A propos de Nietzsche

Un article de Caverne des 1001 nuits.

Il n'y a souvent qu'un pas entre le génie et la folie, pas que Nietzsche a franchi, en glissant progressivement vers l'aliénation mentale la plus pathétique et la plus sombre au fil des années. Quelque part, toute la vie de Nietzsche peut tenir dans cet héritage de son père pasteur protestant, et de son grand-père, pasteur protestant lui aussi. Tout l'excès de Nietzsche est probablement là. Sa folie viendra après, quand cette haine, perpétuellement agitée par un intellect d'une rare puissance, commencera à se généraliser, construisant, par là même, des modèles toujours plus absurdes.

Sommaire

Introduction au cas Nietzsche

Dans la première partie de sa vie, Nietzsche peut étonner par une propension certaine à la clairvoyance, clairvoyance teintée d'une haine du christianisme, de ses dogmes, de ses rites et des « avilissements » qu'il provoque. Nietzsche montre souvent une emphase emprunte de lyrisme poétique. Durant cette période[1], il critique la morale et s'attaque systématiquement aux racines de la société elle-même et de ses mensonges.

Nietzsche se rendra compte rapidement que la critique stérile n'est pas suffisante en philosophie et qu'il lui faut proposer des solutions. Très souvent, dans la philosophie, c'est ce point particulier qui mène le philosophe de la légitimité du constat intelligent à l'absurdité de la théorie qui s'en suit.

L'histoire de la philosophie pourrait malheureusement souvent se résumer ainsi : des constats lumineux suivis de propositions de solutions plus désastreuses encore que le constat obtenu. Seuls des philosophes isolés échappent à la règle, souvent parce qu'ils ne proposent pas de solutions et se contentent de poser des questions sans tenter d'y répondre, ou de poser des questions sur les questions[2].

Dès lors que Nietzsche entrera dans l'optique de créer une théorie ayant pour but d'être la solution aux problèmes de la société, le lecteur averti pourra constater que le constat si clair de Nietzsche s'emplit de confusions, et que les sentiments refoulés de l'homme Nietzsche se déversent dans la création d'un système monstrueux, contre l'homme, pour la folie, contre la réalité. Plus le temps passera, plus Nietzsche écrira de consternantes analyses et de vénéneux raisonnements, issus de ses fantasmes sur le monde, servis par son intellect hors du commun, mais sans direction. La folie l'emportera à l'issu d'un chemin de tourments.

Petit détour par Schopenhauer

La volonté chez Schopenhauer

Nietzsche a beaucoup commenté Schopenhauer qui fut pour lui un maître et il est possible que la notion de la volonté chez Schopenhauer soit le premier concept dont l'interprétation erronée ait pu mener à de si désastreuses théories.

Schopenhauer, dans son œuvre maîtresse[3], prend comme point de départ la remise en cause de la notion même de représentation.

Pour lui, il n'y a pas vraiment de différence entre objet et sujet, dans la mesure où l'objet n'est accessible au sujet qu'au moyen de la représentation. Or la représentation est une démarche totalement subjective, car deux êtres distincts ne représentent pas le même objet de la même façon. L'objet est donc teinté de la subjectivité de son observateur, l'objet est donc subjectif. Schopenhauer en déduira, probablement hâtivement[4], que l'objet n'a donc pas d'existence en soi, sous entendu, l'existence en soi de l'objet nous est inaccessible[5].

De là, Schopenhauer s'intéresse aux représentations en tant qu'elles sont, pour lui, des objets psychologiques nés de notre volonté. Par « volonté », Schopenhauer entend « une volonté aveugle », plus proche de ce que la psychanalyse nommerait une pulsion que d'un véritable acte conscient. L'ambiguïté d'utiliser le mot « volonté » implique une ambiguïté de sens dans la thèse de Schopenhauer où, tantôt la volonté sera « aveugle », tantôt elle sera « consciente ». Dans le second cas, Schopenhauer sera tenté de voir en la volonté une véritable volonté de l'intellect conscient, un « acte ». La volonté est donc multiforme, elle est partout dans la nature, elle s'illustre sur le monde tel qu'il est, et elle n'est pour l'homme qu'expression de la douleur.

