé de plusieurs façons :

  • lors du passage entre constat et problème :
    • le novice ne comprendra alors pas pourquoi le problème est si grave alors qu'il dérive de la vérité qu'on lui a exposé ;
    • il y a, dans ce cas, quelque chose de mystérieux dans les sous-entendus qui environnement le problème ;
  • lors du passage entre problème et solution :
    • dans ce cas, le mystère vient du dévoilement très partiel de la solution qui est, en quelque sorte, le bout du chemin de la théorie ésotérique, le but ;
    • ce but étant jugé très difficile ou inaccessible, le mystère réside dans le détail de la méthode qui mène du problème à la solution.

Notons que cet élément de mystère est une instrumentalisation d'une pulsion très humaine autour de la peur-envie de l'inconnu. Ne pouvant savoir ce que nous allons découvrir, nous projetons ce que nous connaissons de plus merveilleux (imaginations notamment, inconscient collectif, etc.) sur cet inconnu. Cette instrumentalisation a pour but :

  • de rendre l'aspirant avide d'inconnu, et donc docile dans la mesure où il accepte un chemin sans repère et est donc obligé de s'en remettre à une autorité ;
  • de le motiver dans sa quête.

Le mystère est une promesse bien facile, car chacun d'entre nous peut projeter dans le futur ce qui nous ferait plaisir. Le plus les mystère est épais, le plus la théorie ésotérique peut avoir du succès[4].

Troisième pattern : la promesse d'un savoir

L'ésotérisme fait miroiter l'acquisition d'un savoir, ce savoir étant emprunt de mystère. On trouve diverses types de pensées ésotériques en fonction des types de savoir qu'elles promettent :

  • des pensées dans lesquelles le savoir n'est qu'intellectuel :
    • il est le plus souvent transmis de manière livresque, ou par des genres de cours auxquels on peut donner le nom pompeux d'"initiation" ;
    • nous sommes dans une approche que nous pourrions qualifier de "gnostique" ;
    • le savoir en tant que connaissance intellectuelle se suffit à lui-même et le but ultime est d'acquérir ce savoir ;
  • Des pensées un peu plus subtiles dans lesquelles le savoir est un mélange d'intellectuel et de pratique :
    • le savoir intellectuel doit être "digéré" pour être reçu par le novice qui l'a hérité :
    • cette "digestion" se fait le plus souvent au moyen de diverses pratiques ésotériques (méditations, rituels, etc.) ;
  • Des pensées pensées pour lesquelles le but de ce savoir n'est que l'acquisition d'un savoir pratique (comme dans le cas de la magie, des pouvoirs, etc.).

Le savoir aura donc le plus souvent une partie théorique, intellectuelle, et une partie pratique.

Notons que, dans la perspective ésotérique (tout comme d'ailleurs dans la perspective sociale), la quête du savoir est une quête matérielle et non spirituelle et cette nuance est très importante.

Car dans la perspective d'une quête ésotérique du savoir, la relation entre l'homme et le savoir est la même qu'entre l'homme et l'argent : il le désire ardemment, il le chérit quand il le possède, il ne le partage guère qu'avec des gens triés sur le volet suivant des critères tout intellectuels, et il le lègue comme on lègue un bien matériel. La relation de l'homme avec le savoir ésotérique est donc l'un des indicateurs indubitable de la non spiritualité manifeste de l'écrasante majorité des théories ésotériques.

Quatrième pattern : le secret

Ce savoir étant rare, il est précieux ; précieux, il est devenu "secret". Ce savoir secret prend plusieurs formes. Nous en distinguerons trois :

  • la forme primitive du savoir secret : le savoir est caché dans le monde physique ;
    • cela peut être par exemple des livres cachés ou introuvables, des manuscrits perdus qui se copient et se distribuent sous le manteau, etc. ;
    • ceux qui ont le savoir se reconnaissent par des signes, des gestes ou des symboles, etc. ;
  • la forme médiane du savoir secret : le suprême intellect ;
    • sans que cette assomption soit publique, pour comprendre le savoir secret, il faut des dispositions particulières, être en quelque sorte élu, etc. ;
    • bien entendu, ceux qui créent ce savoir secret ou l'ont créé sont souvent les élus (ce qui rend difficile tout jugement d'imposture par exemple[5]) ;
  • la forme subtile du savoir secret : le savoir non caché ;
    • dans cette forme, tout est disponible, mais probablement peu de choses sont véritablement accessibles ou compréhensibles facilement ;
    • d'une certaine façon, ce savoir manifeste qui cache un sens profond est le mode sur lequel fonctionnent toutes les grandes religions.

D'un point de vue purement religieux, il existe un autre type de relation au secret, mais il n'apparaît pas totalement dans ce qu'il est convenu de nommer "ésotérisme", mais plus dans des démarches religieuses de type mystique.

Cinquième pattern : un savoir crypté

Les doctrines ésotériques, loin de vouloir partager un savoir avec le reste de l'humanité, usent souvent de ruses et de subterfuges infantiles pour crypter ce savoir, pour le rendre complexe à appréhender. Bien entendu, certains écrits religieux anciens n'ont pas pour but de crypter le savoir mais ils s'appuient, eux, sur des pré-supposés qui ont été perdus au fil des siècle, laissant le lecteur dans une obligation d'interprétation. Les doctrines ésotériques vont plus loin en cherchant le plus souvent sciemment :

  • soit à crypter le savoir par diverses moyens, un des secrets devenant le moyen de "décrypter" ;
  • soit à décrypter le savoir et donc par exemple à tirer d'un objet public un sens caché.