Schopenhauer étudie alors les solutions pour se soustraire à la toute puissance de la volonté, cette même volonté qui fait entrer l'homme, au mieux, dans cet ennui mortel de la vie et au pire dans cette farce négative qu'est, pour lui, la vie : - le renoncement est la première solution proposée, mais elle est vite rejetée car trop stérile et ne faisant pas disparaître les « pulsions » de la volonté pour autant[6] ; - l'émotion esthétique d'autre part qui apaise provisoirement la volonté et ses néfastes influences.

On notera que beaucoup de problèmes philosophiques viennent de l'ambiguïté du vocabulaire utilisé par les philosophes. Le fait pour Schopenhauer de rassembler sous un même concept des manifestations humaines différentes est déjà un parti pris qui ne s'agrémente d'aucune démonstration. Ainsi, si réfuter la thèse kantienne de la séparation noumène/phénomène, ou chose en soi/chose pour soi, conduit logiquement à un monde subjectif pur ou objectif pur (les deux notions n'ont plus de raison d'être), ce monde n'en est pas pour autant le fils d'une « volonté » protéiforme, conduisant l'homme à son malheur.

Schopenhauer, le philosophe névrotique

Ainsi, on notera que Schopenhauer, sans le vouloir, est un des premiers philosophes à ouvrir des portes à une pathologie de la pulsion[7] tout en étant le sujet de sa propre étude et, bien entendu, en parlant du monde entier comme atteint du même syndrome que lui-même.

Ce processus est fondamental si l'on veut comprendre un tant soit peu la logique qui mène de brillants esprits déçus de la vie à produire des théories nihilistes : la projection. Ces derniers, depuis Spinoza jusqu'à Sartre, en passant par Schopenhauer et Nietzsche, ont une approche du monde que Jung a terriblement bien décryptée.

Leur analyse du monde obéit à la logique suivante :

  • le monde est imparfait ; il n'est pas comme il devrait être ;
  • c'est de la faute à telle ou telle chose ;
  • voilà la solution pour tous et toutes ;
  • il est désespérant de voir que le monde est sourd aux solutions apportées[8].

Une personne névrosée aura les analyses suivantes :

  • le monde n'est pas comme je voudrais qu'il soit ;
  • c'est de la faute de la religion, de Dieu, de la politique, de tels groupes d'hommes, etc. ;
  • j'ai la solution car je suis apte à donner une solution globale pour toutes et tous.

Bien entendu, le constat possède toujours une part de vérité communément admise et il va sans dire qu'il est argumenté. Les solutions suivent ensuite comme dans un syllogisme alors que souvent, le raisonnement n'y est qu'apparent. Dès lors, si la personne est un philosophe très cultivé et très intellectuel, le fil conducteur de ce discours peut n'être pas très évident à décrypter.

Schopenhauer apparaît donc comme un philosophe névrotique dans la mesure où le sens donné à la notion de volonté est négatif et que cette négativité s'inscrit à la fois :

  • dans une contestation de Kant,
  • dans une filiation à Spinoza (en plus sombre),
  • dans une contestation de l'harmonie de la vie telle que dépeinte dans la religion chrétienne (vision superficielle).

Schopenhauer a donc des « choses à vendre », il est donc un « philosophe anti » qui s'efforce de proposer des solutions sans trop y croire. Il est par rapport à Spinoza ce que sera Nietzsche plus tard par rapport à lui-même. A chaque filiation, nous assistons à une surenchère de malheur et de contestation.

Chose amusante, Freud aura la même démarche que Schopenhauer en étudiant les débordements des pulsions dans le cas de « psychologie morbide », avec comme nuance le fait d'étudier une pathologie et non un cas général. Pourtant Jung et ses successeurs tenteront de réconcilier les pulsions avec l'intellect pour les faire cohabiter en harmonie dans la personne individuée[9].

Une étrange lecture de Kant

Le constat de Schopenhauer est donc intéressant dans la mesure où l'objectif et le subjectif kantiens s'interpénètrent dans une notion commune, nommée volonté ici et plus tard peut-être « pulsion ». Pourtant, Schopenhauer se trompe probablement lorsqu'il prétend s'inscrire en faux contre Kant, car loin d'être une contestation de Kant, il faut se souvenir que la dualité noumène/phénomène n'était pour Kant valable que dans le référentiel de la raison pure, référentiel dans lequel ne se situe pas Schopenhauer en étant beaucoup plus vaste[10].

Il y a là une erreur très usitée sur la lecture kantienne et très mystérieuse : les règles kantiennes issues de la critique de la raison pure ne sont vraies que dans le référentiel de la raison pure, soit dans un domaine abstrait que Kant dépeint comme un modèle formel qui, peut-être, n'existe pas. Kant affirme ne pas être mesure de s'attaquer aux sentiments en raison de la complexité du processus psychique que ces derniers représentent. Kant est donc l'analyste de l'« intellect pur » et c'est dans ce cadre que certains de ses concepts doivent être compris et non dans un autre, plus large.

Cette erreur de lecture est fréquente et elle semble présente chez Schopenhauer comme chez Nietzsche, ce qui là aussi a un côté emblématique : Kant savait que ses raisonnements étaient applicables dans un monde de l'intellect pur mais pas dans un monde « réel » mélangeant intimement intellect et sentiments ; tandis que ni Schopenhauer, ni Nietzsche ne se rendirent compte manifestement qu'il pût exister un monde des sentiments, non forcément intellectuellement assumé (refoulé). D'où :

  • leur confusion légitime lors de la lecture de Kant, confusion leur venant de ce qu'ils étaient ;
  • l'effusion de leurs sentiments sous une forme projective dans leur interprétation négative, voire agressive, du monde qui les entourait[11].

Schopenhauer a donc raison de noter qu'il est difficile de gérer cette volonté, comme le diront plus tard les psychanalystes, mais il est en revanche le seul à trouver une essence structurelle malheureuse à cette dernière.

La volonté de puissance chez Nietzsche

Une interprétation du concept de Schopenhauer

Nietzsche, pour sa part, va interpréter le modèle de Schopenhauer au travers de la notion de « puissance ». En effet, s'il est sensible au constat de son maître qui voyait de la volonté partout dans l'essence des choses, il n'est pas d'accord avec l'analyse nihiliste de ce dernier, et voudrait prendre pour exemple sa propre énergie négative de révolté comme un exemple à une « positivation » de la volonté. Bien sûr, on pourra lire derrière cette mise en scène de force de la volonté, derrière le concept de volonté de puissance, la force de la haine.

Encore une fois, la notion de volonté est instrumentalisée par Nietzsche, après avoir été instrumentalisée par Schopenhauer, cela sans démonstration aucune. La volonté devient volonté de puissance, énergie qui cache mal son attrait pour les torrents de la force merveilleuse qui se dégage de la haine.

Nietzsche serait-il un philosophe de la haine ? En un sens, oui et il est étonnant que les textes d'enseignements ne le dépeignent pas dans son juste jour. Probablement est-ce parce que les thèses de Nietzsche sont conformes avec un certain esprit nihiliste présent dans la société, avec une certaine tendance pour la violence et le mépris, pour la haine de l'autre.

Dans sa lecture de la volonté de Schopenhauer, Nietzsche semble simplifier à outrance la psyché humaine au point de négliger la partie sensible et de l'habiller d'une partie « émotionnelle ». Nietzsche paraît réduire la volonté de Schopenhauer en une volonté au sens courant du terme réduite au sens le plus restreint de la loi de la jungle : la volonté d'étendre sa puissance personnelle.

Refoulement et interprétation

Cette lecture est bien sûr totalement en phase avec sa filiation de Spinoza à Schopenhauer. Quand Nietzsche propose du monde une vision de la loi de la jungle dans lequel le plus fort domine les faibles en raison de sa volonté de puissance supérieure, il attaque à leur fondement les icônes de la religion chrétienne :

  • la défense des faibles,
  • la compassion et la pitié,
  • la négation de la culpabilité structurelle (péché originel).