Le fait de crypter le savoir se fait au travers de méthodes pour le moins classiques :

  • une utilisation particulière de certains mots qui, dans le contexte de la doctrine ésotérique, auront un sens différent du sens usuel ;
  • un vocable fait de néologismes et de concepts très complexes à comprendre pour un novice ;
  • l'utilisation de représentations complexes du monde (panthéons, lois ésotériques, personnages mythiques ou invisibles, plans d'existences, etc.) connues des seuls initiés ;
  • l'utilisation de représentations complexes de l'homme connues des seuls initiés (âme, chakras, etc.) ;
  • l'acceptation indiscutée de méthodes ésotériques merveilleuses (prémonitions, discussions avec les morts, channeling, etc.).

Notons que le but n'est pas que les choses soient intelligibles, mais qu'elles soient complexes. On ne peut tirer profit d'un savoir en tant que pouvoir que dès lors que ce savoir n'est pas simple à acquérir. On trouve cette dérive dans les sciences modernes, voire même dans des domaines très prosaïques comme le droit, ou l'informatique. celui qui connaît en détail les "arcanes" du savoir crypté est légitimé à exercer une certaine autorité.

Sixième pattern : l'appartenance à une élite en droit d'exercer un certain pouvoir

Dans la perspective ésotérique, les détenteurs d'un savoir secret et crypté peuvent légitimement :

  • exercer ce savoir comme un pouvoir, ce qui comprend écrire, enseigner, faire du prosélytisme, jouer le rôle de gourou, etc. ;
  • se sentir appartenir à une "caste" supérieure : celle qui sait ;
  • définir des degrés dans les gens qui ne savent pas, degrés basés sur leur connaissance/compréhension du savoir ésotérique ;
  • construire une organisation hiérarchisée.

Ce pattern joue sur la valorisation de l'ego individuel. La conséquence sociale de ce pattern est de proposer une représentation de la société dans laquelle les personnes sont dans des castes, ces castes étant établies sur base du "degré" de connaissance/compréhension du savoir ésotérique. Nous trouvons ce phénomène :

  • dans les grandes religions qui ont des castes de clercs (hindouisme bien sûr mais aussi judaïsme, christianisme, islam chiite, le cas de l'islam sunnite étant plus ambigu) ;
  • dans des organisations de type politique ;
  • dans des régimes dictatoriaux à l'idéologie forte (communisme, nazisme, fascisme, etc.) ;
  • dans l'organisation de certaines entreprises ;
  • dans l'organisation de la science actuelle ;
  • d'une façon plus générale, dans les castes sociales partageant les mêmes intérêts matériels.

L'aspect intéressant de ce pattern de la pensée est d'affermir une position personnelle et égotique sur la base d'un savoir extérieur que l'on peut exercer dans le monde matériel. En effet, la plupart du temps, le fonctionnement basique de l'ego est de s'affermir en proclamant qu'il a raison et que seuls comptent ses intérêts personnels. Dans le modèle ésotérique basé sur le pouvoir obtenu du savoir secret, c'est un prétexte externe qui vient renforcer les prérogatives de l'ego, un prétexte d'appartenance sociale à la caste des élus. Ainsi, l'ego est à la fois renforcé par ce mécanisme mais aussi peut prétexter la doctrine ésotérique pour exprimer ses travers les plus bas.

Nous voyons que l'intervention du pattern de la pensée de type "pouvoir" cèle à jamais la possibilité que la doctrine ésotérique contienne jamais une once de spiritualité, même si les mots qu'elle emploie emprunte à un certain vocabulaire religieux[6].

Des enseignements concernant la société dans son ensemble

Les patterns de la pensée que nous venons de voir sont emplis d'enseignements intéressants dans un cadre social plus général que le strict cadre des doctrines ésotériques. Les groupes humains, ayant une propension manifeste à la spécialisation d'une part et à la pensée (simpliste) que le monde est à leur image d'autre part, tendent à développer un savoir "ésotérique" localisé à leur groupe qui justifie l'expression des traits peu flatteurs de leur ego (ambitions dévorantes, volonté de puissance, agressivité, etc.).

En particulier, certains modes d'exercice de l'autorité peuvent, dans un certain nombre de cas, être rapportés à des comportements sectaires très voisins des comportements que l'on trouve dans les assemblées ésotériques. Cela vaut pour l'entreprise, pour les cercles divers réunissant des personnes acceptant des hiérarchies et des gourous, en particulier les partis politiques.

Souvenons-nous aussi que l'histoire est emplie de moments où le glissement dans la doctrine et les raisonnements ésotériques devient plus sérieux et plus obscur. Nous citerons le nazisme qui eût de très sombres périodes stricto sensu ésotériques[7], le stalinisme qui manifeste une forme très outrée de culte du gourou et de destruction systématique et récurrente de toute élite, même l'élite du parti lui-même, ou encore plus récemment la lutte américaine contre "l'axe du mal", illustration manifeste d'un glissement dans une pensée ésotérique voire magique.

Notes

  1. Cf. la structuration de la doctrine ésotérique officielle dans le judaïsme au travers du Zohar.
  2. Cf. par exemple Jésus, le porteur d'eau vive, un texte publié par le Vatican.
  3. Cf. Al Ghazali, La délivrance de l'erreur pour l'islam.
  4. Cf. La secte du phénix, de Borges.
  5. Cf. A propos du New Age.
  6. On pourra se souvenir des cas d'Helena Blavatsky ou de Alice Bailey, championnes incontestées de l'ésotérisme "hiérarchique".
  7. Cf. Le matin des magiciens de Louis Pauwels et Jacques Bergier.