On notera l'immense confusion qu'opère Nietzsche dans cette interprétation car il mélange :

  • son ressenti personnel refoulé quant au christianisme intolérant et vide dont il souffrit toute son enfance,
  • une interprétation du concept de Schopenhauer qu'il pense comme uniquement intellectuelle.

Le cas Nietzsche est donc bien tout à fait similaire au cas des névrosés : lire le monde selon ses propres traumatismes refoulés ; régler ses comptes avec soi-même dans la projection que l'on fait de ce que l'on ne veut pas connaître de soi sur le monde. La plupart du temps, chez le philosophe, l'état névrotique appelle à une surchauffe de l'intellect dans des activités à consonance théorique. C'est ce que Nietzsche fera avec son « surhomme ».

Le surhomme

Le concept de surhomme est très débattu, encore de nos jours, notamment au travers de certaines connotations que l'histoire lui a agrégé. Nous donnerons notre vision de ce concept.

Ce concept est à la hauteur des prétentions nietzschéennes : le surhomme (qu'il incarne) est la prochaine étape de l'évolution humaine. Le surhomme :

  • ne sera plus sensible aux faiblesses des autres,
  • ne connaîtra plus ni la pitié ni la compassion,
  • ne ne se sentira plus coupable de sa volonté de puissance.

Le surhomme est un fantasme intellectuel de Nietzsche d'un homme froid et individualiste, non soumis à la morale chrétienne. Il est le symbole de ce que Nietzsche envisage pour sa propre libération, faite d'une coercition de soi-même visant à des buts exclusivement personnels.

Le discours de Nietzsche est intéressant à plus d'un titre car il tient à faire prendre au lecteur des vessies pour des lanternes en commençant son combat sur le terrain de la morale. Usant d'une logique adolescente du refus systématique de la morale chrétienne, Nietzsche prend l'axiome que l'homme peut se libérer des "tortionnaires chrétiens" en prenant sur tout point l'exact contrepied de la morale chrétienne :

  • le bien selon la morale chrétienne devient le mal selon la morale nietzschéenne ;
  • la sensibilité aux sentiments devient une tare et non une qualité humaine ;
  • la pitié et la compassion deviennent des sentiments ignobles qui ne témoignent que de la faiblesse de ceux qui les ont ;
  • la volonté de puissance matérielle est une vertu en opposition à la volonté de puissance « spirituelle » vantée par les Evangiles.

Faisant une erreur conceptuelle de fond, Nietzsche ne se rend pas compte qu'il évolue dans le même référentiel que ceux qu'il critique. Cherchant une voie nouvelle, il ne la trouve que dans une opposition stérile qui démontre que les concepts religieux lui ont été mal enseignés. Il mène dès lors un combat niant le Dieu chrétien en entrant dans un travers bien connu de la Chrétienté, sur lequel nous allons revenir.

Une lecture qui appelle aux interprétations personnelles

La lecture de Nietzsche appelle donc à un grand nombre de lectures et d'interprétations personnelles. Car, dès lors que l'on ressent au fond de soi une partie un tant soit peu haineuse ou en rébellion, on peut trouver dans Nietzsche l'espoir de devenir un jour ce surhomme.

Chose extraordinaire, Heidegger, Sartre, Onfray[12], Deleuze, etc., ont tous lu Nietzsche et force est de constater qu'ils n'ont jamais lu la même chose. Car l'oeuvre de Nietzsche ne parle qu'à la rébellion de soi contre le monde, ce qui est une forme de rébellion de soi contre soi-même. Nietzsche est devenu, avec temps, le symbole de la projection en philosophie, le symbole de celui qui accuse les autres de son malheur personnel, comme Zarathoustra, haranguant la foule en les traitant de tous les noms et ne réalisant pas que les choix qu'il avait fait pour lui-même ne s'appliquaient pas aux autres qu'il insultait, que les objectifs qu'il poursuivait lui étaient personnels et non génériques.

Nietzsche a une pensée de type névrotique ce qui explique que tout le monde puisse s'y retrouver ou y "projeter" des choses personnelles. Il est possible de défendre n'importe quelle thèse avec les écrits de Nietzsche, ainsi que l'inverse de n'importe quelle thèse. Ce qui explique que Nietzsche soit sans arrêt "récupéré" par les plus diverses courants de la pensée philosophique ou de la politique.

Lecture théologique de Nietzsche

Introduction formelle

L'histoire de la Chrétienté est riche en enseignements philosophiques pour les philosophes et les historiens que ces derniers soient considérés comme croyants ou non. Car, le dogme catholique ne s'est pas fondé sur rien. En effet, aux premiers temps de l'Eglise romaine, les Pères de l'Eglise furent confrontés à des lectures divergentes (dites souvent ésotériques) des Evangiles, lectures s'appuyant schématiquement sur les éléments suivants :

  • la doctrine officielle n'a rien compris, elle prêche le faux ;
  • seuls les initiés ayant le savoir (ésotérique[13]) peuvent comprendre réellement la Bible ;
  • les hommes sont des âmes punies par Dieu[14] et emprisonnées dans des corps matériels qui se détériorent avec le temps ;
  • le monde n'étant qu'une illusion, les hommes ne doivent s'embarrasser d'aucun code moral mais plutôt profiter du monde matériel comme ils le souhaitent, que cela soit ou non au dépend des autres n'importe pas.

Les créateurs et défenseurs de ces doctrines étaient nommées par les Pères de l'Eglise les gnostiques[15]. Les Pères de l'Eglise voyaient dans ces théories de très nombreux dangers théologiques et sociaux comme :

  • le fait de diviser les hommes entre les détenteurs du savoir ésotérique (auto-proclamés) et les autres et donc de diviser les gens en deux catégories dont les droits étaient fondamentalement différents[16],
  • le fait que la jouissance matérielle du monde pouvait se faire légitimement au détriment des autres dès lors qu'on était un initié et que l'on possédait le savoir ésotérique,
  • le fait que le savoir ésotérique soit un savoir intellectuel et non un savoir du coeur,
  • le fait que l'on nie le Dieu de la Bible.

Rapidement, ces théories furent jugées « sataniques » car elles « divisaient »[17] les gens en catégorie, établissaient une hiérarchie différente de l'égalité devant Dieu, une hiérarchie humaine pouvant porter à nuire à tous ceux qui n'étaient pas en possession du savoir ésotérique.

Le gnosticisme, un phénomène récurrent dans l'histoire de l'humanité

Le gnosticisme n'est pas nouveau dans l'histoire de l'humanité et il réapparaît souvent sous des formes diverses, toujours liées à la négation de Dieu et à la hiérarchisation entre les hommes[18]. Cependant, ce savoir théologique semble s'être un peu perdu dans notre société française.

Le gnosticisme revêt toujours plus ou moins les mêmes tendances :

  • haine de la religion vue comme un asservissement et constitution d'une morale inverse dans le même référentiel,
  • sublimation du rôle de certains hommes (supérieurs) par rapport à d'autres, considérés de facto comme inférieurs,
  • sublimation de l'intellect et négation de l'affect chez l'humain, considéré comme une faiblesse.

Le problème fondamental du gnosticisme est que, quoiqu'il puisse apparaître comme une théorie intellectuelle, il s'appuie nécessairement sur des options théologiques fondamentalement athées, et par conséquent, constitue la polarisation inverse du monothéisme dans son sens le plus large. En d'autres termes, le gnosticisme est une doctrine de type religieux, dans ses fondements, même si son hypothèse est celle d'une non existence de Dieu.

Il est à noter que l'admiration d'Hitler pour Nietzsche peut être lue sous cet angle, non qu'Hitler fût nietzschéen ou que Nietzsche fut hitlérien, mais parce que tous deux avaient les mêmes affinités gnostiques[19] et la même haine pour la religion et pour les personnes « inférieures » (quoique dans les deux cas, les personnes désignées comme inférieures n'aient pas été forcément les mêmes).

Le surhomme ou un autre avatar du gnosticisme

En ce sens, Nietzsche et son surhomme peuvent être vus comme un nouvel avatar du gnosticisme. Car la négation pure et simple, polarisée, de la morale monothéiste induit mécaniquement la création d'une théorie gnostique. Il faudrait certes de nombreux articles pour aller au fond de cette question fort intéressante, mais le fait n'en est pas moins avéré : dès lors que l'on nie certains principes de la morale monothéiste, on « redécouvre » le gnosticisme des premiers siècles de notre ère.

Car tout est un problème de référentiel et seuls deux choix intellectuels se posent :

  • soit Dieu est le centre de tout et tous sont égaux de Dieu[20],
  • soit l'individu est au centre du référentiel et alors la question est « qui décide ? »

Bien entendu, le gnosticisme ne se montre jamais sous ses vrais atours. Ainsi :

  • Nietzsche ne dit pas qu'il construit une théorie égocentrique et mégalomane mais il parle de surhomme ;
  • Nietzsche ne dit pas que ceux qui ne sont pas des surhommes sont des sous-hommes même s'il le pense ;
  • Nietzsche ne dit pas qu'il prône le mal, il vante le bien individuel ;
  • Nietzsche ne dit pas qui décide qui seront les élus (surhommes) et qui ne le seront pas (sous-hommes) ;
  • etc.

Un des traits fondamentaux du gnosticisme est le jeu sur le vocabulaire et sur les registres. Ainsi, chaque mot revêt souvent le sens réel de son opposé (bien veut dire mal, bon veut dire mauvais, pouvoir veut dire esclavage des autres, etc.).

Nietzsche devient le dieu qu'il réfute en devenant le surhomme, et, fort de sa non-connaissance complète de l'histoire des religions qu'il abhorre, se retrouve à reconstruire une théorie revendicative, habillée de philosophie, qui n'en est pas moins profondément gnostique[21] comme le montre cet extrait d'Aurore :

« - Alors j'entrepris quelque chose qui ne pouvait être l'affaire de tout le monde : je descendis dans les profondeurs : je me mis à percer le fond, je commençai à examiner et à saper une vieille confiance, sur quoi, depuis quelques milliers d'années, nous autres philosophes, nous avons l'habitude de construire, comme sur le terrain le plus solide, - et de reconstruire toujours, quoique jusqu'à présent chaque construction se soit effondrée : je commençai à saper notre confiance en la morale. [...] En nous s'accomplit, pour le cas où vous désireriez une formule, - l'autodépassement de la morale.»


Lecture psychologique de Nietzsche

La lecture psychologique de Nietzsche paraît donc la plus "médiane".


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Notons que ces caractéristiques négatives sonnent souvent bien aux jeunes oreilles intellectuelles car elles se parent de l'aura de la force et de la positivité. En l'occurence, elles sont contraires à la réalité de la vie et des compromis de la société. Elles ne génèrent structurellement que de la {frustration} due au décalage entre ce qui est et {ce qui pourrait être}, voir même {ce qui devrait être}.

Issue de la frustration de Nietzsche, le surhomme, que personne ne peut atteindre vraiment, est un rêve de frustré mégalomane. Le surhomme comme but personnel génère une frustration de la même nature que celle qui a créé ce mythe.

Il est de plus une théorie structurellement très inspirée du mysticisme chrétien que Nietzsche connaît bien : le mysique progresse dans sa spiritualité dans le chemin vers Dieu. Nietzsche progresse vers le surhomme dans une mystique de la volonté de puissance. Nietzsche se prend donc pour le Dieu qu'il veut tuer, tout en pensant intimement que le surhomme, c'est lui-même, et qu'il est un maître dans cette spiritualité athée de la puissanceC'est ce que pensera aussi Hitler..

C'est pourquoi, le surhomme n'est qu'un monstre, très difficile à se représenter autrement que comme un homme absurde étendant sa volonté de puissance infiniment sans prendre garde aux autres. Nietzsche fonde les bases d'un monde gouverné par des hommes forts sans foi ni loi (au sens propre !), insensible à l'empathie pour autrui, un monde individualiste et brutal, hyper simpliste ayant oublié une part de sa filiation humaine. Nietzsche est le prédicateur d'un monde moderne dont beaucoup déplorent aujourd'hui les facettes.

Le surhomme n'est plus un homme, c'est une chose monstrueuse et abjecte, persuadée de sa non-humanité, sans morale (hormis la sienne propre), c'est une créature qui prétend se hisser au niveau de Dieu et donc de le concurrencer pour ce qui est de la vie et de la mort sur les "faibles". C'est une {personnalité mana négative}[[Cf. {Dialectique du moi et de l'inconscient} de Jung.]], un gourou inhumain et noir.

Le surhomme ne propose rien de très concret, d'où l'infinie variété des interprétations qui lui sont attachées. En partant d'une lecture fausse de Schopenhauer qui lui même avait mal lu Kant et dont la sensibilité avait été attirée par la morbidité hésitante d'un Spinoza, Nietzsche arrive, avec force raisonnement, à ce monstre, l'homme parfait qui maîtrise son destin, qui est fort, qui ne respecte que ce que lui a décidé de respecter, qui avance malgré les foules d'humains faibles haranguées par Zarathoustra. Le surhomme, c'est l'intellect pur, l'individualiste pur, et quelque part le monstre à l'état pur, l'inhumain par construction.

Car qu'est-ce qu'être humain ? C'est être un mélange de sensibilité et d'intellect, c'est l'être imparfait, c'est l'ouverture aux autres et à leur différence et c'est la recherche de la compréhension de soi, pour éviter de tomber dans la morbidité de Schopenhauer. Quand Nietzsche critique les apports de la civilisation judéo-chrétienne, il interprète comme faiblesse tout amour de soi et des autres. Quelle vision adolescente et révoltée, quel contresens sur l'humain, quelle projection personnelle de son agressivité sur un modèle bancal et haineux !

Modèle:Les héritiers de Nietzsche

Le plus important de tous les personnages historiques à avoir interprété bêtement les ambiguïtés de la doctrine nietzschéenne est Hitler. Le surhomme devient entre ses mains une réalité, un produit qui se vend, s'adopte et qui décide la destruction des «faibles».

Dans cette filiation étonnante[[On pourra lire le très bon roman de Harry Mulisch {Siegfried une idylle noire} pour une hypothèse littéraire très polémique concernant cette filiation.]], Hitler reprend le moindre des concepts : le «renversement des valeurs»[[Voir à ce sujet la stupéfiante étude du régime hitlérien publiée dans {Le matin des magiciens} de Pauwels et Bergier.]] (où Nietzsche crée sa morale personnelle en opposition à la morale judéo-chrétienne qu'il abhorre), le mythe du surhomme, la haine de la religion, et tout simplement la folie.

Bien entendu, pour les admirateurs de Nietzsche, cette association a tout d'un mariage contre nature. Ils n'ont pas tout à fait tort, mais si nous disons qu'Hitler n'était pas Nietzschéen, nous comprenons qu'un esprit comme celui d'Hitler se soit servi des concepts nébuleux de Nietzsche pour bâtir une doctrine de destruction des êtres différents de lui.

Modèle:Conclusion

Nous aimerions dans cet article proposer une vision en demi-teinte de Nietzsche en mettant en lumière le fait que certaines théories sont dangereuses par la nature même des hypothèses qu'elles manipulent. Il exista de nombreux philosophes dans l'histoire de la philosophie qui ne se proposèrent que des outils pour mieux comprendre le monde et non des théories pour flatter l'ego des plus mégalomanes et mépriser légitimement les autres sans les connaître.

Insistons aussi sur le fait que Nietzsche a laissé dans notre culture française un emprunte terrible. Il a fait de son désarroi et de sa haine personnels un symbole universel, représentatif du cheminement obligé de l'homme moderne. D'autres se sont emparés de son œuvre et ont absorbé son message percutant ou poétique comme autant de principes acquis d'avance, comme autant de «paroles d'Evangile» servant de caution à leur supériorité affichée et autoproclamée.

On peut se demander comment on peut encore aujourd'hui se proclamer de Nietzsche ?